Posted in Entretiens 38 min read
Avec Stany Grelet. Première publication : Vacarme n°10, janvier 2000.
Lire sur le site de Vacarme.
Giorgio Agamben est philosophe. Il a notamment théorisé, dans la lignée de Foucault, la « biopolitique ». Une structure de pouvoir très ancienne, dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale et qui n’a cessé de s’épandre depuis, jusqu’à devenir la forme dominante de la politique dans les États modernes : un « état d’exception devenu la règle ». L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), qui désignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe ». L’objet de la souveraineté, selon Giorgio Agamben, c’est non pas la vie qualifiée du citoyen, bavard et bardé de droits, mais la vie nue et réduite au silence des réfugiés, des déportés ou des bannis : celle d’un « homo sacer » exposé sans médiation à l’exercice, sur son corps biologique, d’une force de correction, d’enfermement ou de mort. Au modèle de la cité, censé régir la politique occidentale depuis toujours, il oppose celui du camp, « nomos de la modernité », paradigme de cette « politisation de la vie nue » qui est devenu l’ordinaire du pouvoir. La structure de la politique occidentale, nous dit-il, ça n’est pas la parole, c’est le ban.
Cette thèse a une actualité évidente. Les mesures de santé publique, de mise au travail, de contrôle de l’immigration ou la prohibition des drogues révèlent la nature éminemment biopolitique des politiques publiques contemporaines. Elles s’appliquent précisément à des vies nues prises dans les catégories et les dispositifs d’un pouvoir qui les traitent comme telles – vies exposées et administrées. On pense immédiatement aux sans-papiers, bien sûr, objets de camps très littéraux, très réels. Mais aussi aux usagers de drogues, enjoints au soin ou incarcérés ; aux chômeurs, enjoints au travail ou condamnés à la misère d’un welfare de plus en plus chiche ; ou bien d’autres. Ça n’est sans doute pas un hasard si les récents débats sur le PACS ont vu la prolifération de métaphores animalières. Au Parlement même, cœur théorique des cités parlementaires, le bios cède le pas à la zôè dès qu’on légifère sur des vies.
Mais Giorgio Agamben ne s’en tient pas à un diagnostic conceptuel. À plusieurs reprises, il appelle et annonce, d’une manière assez prophétique, une « autre politique » [2]. Celle-ci se déploiera nécessairement au lieu même où s’exerce la souveraineté moderne, parce qu’on n’y échappe pas. Celle-ci, pour être « autre », devra sinon s’en abstraire, du moins l’affronter, ou le subvertir. Or il se pourrait bien que les groupes les plus exposés au biopouvoir soient en train, depuis l’expérience qu’ils en font et les résistances qu’ils lui opposent, d’inventer l’alternative que Giorgio Agamben appelle de ses vœux. Pris dans les appareils du biopouvoir, sans véritable opportunité d’en sortir (comme échapper au pouvoir médical lorsqu’on est atteint par le VIH, à l’administration du welfare lorsqu’on n’a pas de revenus, aux guichets des préfectures, aux centres de rétention ou aux zones d’attente lorsqu’on n’a pas de papiers, etc. ?), ces groupes inventent une biopolitique mineure, en contrepoint de celle de l’adversaire. En revendiquant de quoi vivre : des traitements anti-rétroviraux, un revenu minimum garanti, des drogues légales et sûres, etc. En affrontant le pouvoir là où il s’exerce : au guichet des administrations, dans les bureaucraties sanitaires, dans les tribunaux ordinaires, etc. En cherchant, en quelque sorte, le bios de leur zôè.
MPB, SG.
