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À quel titre punir ?

Surveiller et punir au prisme de son titre.

Surveiller et punir au prisme de son titre.

2014. Texte non publié.

Signe que les temps changent : lorsque Surveiller et punir fut publié par Michel Foucault en 1975, son titre sonnait comme une charge ; aujourd’hui, un lecteur non prévenu pourrait croire à un programme politique. C’est un bon titre, pourtant, et plus retors qu’il y paraît – le petit « et », surtout, recèle quelques pièges. Quelques remarques, en forme d’invitation à lire.

Punir.

Selon la définition traditionnelle, la punition se distingue de la violence par le jugement dont elle procède, par le lien qui s’y établit entre une faute et une règle, laquelle soutient l’autorité du juge et donne ses critères à la décision. Seul problème : ainsi défini, l’acte même de punir n’a d’existence que secondaire. Il devient même invisible, tant son examen se trouve comme résorbé, dissous dans la justification ou la critique des règles qui le fondent et des opérations qui le précèdent – comme si le constat de la valeur des lois ou, à l’inverse, la critique des dénis de justice suffisaient à rendre raison des manières de punir, du régime de sanction régulièrement à l’œuvre dans une société et à une période donnée. « Il faut bien punir » : la formule, maussade, exprimerait assez le type de défense, aux deux sens du mot, qui barre pour Foucault l’accès à cette pratique, pratique dont le caractère inévitable justifierait à lui seul qu’on n’y aille surtout pas voir. Au XIXe siècle, note-t-il, « la punition tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal » ; masquage qu’assurent, d’un côté, l’autonomisation administrative du secteur chargé de l’exécution des peines et, de l’autre côté, la « dénégation théorique » de la pénalité au nom d’une philosophie du droit. A cette défense, le discours sécuritaire actuel semble d’ailleurs donner, sous ses allures « décomplexées », un tour d’écrou supplémentaire puisqu’il s’organise autour, non d’un éloge direct de la punition, mais d’une dénonciation de l’impunité. Cela revient en somme à dire : « il ne faut pas que l’on ne punisse pas » – avalanche de négations qui masque mal un embarras, une inquiétude. Le geste de punir y est certes brandi, mais avec des pincettes, repoussé au plus loin de soi au moment même où on en affirme l’urgente nécessité. Première raison de relire Foucault : il fouille à même cette inquiétude, désensevelit la punition, l’élit au rang d’objet central dont le comment mérite à lui seul qu’on s’y arrête. On a parfois critiqué le détachement avec lequel Surveiller et punir détaille supplices et disciplines ; mais ce qu’il s’agit par là de détacher, d’interrompre, c’est le lien qui reconduit de l’analyse des techniques aux réflexions sur les principes, et détourne de la punition vers la Loi – sans retour.

Punir, punir…

A fouiller ainsi, voilà que tout se complique : de n’être plus ordonné à sa seule justification symbolique, le champ des pratiques punitives laisse apparaître une richesse, une inventivité inattendues, où croissent et multiplient les tactiques, les machines, les dispositifs architecturaux, etc. L’analyse du panoptique, de la chaîne des forçats, de la voiture cellulaire, toutes ces sortes d’eaux-fortes qui scandent Surveiller et punir ont charge de montrer comment, sous la défense mutique que j’évoquais plus haut, croît un imaginaire technologique, sorte de concours Lépine de la sanction. « Sous les moindres figures, chercher non pas un sens, mais une précaution« , écrit Foucault. Les deux registres (celui des principes, celui des techniques) se croisent sans jamais se rencontrer : l’un défend la punition en général, et s’en tient là ; l’autre la disperse en figures particulières, et rêve. Surtout, là où le premier requiert que la punition ait lieu, ait un lieu, corollaire et gage de la simplicité de la loi, le second répond ironiquement : il multiplie le geste de punir et en fait éclater la belle simplicité. De trois manières au moins. 

