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Points aveugles – À propos des soutiens apportés à Claude Lévêque.

Une fois écartée la tentation d’ironiser sur le réflexe grégaire qui anime ses signataires persuadés d’une même voix de ne pas hurler avec la meute, la tribune publiée par Art Press en défense de Claude Lévêque soulève une question sérieuse : le rappel du principe juridique de la présomption d’innocence suffit à régler la question de savoir s’il faut, ou non, continuer ces temps-ci d’exposer les oeuvres de cet artiste ? Réciproquement, la décision (prise notamment par le MAMCO de Genève) de ne pas montrer ces oeuvres équivaut-elle à un acte de censure ? À cet égard, trois points méritent je pense d’être soulignés.

1. Une évidence, d’abord : Claude Lévêque est un artiste vivant, comme sont vivantes les personnes qui l’accusent. Cela signifie bien sûr que l’affaire est en cours, ce qui pourrait inciter à suspendre l’exposition des oeuvres à titre conservatoire, jusqu’à voir établie l’innocence ou la culpabilité de l’artiste (on ne voit pas pourquoi, par défaut, ces oeuvres devraient être montrées, c’est-à-dire préférées à d’autres dans la grande compétition pour l’accès aux cimaises). Mais cela signifie aussi que le choix d’exposer une installation de Claude Lévêque ne peut éviter d’adresser un message aux protagonistes de cette histoire, au risque d’afficher une indifférence blessante eu égard à l’exceptionnelle gravité des actes allégués, ou de sembler présumer que tout cela finira par passer. C’est un premier motif de vigilance : on ne peut choisir d’exposer, sans s’inquiéter de savoir à qui l’on s’adresse, qui croisera ces oeuvres et quelles violences possibles sont encore au travail dans ce que l’on fait voir.

2. Depuis leur naissance, les espaces d’exposition jouent un double rôle : ce sont des lieux de connaissance, présentant au public des oeuvres à raison de leur intérêt esthétique, historique ou documentaire ; et ce sont des lieux de reconnaissance, accordant une consécration aux oeuvres qu’ils accueillent, lestant celles-ci d’une valeur insigne et leur conférant une autorité symbolique certaine. Or, si du point de vue de la connaissance on ne saurait exclure à priori aucun contenu ni aucune oeuvre, on ne peut ignorer la manière dont l’autorité symbolique contribue trop souvent à instaurer cette asymétrie de statuts propice à l’exercice des violences sexuelles : qu’elle soit artistique, intellectuelle, politique… cette aura participe à renforcer l’emprise des prédateurs sexuels, elle invisibilise leurs actes et favorise leur perpétuation. C’est un deuxième motif de vigilance : en pareil cas, on ne peut choisir d’exposer sans se demander à quoi cela conduit ou reconduit, sans s’inquiéter à l’idée de l’usage qui pourrait être fait de cette légitimation ou, en l’espèce, du rôle qu’elle a joué dans le parcours de C.Lévêque.

3. Souligner, pour présenter une oeuvre, que celle-ci ne saurait être confondue avec la vie privée de l’artiste est devenu une figure obligée du débat contemporain. Or, cette distinction, dont on reconnaîtra qu’elle est à la fois utile et précaire, devient dans le cas de C.Lévêque particulièrement problématique. À lire attentivement les enquêtes qui retracent son parcours (on me pardonnera, par exemple, d’être particulièrement sensible au récit glaçant de sa résidence de création dans une école de la Goutte d’Or), il fait peu de doute que l’artiste a non seulement puisé dans sa vie la matière de son oeuvre, mais utilisé son oeuvre comme pièce et instrument pour adopter dans sa vie et vis-à-vis d’enfants des comportements intolérables. Il se pourrait aussi, paradoxalement, que la présence intense dans son travail des thématiques de l’enfance ait contribué autour de lui à une forme d’aveuglement, accréditant chez le spectateur l’idée qu’il y avait là une matière dangereuse mais forcément circonscrite au champ de l’art, contenue dans l’ordre des représentations et transférée sans reste de sa vie dans son oeuvre par le jeu cathartique de l’expression. Notons-le au passage : le principe général selon lequel il faudrait distinguer l’homme de l’oeuvre ne saurait sortir indemne de l’épreuve s’il s’avère que, dans la réception du travail de C.Lévêque, on disculpa longtemps l’homme au nom même de cette séparation, croyant peut-être de bonne foi que ce qui se trouvait dans son art ne pouvait ipso facto avoir place dans sa vie, ou supposant la frontière si étanche qu’elle suffirait à garantir dans l’élément de l’oeuvre le cantonnement de ses fantasmes. Dans ce contexte, renoncer à exposer, ce n’est pas interdire de voir, c’est reconnaître que l’on ne sait plus au juste ce que l’on regarde : une oeuvre, un appât, un leurre ou un tableau de chasse. C’est un troisième motif de vigilance : en pareil cas, on ne peut choisir d’exposer sans se demander si l’on sait bien ce que l’on montre.

Concluons. Montrer ou non : mais à qui, à quelles fins, et quoi au juste ? Au contraire de la présomption d’innocence, aucune de ces inquiétudes n’équivaut à un principe général dont l’application dispenserait, pour trancher, de considérer la singularité du cas – cet élément du singulier qui dessine, au fond, un espace d’échange et de confrontation commun à la décision éthique et au geste artistique ou curatorial. Mais du même coup, qu’Art Press puisse ainsi dissoudre dans l’abstraction d’un principe les considérations d’adresse, d’usage ou de nature d’une oeuvre que soulève le choix d’exposer celle-ci laisse rêveur. Voir les signataires de cette tribune renoncer purement et simplement à se demander ce que fait une exposition ne relève pas seulement de la paresse morale : compte tenu de leurs titres et travaux, je ne peux m’empêcher d’y voir une défaillance professionnelle.


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