Si nous avons souhaité vous rencontrer, c’est en particulier pour vous interroger sur « l’autre versant », si l’on peut dire, de la biopolitique dont vous parlez. Un certain nombre de mouvements – ceux, précisément, dont nous sommes issus ou dont nous sommes proches : celui des sans-papiers, celui des précaires, celui des malades du sida ou celui, émergent, des usagers de drogues – se déploient exactement dans le lieu politique que vous avez identifié : dans cette zone d’indictinction « entre public et privé, corps biologique et corps politique, zôè et bios », dans cet « état d’exception qui est devenu la règle ». Or de ces mouvements vous parlez peu, ou indirectement. Ils rôdent entre vos lignes, mais plutôt comme objets (des camps, du welfare ou du pouvoir médical) que comme sujets. Vous analysez avec précision la biopolitique majeure, celle de l’ennemi, dont vous tracez minutieusement la généalogie, dont le foyer, dites-vous, serait cet « homo sacer », vie nue exposée au pouvoir souverain, et dont vous examinez attentivement les dispositifs, comme le camp ; mais vous délaissez les biopolitiques de riposte ou de réappropriation, les biopolitiques mineures, « notre » biopolitique, pour ainsi dire : celle d’AC !, des collectifs de sans-papiers ou d’Act Up. Vous en pensez pourtant la possibilité, et la nécessité : « C’est », dites-vous, « à partir de ce terrain incertain, de zone opaque d’indifférenciation, que nous devons aujourd’hui retrouver le chemin d’une autre politique, d’un autre corps, d’une autre parole. Je ne saurais renoncer sous aucun prétexte à cette indistinction entre public et privé, corps biologique et corps politique, zôè et bios. C’est là que je dois retrouver mon espace – là, ou en nul autre lieu. Seule une politique partant de cette conscience peut m’intéresser. » Mais vous n’explorez pas les formes concrètes de lutte qui pratiquent, précisément, la politique depuis cette conscience – et cette expérience – de l’état d’exception. Or n’y a-t-il pas là, justement, lorsque des chômeurs réclament un revenu garanti, lorsque des malades du sida exigent des traitements, ou lorsque des usagers de drogue revendiquent des drogues sûres, l’embryon de cette autre biopolitique que vous appelez de vos vœux ?
Giorgio Agamben : Dans un sens, il faudrait plutôt renverser la question. C’est plutôt des acteurs en question qu’il faudrait attendre une réponse. Cela dit, si les mouvements et les sujets dont vous parlez « rôdent entre mes lignes plutôt comme objets que comme sujets », c’est que je vois là un problème majeur : la question du sujet, précisément, que je ne peux concevoir qu’en terme de processus de subjectivation et de désubjectivation – ou plutôt comme un écart ou un reste entre ces processus. Qui est le sujet de cette nouvelle biopolitique, ou plutôt de cette biopolitique mineure dont vous parlez ? C’est un problème toujours essentiel dans la politique classique, lorsqu’il s’agit de trouver qui est le sujet révolutionnaire, par exemple. Il y a des gens qui continuent de poser ce problème dans le sens ancien du terme : celui de la classe, du prolétariat. Ce ne sont pas des problèmes obsolètes, mais dès qu’on se pose sur le nouveau terrain dont on parle, celui du biopouvoir, de la biopolitique, le problème est autrement difficile. Parce que l’État moderne fonctionne, me semble-t-il, comme une espèce de machine à désubjectiver, c’est-à-dire comme une machine qui brouille toutes les identités classiques et, dans le même temps, Foucault le montre bien, comme une machine à recoder, juridiquement notamment, les identités dissoutes : il y a toujours une resubjectivation, une réidentification de ces sujets détruits, de ces sujets vidés de toute identité. Aujourd’hui, il me semble que le terrain politique est une espèce de champ de bataille où se déroulent ces deux processus : en même temps destruction de tout ce qui était identité traditionnelle – je le dis sans aucune nostalgie bien sûr – et resubjectivation immédiate par l’État ; et pas seulement par l’État, mais aussi par les sujets eux-mêmes. C’est ce que vous évoquiez dans votre question : le conflit décisif se joue désormais, pour chacun de ses protagonistes, y compris les nouveaux sujets dont vous parlez, sur le terrain de ce que j’appelle la zôè, la vie biologique. Et en effet il n’en est pas d’autre : il n’est pas question, je crois, de revenir à l’opposition politique classique qui sépare clairement privé et public, corps politique et corps privé, etc. Mais ce terrain est aussi celui qui nous expose aux processus d’assujettissement du biopouvoir. Il y a donc là une ambiguïté, un risque. C’est ce que montrait Foucault : le risque est qu’on se réidentifie, qu’on investisse cette situation d’une nouvelle identité, qu’on produise un sujet nouveau, soit, mais assujetti à l’État, et qu’on reconduise dès lors, malgré soi, ce processus infini de subjectivation et d’assujettissement qui définit justement le biopouvoir. Je crois qu’on ne peut pas échapper au problème.