  • Dans ses limites, d’abord : punir, mais punir quoi ? Qu’il « faille bien punir » ne circonscrit pas à soi seul la sphère du punissable : comme le savait déjà le vieux Kant, l’application d’une règle générale ne peut être entièrement prévue par celle-ci – il y faudrait une autre règle générale, et ainsi de suite à l’infini. Le moment de l’application est donc celui où la loi se risque à se singulariser : s’y opère, subrepticement, toute une sélection des « illégalismes », dont Foucault montre qu’elle répond à des critères variables, où la sensibilité et la demande sociale ont largement leur part. Par exemple, au XVIIIe siècle, on se met à vouloir punir le vol de bois : pourquoi, comment ? Le dogme actuel de la « tolérance zéro », même s’il n’en veut rien savoir, présuppose lui aussi une découpe, une clôture du champ où ce « zéro » se compte. 
  • Punir ensuite : pour quelles fins ?  Manifestation de l’autorité ? Protection de la société ? Réhabilitation de l’infracteur ? Trois options qui pointent vers trois versions de l’unité sociale : la souveraineté qui la rassemble du dessus, l’intégrité face à ce qui la menace du dehors, la communauté se réconciliant avec soi. Trois options, surtout, dont il ne va pas de soi qu’elles soient solidaires, ni même compatibles. A cet égard, l’histoire de la punition pourrait être en grande partie celle des compromis, des synthèses partielles opérées entre ces logiques divergentes. Par exemple, la prison doit une part de son succès à ce qu’elle est censée répondre à la fois aux exigences de la mise à l’écart et à celle du dressement : d’une pierre deux coups, si le mur est à la fois principe de ségrégation, par quoi la pénalité assume son rôle défensif, et principe de transformation, par quoi elle se présente presque comme un outil de réinsertion. Synthèse précaire, pourtant : Foucault, en 1980, remarquera à propos des QHS qu’ils réintroduisent, à l’intérieur même de l’enceinte, la division que la prison se vantait d’avoir dépassée – division entre ségrégation des ennemis et rectification des citoyens, entre « bons et mauvais criminels« , entre « ceux qu’on redresse et ceux qu’on élimine« . 

(Une incise : et la psychanalyse ? La manière dont elle pense la constitution du sujet sous et par la loi n’est-elle pas à son tour une manière de synthèse entre deux de ces fonctions – disons : de penser et poser une souveraineté qui, par le fait même d’être souveraine, soigne et rédime par surcroît ? Question compliquée, Foucault en parle dans La Volonté de savoir, je ne sais pas, je passe).

  • Dernier aspect de l’éclatement du geste de punir, que diagnostique Foucault : il tient à la prise qu’un tel geste doit s’assurer sur les corps. Contention, extorsion, cicatrice, la punition est traduction de la loi à même le corps du condamné, et l’hétérogéneité de ces registres est toujours vertigineuse. Surveiller et punir, il faudrait le montrer longuement, est tout entier traversé par cette question de la punition comme impossible « psycho-physique », tantôt traduction de l’âme dans le corps (dans le supplice classique), et tantôt prise sur le corps pour atteindre l’âme, pour amender l’esprit (dans la prison moderne). Le livre s’ouvre d’ailleurs par là : au programme du supplice imaginé pour punir Damiens, le régicide, fait suite la description de son déroulement effectif, narrée par la Gazette d’Amsterdam. Et patatras : l’écartèlement prévu ne marche pas, les chevaux ne sont pas accoutumés à tirer, il faut en ajouter deux autres, un de ceux attelés aux cuisses tombe sur le pavé, il faut finalement démembrer Damiens à la hache. Le problème classique de l’union de l’âme et du corps, ironiquement, ressurgit – parce que le corps résiste à se laisser désunir comme l’âme des juges l’avait prévu. Dans la modernité, c’est autre chose : la pénalité veut cette fois s’adresser à l’âme ; dans le règlement de maison de correction que Foucault juxtapose au récit de supplice, plus de tendons, de chevaux ni de haches. Mais le livre montrera que cette réorientation de la peine vers l’esprit des condamnés se soutient d’un « investissement politique des corps » d’autant plus général et précis – d’autant plus invisible aussi puisque la dimension corporelle du châtiment, désormais réputée inessentielle, ne trouve qu’à grand’peine à se dire. Voyez la manière dont la surpopulation carcérale est aujourd’hui renvoyée à son silence : au mieux dénoncée comme un archaïsme, au pire excusée comme un expédient.

Dispersion, donc. Toutefois, dans cette manière de détailler les alternatives qui traversent la rationalité pénale, il y a chez Foucault plus qu’un simple goût du détail, comme s’il s’agissait seulement de situer tous les paramètres dont la combinaison permettrait de bien comprendre pourquoi l’on sanctionne comme ceci ou comme cela. Tout se passe au contraire comme si l’examen minutieux des conditions sociales de la pénalité en accroissait l’énigme – en l’espèce, l’irruption de l’incarcération comme forme punitive centrale, au seuil du XIXe siècle : « en moins de vingt ans en tout cas, le principe si clairement formulé à la Constituante de peines spécifiques, ajustées, efficaces, formant dans chaque cas leçon pour tous, est devenu la loi de détention pour toute infraction un peu importante, si du moins elle ne mérite pas la mort« . Mieux on connaît les options, les difficultés et les débats qui entourent l’exécution des peines, moins on comprend pourquoi cette pénalité là s’est imposée abruptement, malgré ses évidents défauts, malgré les critiques qu’elle suscite très tôt, tout de suite. En-deçà de sa justification générale, au-delà de ses difficultés particulières, la punition moderne fait événement.

