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Une pierre sous la langue
Sur Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé.
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Première publication : Mediapart, 26 mars 2008.

Sur : Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997.

Il arrive qu’un livre mène à un livre, qui mène à un livre, comme un secret circule de bouche en bouche dans le dos du pouvoir. C’est une note dans le beau livre de Bernard Sève sur Montaigne (Montaigne, des règles pour l’esprit, PUF, coll. »Philosophie aujourd’hui », 2007) qui m’a conduit jusqu’à Ecrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau (Gallimard, 1997). Evoquant, chez Montaigne, une écriture « en résistance complexe à la domination, résistance qui ne va pas sans quelque dépendance souterraine envers cela même à quoi on prétend résister, Bernard Sève mentionnait en note l’ouvrage de Chamoiseau, le qualifiant de « livre inépuisable« , qui justifiait pour lui de tracer une ligne, un raccourci de quelques siècles entre le gascon et le martiniquais : l’un et l’autre affrontés à la langue dominatrice du Centre, cette langue française dont le brusque raidissement, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, nous barre l’accès aux Essais ; l’un et l’autre éprouvant le dilemme d’avoir à écrire dans cette langue maîtresse, et d’être asservis, ou de choisir une langue faible, facile et teintée d’exotisme, et d’être asservis encore ; l’un et l’autre forgeant peu à peu une langue difficile, jouant des obscurités, de la rigueur syntaxique et du multilinguisme pour construire un espace « que la langue dominante n’investira pas » (Sève). L’un et l’autre touchant à travers ce haut langage à ce que Montaigne appelle la « branloire perenne » du monde, Chamoiseau la Pierre-Monde – ce qui est peut-être exactement la même chose, savoir le monde en tant qu’il excède et défait toute assignation à une identité fixe, à une vérité transparente et unique, laquelle est toujours l’instrument d’un centre et d’une autorité.

Un Montaigne créole ? De fait, Ecrire en pays dominé emprunte bien, pour une part, cette stratégie d’exploration de soi-même qui est celle des Essais, cette façon de choisir d’être « à moi-même la matière de mon livre » pour déceler bientôt dans au coeur de ce « moi-même » des processus, des flux, des dominations et des refus qui nous viennent du dehors et nous traversent de part en part. La forme est, de prime abord, celle des autobiographies littéraires, Chamoiseau écrivant ses premiers émois littéraires et son désir d’écrire, dans un récit ponctué d’une sorte de bibliothèque d’affects puisés dans ses lectures (ce qu’il nomme sa « sentimenthèque » : « De Dos Passos : Tenter toute la rumeur du lieu », « De La Fontaine : Cisèle et amplifie« , « De Montaigne : Naître au monde et aux autres, par la plongée en soi« ). Cet emprunt au genre « biographie d’écrivain », où l’on s’attend à voir une vocation éclore, est toutefois immédiatement saisi par une question qui conteste et déchire le récit attendu : « Comment écrire, dominé ? » Comment écrire, dès lors que la domination n’est pas seulement une gangue extérieure qui laisserait intactes les consciences et les êtres, mais « germe et se développe à l’intérieur même de ce que l’on est« , germination dont la langue est justement le vecteur et l’instrument ? Le récit se dédouble, alors : à la voix de l’auteur se remémorant son enfance et sa découverte des « livres endormis » répond celle du « vieux guerrier« , qui parle du dehors de l’espace littéraire, conte les violences, les humiliations, les escarmouches et les défaites qui scandent l’histoire coloniale du siècle. Voix parallèles, d’abord, tant les histoires semblent se jouer sur des plans entièrement distincts, l’une dans le silence des livres, l’autre à même les corps, jusqu’à ce que l’auteur retrouve dans son récit de formation, et au coeur de ses premières tentatives romanesques, l’asservissement dont le guerrier parle de son côté :

« … j’abordai ma première prose de langue française. Me voilà charroyé. La langue française battant les mornes, les champs de canne, les ravines, les usines. Ne pouvant rien déserter par des voies poétiques, elle s’encaye sur des altérités indescriptibles et sur des hoquets de créole réprimé. Me voilà en dérade. La langue qui ne sait pas quoi mettre dans la bouche des nègres-de-terre, et qui assiège mal les événements de leur esprit. La langue alors, qui impose sa ronde secrète, remodèle le pays, transforme le peuple des cannes à sucre en paysans d’Europe. La langue qui inscrit l’Ailleurs dans le plus intime des battements de paupière« .

(p.86)

Cette impasse est un point de départ : se heurtant à cette dépossession de soi opérée par la langue, Ecrire en pays dominé va raconter comment le refus de s’y résigner peut prendre corps, à la fois, dans des explorations singulières et dans une histoire collective qui emporte les grandes figures littéraires (Césaire, Glissant ou Frankétienne – l’une des forces de Chamoiseau tient à l’intensité avec laquelle il peut admirer), les mouvements politiques et les impasses poétiques (celle des « poètes-doudous » chantant les alizés dans une langue asservie, celle d’une littérature dénonciatrice perdant peu à peu prise à mesure que la domination change de forme).

Mais la force du livre tient au fait que Chamoiseau écrit cette bataille où la langue est à la fois joug et arme, allié et adversaire – de sorte que le livre est à la fois le récit d’une expérimentation littéraire-politique, et son laboratoire même. Il faut lire Ecrire en pays dominé : on y a apprendra, contre la Langue et « l’exclusive mortuaire » à laquelle elle nous contraint (récit bouleversant de Frankétienne ou Confiant brûlant leurs manuscrits francophones avant de pouvoir, enfin, écrire en créole), à suivre toutes ses langues jusqu’à la « Pierre-monde« , « Un total loin des stabilités à tendances closes du Tout et de la Totalité« . Bien autre chose, en tout cas, qu’une identité nationale.

Mathieu Potte-Bonneville


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