S’agit-il là d’un risque ou d’une aporie ? Toute subjectivation est-elle fatalement un assujettissement, ou peut-on dégager quelque chose comme une maxime, une recette de subjectivation, qui permettrait d’échapper à l’assujettissement ?
Dans les derniers travaux de Foucault, il y a une aporie qui me semble très intéressante. Il y a d’une part tout le travail sur le « souci de soi » : il faut se soucier de soi, dans toutes les formes de pratique de soi. Et en même temps, à plusieurs reprises, il énonce le thème apparemment opposé : il faut se déprendre de soi. Il dit plusieurs fois : « On est fini dans la vie si l’on s’interroge sur son identité ; l’art de vivre, c’est détruire l’identité, détruire la psychologie. » Donc il y a bien ici une aporie : un souci de soi qui doit aboutir à une déprise de soi. Une manière dont on pourrait poser la question, c’est : qu’est-ce que c’est qu’une pratique de soi, non pas comme processus de subjectivation, mais qui n’aboutirait au contraire qu’à une déprise, qui trouverait son identité uniquement dans une déprise de soi ? Il faudrait pour ainsi dire se tenir en même temps dans ce double mouvement, désubjectivation et subjectivation. Évidemment, c’est un terrain difficile à tenir. Il s’agit vraiment d’identifier cette zone, ce no man’s land qui serait entre un processus de subjectivation et un processus contraire de désubjectivation, entre l’identité et une non-identité. Il faudrait identifier ce terrain, parce que c’est ce terrain qui serait celui d’une nouvelle biopolitique. C’est précisément ce qui fait, à mes yeux, l’intérêt d’un mouvement comme celui des malades du sida. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que là, on ne s’identifie que sur le seuil d’une désubjectivation absolue, qui parfois peut être même le risque de la mort. Il me semble qu’on se tient là dans ce seuil. J’ai essayé un peu dans le livre sur Auschwitz, à propos du témoignage, de voir le témoin comme modèle d’une subjectivité qui ne serait que le sujet de sa propre désubjectivation. Le témoin ne témoigne de rien d’autre que de sa propre désubjectivation. Le rescapé témoigne uniquement pour les Musulmans. Ce qui m’intéressait dans la dernière partie de ce livre, c’était vraiment d’identifier un modèle du sujet comme ce qui reste entre une subjectivation et une désubjectivation, une parole et un mutisme. Ce n’est pas un espace substantiel, c’est plutôt un écart entre deux processus. Mais là ce n’est qu’un début. On touche à peine ici à une nouvelle structure de la subjectivité, mais c’est très compliqué, c’est tout un travail à faire. Il faudrait vraiment… C’est une pratique, pas un principe. Je crois qu’on ne peut pas avoir de principes généraux, sauf être attentif à ne pas retomber dans un processus de re-subjectivation qui serait en même temps un assujettissement, c’est-à-dire n’être un sujet que dans la mesure d’une stratégie ou d’une tactique. C’est pour cela qu’il est très important de voir dans la pratique que chacun ou que les mouvements ont d’eux-mêmes comment se dessinent ces zones possibles. Et ça peut être partout, en travaillant à partir de cette notion de souci de soi chez Foucault, mais en la déplaçant dans d’autres domaines : toute pratique de soi qu’on peut avoir, même cette mystique quotidienne qu’est l’intimité, toutes ces zones où l’on côtoie une zone de non-connaissance ou une zone de désubjectivation, que ce soit la vie sexuelle ou n’importe quel aspect de la vie corporelle. Là on a toujours des figures où un sujet assiste à sa débâcle, côtoie sa désubjectivation, tout cela, ce sont des zones quotidiennes, une mystique quotidienne très banale. Il faut être attentif à tout ce qui nous donnerait une zone de ce genre. C’est encore très vague, mais c’est cela qui donnerait le paradigme d’une biopolitique mineure.