Punir, ou surveiller ?

A peu près au milieu, alors, le livre bifurque, un nouveau terme apparaît : « disciplines ». La thèse est connue : la naissance de la prison, inexplicable dans le seul cadre de la théorie pénale, doit être rapportée à l’extension d’un ensemble de techniques sociales développées depuis le XVIIe siècle en d’autres lieux (caserne, atelier, hôpital), techniques « disciplinaires » qui visent à « faire croître la grandeur utile des multiplicités » humaines, « en faisant décroître les inconvénients du pouvoir qui, pour les rendre utiles, doit les régir« . Il s’agit en somme d’assurer partout, et en même temps, l’efficacité et la docilité. Ce que l’on remarque rarement, toutefois, c’est que cette thèse de Foucault, loin de dénoncer une modernité vouée à la répression exacerbée, à l’excès punitif, suggère une crise profonde des catégories mêmes de la punition, crise aussi ancienne peut-être que la prison. L’analyse de la « société disciplinaire », c’est en un sens l’analyse d’une société qui superpose au geste de punir des finalités, des procédures qui le font entrer en contradiction avec lui-même, et le minent de l’intérieur :

  • Parce que, mise en place au niveau infrapénal, dans le détail des conduites (on dirait aujourd’hui : « des incivilités ») la discipline « intervient moins au nom de la loi qu’au nom de l’ordre et de la régularité« .
  • Parce que, loin de mettre en œuvre dans l’acte ponctuel d’un jugement le partage binaire du permis et de l’interdit, elle opère en permanence une mesure graduée des comportements, pointant non les fautes, mais les écarts (« ce qui relève de la pénalité disciplinaire, c’est l’inobservation, tout ce qui est inadéquat à la règle, tout ce qui s’en éloigne… est pénalisable le domaine indéfini du non-conforme« ).
  • Parce que, loin de délimiter nettement l’espace d’exécution de la peine en le distinguant de son « dehors » social, l’enfermement les met paradoxalement en communication, en cohérence, introduisant ici et là les mêmes logiques et les mêmes mécanismes. Du même coup, le partage de l’intérieur et de l’extérieur se complique d’une analogie, qui l’annule partiellement : qu’il y ait circulation entre dedans et dehors, entre la prison et la rue, ne date pas donc d’hier. C’est ce que veut dire, sous son lyrisme un peu daté, la fameuse phrase de Foucault : « quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons« .
  • Parce qu’enfin et surtout, la pénalité se donne désormais pour objet et point d’exercice l’infracteur, considéré non dans les fautes qu’il a commises mais dans celles qu’il pourrait commettre, dans le danger qu’il représente potentiellement, remontant ainsi de l’acte vers la totalité d’une existence et d’une individualité. La mise en place, dont Foucault suit fébrilement les étapes dans de multiples textes des années 70, de la notion d' »individu dangereux » au cours du XIXe siècle, constitue à ses yeux une mutation essentielle : surgit « l’idée d’une pénalité qui a pour fonction non pas d’être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs attitudes, de leurs dispositions, du danger qu’elles représentent, au niveau de leurs virtualités possibles« . 

L’apparente platitude du titre choisi par Foucault révèle ici ses pièges : surveiller et punir – mais que veut dire encore punir, s’il s’agit avant tout de surveiller ? Qu’est-ce que la punition, dès lors que son exercice s’inscrit dans un système qui en destabilise les coordonnées fondamentales (la loi, le jugement, la faute, la rupture) ? C’est peut-être sur ce point que l’ouvrage de 1975 est le plus actuel. On dit : « le sentiment d’impunité croît, parce que les jeunes, par exemple, ne prennent plus la mesure de leurs fautes, lesquelles semblent s’inscrire pour eux dans un continuum, ou la réalité se confond avec le virtuel, et les actes accomplis avec leurs fantasmes. Il faut donc marquer la rupture, et manifester l’autorité de la loi, sa hauteur et sa différence : pourquoi pas des centres fermés, où la rupture, justement, se marquerait à même les murs ? » A ce discours d’époque, Foucault répondrait peut-être : « si l’impunité est bien ce que vous dites, faut-il y voir l’écho d’un coupable laxisme, auquel l’emprisonnement devrait mettre un terme, ou n’est-elle pas consciencieusement aménagée par les pratiques punitives elles-mêmes, dont l’emprisonnement est depuis le XIXe siècle la pièce centrale, et qui au nom même de l’exigence de sécurité ont substitué l’ordre aux lois, la mesure aux ruptures, les normes aux interdits, les comportements dangereux aux fautes commises ? Et l’insécurité n’est-elle pas, aujourd’hui, le premier des virtuels ? »