Vous présentez l’identité comme un risque, une erreur du sujet. N’y a-t-il pas, néanmoins, une épaisseur matérielle des identités, ne serait-ce que dans la mesure où l’adversaire nous assigne à elles, que ce soit par la loi (pensez aux lois sur l’immigration) ou par l’insulte (pensez aux injures homophobes), qui les rend pour ainsi dire objectives ? En d’autres termes, quelle marge de désubjectivation nos conditions sociales nous laissent-elles ?
Je travaille en ce moment sur les lettres de Paul. Paul pose le problème : « Qu’est-ce que la vie messianique ? Qu’allons-nous faire maintenant que nous sommes dans le temps messianique ? Qu’allons-nous faire par rapport à l’État ? » Et là il y a ce double mouvement qui a toujours fait problème, qui me semble très intéressant. Paul dit en même temps : « Reste dans la condition sociale, juridique ou identitaire, dans laquelle tu te trouves. Tu es esclave ? Reste esclave. Tu es médecin ? Reste médecin. Tu es femme, tu es marié ? Reste dans la vocation dans laquelle tu as été appelé. » Mais en même temps, il dit : « Tu es esclave ? Ne t’en soucie pas, mais fais-en usage, profites-en. » C’est-à-dire qu’il n’est pas question que tu changes de statut juridique, ou que tu changes ta vie, mais fais-en usage. Il précise ensuite ce qu’il veut dire par cette image très belle : « comme si non », ou « comme non ». C’est-à-dire : « Tu pleures ? Comme si tu ne pleurais pas. Tu te réjouis ? Comme si tu ne te réjouissais pas. Es-tu marié ? Comme non-marié. As-tu acheté une chose ? Comme non-achetée, etc. » Il y a ce thème du « comme non ». Ce n’est même pas « comme si », c’est « comme non ». Littéralement, c’est : « Pleurant, comme non pleurant ; marié, comme non marié ; esclave, comme non esclave. » C’est très intéressant, parce qu’on dirait qu’il appelle usages des conduites de vie qui, en même temps, ne se heurtent pas frontalement au pouvoir – reste dans ta condition juridique, dans ta vocation sociale – mais les transforment complètement dans cette forme du « comme non ». Il me semble que la notion d’usage, en ce sens, est très intéressante : c’est une pratique dont on ne peut pas assigner le sujet. Tu restes esclave, mais, puisque tu en fais usage, sur le mode du comme non, tu n’es plus esclave.
Comment un tel usage pourrait-il être proprement politique, ou sous conditions politiques ? Parce qu’il serait possible d’y voir une conversion de pensée strictement individuelle ou éthique, ou même religieuse, en tout cas singulière et « privée », disons, avec les guillemets. Quelle relation cette conversion vis-à-vis de son propre statut, qui permet de ne plus être un sujet, entretient-elle avec la politique ? En quoi est-ce que ça nécessite de la communauté, de la lutte, du conflit, etc. ?
Bien sûr, on considère parfois ce thème chez Paul comme relevant de l’intériorisation. Mais je ne crois pas du tout qu’il s’agisse de cela. Son problème, c’est au contraire celui de la vie de la communauté messianique à laquelle il s’adresse. Par exemple, ce thème de l’usage, on le voit ressortir sous une forme très forte – une critique du droit – dans le mouvement franciscain, où le problème est celui de la propriété : ces ordres qui pratiquent la pauvreté extrême refusent toute propriété, et en même temps ils doivent faire usage de certains biens. Il y a à cette occasion un conflit très fort avec l’Église, dans le sens où l’Église veut bien admettre qu’ils refusent un droit de propriété qu’il soit un droit de propriété de l’individu, ou un droit de propriété de l’ordre – parce qu’ils le refusent même en temps qu’ordre -, mais elle voudrait qu’ils classifient leur conduite de vie comme droit d’usage. C’est quelque chose qui existe encore : l’usufructus, le droit d’user, en tant que séparé du droit de propriété. Eux insistent au contraire, et c’est là le conflit : ils disent : « Non, ce n’est pas un droit d’usage, c’est de l’usage sans droit. » Ils appellent cela usus pauper, l’usage pauvre. C’est vraiment l’idée d’ouvrir une zone de vie communautaire qui fait usage, mais qui n’a pas de droit, et n’en revendique pas. D’ailleurs, les Franciscains ne critiquent pas la propriété, ils en laissent tous les droits à l’Église : « La propriété ? Nous n’en voulons pas. Nous nous en servons. » On peut donc dire que ce problème est purement politique, ou du moins communautaire.
Néanmoins, est-ce être absolument un hasard si les références que vous convoquez pour penser cette alternative appartiennent à la sphère religieuse ? Par moment, à vous lire, il y a dans la désignation de cette autre politique, ou de cette autre statut du politique, quelque chose comme un ton prophétique. Vous écrivez par exemple : « C’est pourquoi, si l’on nous permet d’avancer une prophétie sur la politique qui s’annonce, celle-ci ne sera plus un combat pour le contrôle ou la conquête de l’État par de nouveaux ou d’anciens sujets sociaux, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique. » Quelle place accordez-vous à ces références et à ce ton-là dans votre travail ?
Ce qui m’intéresse dans les textes de Paul, ce n’est pas tellement le domaine de la religion, mais ce domaine ponctuel qui a affaire avec le religieux mais qui ne coïncide pas avec lui, qui est le messianique, c’est-à-dire un domaine très proche du politique. Là, c’est plutôt un autre auteur qui a été décisif pour moi, qui n’est pas du tout religieux : c’est Walter Benjamin, qui pense le messianique comme paradigme du politique, ou disons du temps historique. C’est plutôt cela dont il est question pour moi. Et je pense en effet que la manière dont, dans la première Thèse sur le concept d’histoire, Benjamin introduit la théologie en tant qu’entité qui, même cachée, doit aider le matérialisme historique à remporter la partie contre ses ennemis, reste un geste très légitime et très actuel, qui nous donne, justement, les moyens de penser autrement le temps et le sujet. Alors vous parliez du prophète… Ces jours-ci, j’étais en train d’écouter les cours enregistrés de Foucault, notamment celui où il distingue quatre figures de la véridiction dans notre culture : le prophète, le sage, le technicien, et puis celui qu’il appelle le parrèsiastès, celui qui a le courage de dire la vérité. Le prophète parle au futur, et non pas en son nom, mais au nom de quelque chose d’autre. Le parrèsiastès, au contraire, avec lequel Foucault s’identifie sans doute, parle en son nom, et doit dire ce qui est vrai maintenant, aujourd’hui. Bien sûr, il dit que ce ne sont pas des figures séparées. Mais moi je revendiquerais plutôt la figure du parrèsiastès que celle du prophète. Bon, le prophète, c’est évidemment très important, et c’est même une catastrophe qu’il ait quitté notre culture : la figure du prophète, c’était celle du leader politique jusqu’à il y a cinquante ans ; il a complètement disparu. Mais en même temps, il me semble qu’on ne peut plus penser un discours qui s’adresse au futur. Il faut penser l’actualité messianique, le kairos, le temps de maintenant. Cela dit, c’est un modèle de temps très compliqué, parce que ce n’est ni le temps à venir – l’eschatologie future, l’éternel -, ni exactement le temps historique, le temps profane, c’est un morceau de temps prélevé sur le temps profane qui, du coup, se transforme. Benjamin écrit quelque part que Marx a sécularisé le temps messianique dans la société sans classes. C’est tout à fait vrai. Mais en même temps avec toutes les apories que cela engendre – les transitions, etc. – c’est une espèce d’écueil sur lequel la Révolution a échoué. On ne dispose pas d’un modèle de temps qui permette de penser cela. En tout cas, je crois que le messianique est toujours profane, jamais religieux. C’est même la crise ultime du religieux, le rabattement du religieux dans le profane. À ce propos, je pense à une revue qui vient d’être publiée en France, par des jeunes gens que je connais, qui s’appelle Tiqqun [4]. Là, c’est vraiment une revue messianique, parce que Tiqqun, dans la cabale de Luria, c’est justement le terme de la rédemption messianique, de la restauration messianique. Ça m’intéresse, parce que c’est une revue extrêmement critique, très politique, qui prend un ton très messianique, mais toujours de manière complètement profane. Ainsi ils appellent Bloom les nouveaux sujets anonymes, les singularités quelconques, évidées, prêtes à tout, qui peuvent se diffuser partout, mais restent insaisissables, sans identité mais réidentifiables à chaque moment. Le problème qu’ils se posent, c’est : « Comment transformer ce Bloom, comment ce Bloom va-t-il opérer le saut au-delà de lui-même ? »