Surveiller, et ( ).

Faisons les comptes : on s’aperçoit que, s’il est question de punition dans Surveiller et punir, c’est un peu comme de l’Arlésienne – comme d’un acte insaisissable, impensable comme tel, échappant à tous les discours qui devraient en encadrer l’exercice. Se tourne-t-on vers la justice ? Mais elle parle d’autre chose, et ne veut connaître que les principes. Vers l’histoire des pratiques ? Mais la punition y paraît éclatée, dispersée, démembrée en figures multiples et contradictoires. Vers la prison, enfin – mais est-il si sûr que la prison se préoccupe de punir ? La prison n’est-elle pas au contraire ce qui verrouille, dans notre société, la possibilité même de punir et de penser la punition ?

On pourrait, sur ce point, se récrier. En décrivant ainsi la substitution progressive d’une logique de surveillance à la vieille notion de châtiment, Foucault nous invite-t-il à revenir au talion ? Souhaite-t-il que l’on abandonne le principe même de l’individualisation des peines, dès lors que celui-ci voue l’acte de juger « à une requalification par le savoir« , et confère un pouvoir exorbitant aux acteurs chargés de dire « mais non, rassurez-vous, n’ayez pas honte de condamner, vous n’allez pas punir, vous allez grâce à moi qui suis médecin (ou psychiatre, ou psychologue) réadapter et guérir » ? La question fut à l’époque posée, en particulier par R.Badinter. Foucault y répond plusieurs fois, prudemment, comme dans ce court article de 1981 :

« Depuis bientôt deux siècles, notre système pénal est mixte. Il veut punir et il entend corriger. Il mêle donc des pratiques juridiques et des pratiques anthropologiques. Aucune société comme la nôtre n’accepterait un retour au « juridique » pur (qui sanctionnerait un acte, sans tenir compte de ce qu’est son auteur) ; ni un glissement à l’anthropologique pur, où seul serait pris en compte le criminel (même en puissance), et indépendamment de son acte. (…) Il faut travailler dans cette fourchette, au moins pour le court terme ».

Curieuse réponse, en forme de question, ou d’énigme sceptique. Curieux éloge du compromis, du bricolage, chez un auteur que l’on croyait attaché à la radicalité et aux systèmes. Eloge cohérent, pourtant : il faut ici rappeler que Foucault s’est toujours, en tant qu’intellectuel, considéré comme celui qui devait radicaliser les inquiétudes de ses contemporains en « rendant difficiles les gestes trop faciles« , en libérant l’espace d’une pratique de tout ce qui pourrait apparaître comme une « solution » théoriquement satisfaisante, ou calculable. Surveiller et punir ne doit donc pas être lu comme une condamnation a priori de toute forme de punition, au nom des contradictions qu’elle enveloppe, mais comme une description systématique des impasses au milieu desquelles le geste de punir est, dans notre société, commis à s’exercer. Dernière raison de lire Foucault : pour se souvenir qu’aucun savoir n’autorise l’institution à se reposer sur la sagesse de ses experts, ni ne dispense d’examiner ce que l’on fait en punissant, ni ne garantit que l’on punira bien.

L’entretien de 1981 que je viens de citer s’appelle « Punir est la chose la plus difficile qui soit« . C’est, là aussi, un bon titre.

Mathieu Potte-Bonneville.

Textes de Foucault cités :

Surveiller et punirnaissance de la prison, Gallimard, 1975.
« La société punitive » (1973), Dits et écrits, T.II, pp.456 sq.
« La vérité et les formes juridiques (IVe conférence) », Dits et écrits, T.II, pp.588 sq.
« Crimes et châtiments en URSS et ailleurs », Dits et écrits, T.II, pp.63 sq.
« Punir est la chose la plus difficile qui soit », Dits et écrits, T.IV, pp.208 sq.


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