C’est là, peut-être, que nous avons du mal à vous suivre. Non pas sur la posture messianique, mais sur les « singularités quelconques ». Comment dire ? À vous entendre, la biopolitique nouvelle, cette politique qui s’annonce, relève davantage de la fuite ou de la sortie que de la résistance ou du conflit. D’un côté vous identifiez très clairement un ennemi, un adversaire, très massif, très consistant, très cohérent, dont on peut tracer des généalogies longues, dont on peut repérer des dispositifs récurrents, etc. De l’autre, face à la consistance de cet adversaire, tout se passe comme si vous plaidiez pour une sorte de politique de l’inconsistance, de la dissolution, de l’esquive : plutôt que fabriquer des sujets collectifs, il faudrait apprendre à se « déprendre » de soi ; plutôt que revendiquer des droits, il faudrait imaginer des « usages sans droit » ; plutôt qu’affronter l’État, il faudrait s’assumer comme un « non-État », etc. Or a-t-on toujours la latitude de fuir ? Il nous semble que la puissance des appareils biopolitiques (pensez aux politiques de santé publique, à l’administration du welfare, au contrôle de l’immigration, etc) tient précisément à leur force, terrible, de capture. Pour dire ça brutalement, pardonnez-nous, il se pourrait bien que la désubjectivation soit un luxe, dont la possibilité ne s’offre précisément qu’à ceux qui échappent aux appareils du biopouvoir. Comment se déprendre de soi, esquiver la resubjectivation, être un non-État, etc. lorsqu’on est « séropositif », « RMIste » ou « toxicomane », c’est-à-dire pris, littéralement, dans les catégories et les dispositifs du biopouvoir ? N’est-on pas, bien souvent, contraint d’agir comme tels plutôt que comme non, pour reprendre vos termes ? Bref, on peut avoir le sentiment que vous plaidez pour la mobilité et l’esquive, là où la puissance de capture et l’épaisseur matérielle de l’ennemi ne nous laissent pas d’autre choix que de l’affronter.
Je vois bien le problème. Je crois que tout dépend de ce qu’on entend par fuite. C’est un motif que l’on trouve chez Deleuze : la « ligne de fuite », l’éloge de la fuite. Mais vous avez raison de protester. La notion de fuite, ce n’est pas qu’il y ait un ailleurs où on puisse aller. Non, c’est une fuite très particulière. C’est une fuite qui n’a pas d’ailleurs. Où serait l’ailleurs où l’on pourrait s’enfuir ? Dans certains cas, quand le mur de Berlin était debout, par exemple, il y avait des fuites évidentes parce qu’il y avait un mur (mais est-ce qu’il y avait un ailleurs ?). Pour moi, il s’agirait de penser une fuite qui n’implique pas une évasion : un mouvement dans la situation où il a lieu. C’est uniquement en tant que telle que la fuite pourrait avoir une signification politique. Et puis il y a un autre problème qui me semble toucher à la question que vous avez posée. C’est le problème qu’on trouve chez Marx quand il fait la critique de Stirner. Dans l’Idéologie allemande, il consacre plus de cent pages au théoricien de l’anarchie, dont il récuse la distinction entre révolte et révolution. Stirner théorise la révolte en tant qu’acte personnel de soustraction, égoïste. Pour Stirner, la révolution, c’est un acte politique qui vise le conflit contre une institution, alors que la révolte, c’est un acte individuel qui ne vise pas à détruire les institutions. Il suffit tout simplement de laisser l’État être, et ne plus l’affronter : il va se détruire lui-même. Il suffit donc de se soustraire – une fuite. Marx critique très fortement ce motif, mais le fait qu’il lui consacre cent pages montre bien que c’est un problème sérieux. À cette opposition révolte/révolution, il oppose une sorte d’unité entre la révolte et la révolution. Il n’oppose pas un concept politique à un concept anarchico-individuel, il cherche l’unité des deux : ce sera toujours pour des raisons égoïstes, pour ainsi dire de révolte, qu’un prolétaire fera un acte directement politique. Là, même si cela pose d’autres problèmes, j’aurais tendance à penser comme Marx : une espèce d’unité des deux gestes, ou bien d’entre-deux, disons. J’aurais tendance à penser non pas une coupe qui isole la fuite de la révolution, comme on a tendance à le faire, mais que tout acte émanant du besoin singulier d’un individu, le prolétaire, qui n’a aucune identité, aucune substance, sera aussi, quand même, un acte politique. Je crois qu’il ne faut pas opposer action politique et fuite, révolte et révolution, mais essayer de penser l’entre-deux. Mais cela fait problème pour Marx aussi. C’est tout le problème de la classe. La classe n’a pas de conscience, le prolétariat existe en tant que sujet, mais il n’a pas de conscience. D’où le problème léniniste du parti : il faudra quelque chose qui ne soit pas différent de la classe, qui ne soit pas autre chose que la classe, mais qui sera pour ainsi dire l’organe de sa conscience. C’est une aporie, là aussi. Je ne dis pas qu’il y a une solution à ce problème, entre les lignes de fuite qui seraient un geste de révolte, et une ligne purement politique. Ni le modèle parti, ni le modèle d’action sans parti : il y a besoin d’inventer. Parce qu’après on tombe dans le problème de l’organisation politique, du parti-classe, qui va produire un « nous » : le parti est celui qui veille à ce que toute action soit politique et pas personnelle, pas individuelle ; la classe, au contraire, est l’organe d’une infinie production d’actes non politiques, mais de révoltes individuelles. Mais le problème est réel.
C’est d’ailleurs un problème qui se pose, en pratique, à tous ceux qui cherchent à produire du collectif – et à l’occasion du « nous » – en dehors de ces machines à agréger que sont les partis politiques, et sans le secours d’un principe général supérieur, que ce soit la République, la Classe ou l’Homme. Si vacarme se sent proche des associations de malades, de chômeurs ou de précaires, c’est précisément parce qu’elles inventent quelque chose comme une politique à la première personne, dans des formes d’organisation nouvelles, où les distinctions entre le social et le politique, la classe et sa conscience, le singulier et l’universel, etc. s’effacent, et où la signification politique des actes est immanente aux actes eux-mêmes.
Oui. Il faut inventer une pratique qui briserait la coque de ces représentations. Sûrement pas un sujet substantiel à identifier, mais autre chose, qu’il me semble avoir trouvé chez Paul, pour revenir au travail en cours. Paul a affaire avec la loi juive qui partage les hommes en Juifs et non-Juifs, Juifs et Goyim. Qu’est-ce qu’il va faire avec cette division ? On présente souvent Paul comme si c’était le mentor de l’universalisme, quelqu’un qui aurait opposé à ces divisions-là juif/non-juif un nouveau principe universel, père de l’Église catholique, c’est-à-dire universelle. Or quand on regarde son travail de près, c’est exactement le contraire. Face à cette division imposée par la loi (il considère au fond la loi comme ce qui divise, ce qui partage, juif/non-juif, mais aussi citoyen/non-citoyen, etc.), au lieu d’opposer comme on aurait tendance, nous, au temps des droits de l’homme, un principe universel contre le partage ethnique, il fait une chose très subtile : il divise la division même. La loi divise en Juifs et non-Juifs ? Eh bien moi je vais couper cette division par une autre coupe. Il y en a plusieurs, par exemple juif selon la chair et juif selon l’esprit, le souffle. Cette coupe chair/souffle va diviser la division exhaustive qui partageait l’humanité entre Juifs et non-Juifs. Ce nouveau partage va produire des Juifs qui ne sont pas juifs, parce que ce sont des Juifs qui sont juifs selon la chair, et non selon l’esprit, et des Goïm qui sont goïm selon la chair, mais pas goïm selon l’esprit. C’est-à-dire qu’il va produire un reste. Paul introduit un reste dans cette division Juif/non-Juif. C’est une espèce de coupe qui coupe la ligne même. Donc, au fond, c’est beaucoup plus intéressant : il n’oppose pas un universel, il met en échec la division de la loi, il introduit un reste. Parce que le Juif selon l’esprit, il n’est pas non-juif, il est aussi juif, mais on pourrait dire que c’est une espèce de non-non-Juif. Partout, Paul travaille comme cela : il divise la division au lieu de proposer un principe universel. Et ce qui reste, c’est le sujet nouveau, mais indéfinissable, toujours en reste parce qu’il peut être de tous les côtés, du côté des non-Juifs, du côté des Juifs. Il y a là quelque chose de précieux pour se représenter aujourd’hui une notion de peuple, et peut-être aussi pour penser ce que Deleuze disait quand il parlait de peuple mineur, du peuple en tant que minoritaire. C’est moins un problème de minorités, qu’une présentation du peuple comme étant toujours en reste par rapport à une division, quelque chose qui reste ou résiste à une division – pas comme une substance, mais comme un écart. Il s’agirait de procéder plutôt comme cela, par division de la division, plutôt qu’en se demandant : « Quel serait le principe universel communautaire qui pourrait nous permettre de nous retrouver ensemble ? » Au contraire. Il s’agit, face aux divisions que la loi introduit, aux coupes que la loi fait continuellement, de travailler ce qui fait échec en résistant, en restant – résister, rester, c’est la même racine.
C’est exactement ce qui s’est passé en France autour des sans-papiers. La loi définissait des critères, et tout le travail a consisté non pas à invoquer un principe d’hospitalité général, mais à montrer que tous les critères produisaient des situations qui ne correspondaient plus à aucun : des gens inexpulsables et irrégularisables, etc. Finalement, la stratégie des associations a consisté à montrer que l’on pouvait démultiplier les critères de façon telle que personne ne correspond exactement à l’alternative entre clandestin et régulier. Il y a une ligne de repère qui ressort de ça.
C’est ce qui m’a frappé chez Paul. C’est ce qu’on trouve dans la Bible, dans la figure du prophète : le prophète parle toujours d’un reste d’Israël. C’est-à-dire qu’il s’adresse à Israël comme à un tout, mais lui annonce que « seul un reste sera sauvé ». C’est ce qui se joue chez Isaïe, chez Amos, dans le discours prophétique. On dirait là que ce n’est pas une portion numérique, mais la figure que tout peuple doit prendre dans l’instant décisif – en l’occurrence, le salut ou l’élection, mais cela peut être n’importe quoi d’autre. Le peuple doit se produire en reste, prendre la figure de ce reste. Il faut toujours le voir dans une situation déterminée : qu’est-ce qui, dans une telle situation, se poserait en tant que reste ? Cela ne correspond pas à la distinction majorité/minorité. C’est autre chose. Tout peuple prend cette figure si l’instant est vraiment décisif.
Cela dit, quelle place reste-t-il aux « situations déterminées » et aux « instants décisifs », justement, dans une critique de l’époque aussi radicale que la vôtre ? À vous lire, vous penchez davantage du côté de l’aporie, de l’impasse et de l’échec – notamment dans la manière dont vous renvoyez dos à dos, là encore à partir de Debord, les figures du totalitarisme et de la démocratie – que du côté de l’opportunité, du coup, du kairos, comme vous dites. Dans vos livres, vous évoquiez notamment une « expérience de l’impuissance absolue », et « la solitude et le mutisme là où nous nous attendions à la communauté et au langage ». À quoi pensiez-vous ?
On m’a souvent reproché, ou du moins attribué, ce pessimisme dont peut-être je ne me rends pas compte. Mais moi je ne le vois pas comme cela. Il y a une phrase de Marx que Debord cite aussi, que j’aime bien, c’est : « La situation désespérée de la société dans laquelle je vis me remplit d’espoir. » Je partage cette vision : l’espoir est donné pour les désespérés. Je ne me vois pas si pessimiste. Non, pour répondre à votre question, je pensais à l’horrible situation politique des années 1980. Je pense aussi à la guerre du Golfe et aux guerres qui ont suivi, en Yougoslavie notamment. Disons que la nouvelle figure de la domination se dessine maintenant assez bien. C’est au fond la première fois qu’on voit aussi nettement en œuvre le modèle spectaculaire. Pas seulement dans les médias : il est pour ainsi dire mis en œuvre politiquement. Simone Weil dit quelque part que c’est une faute de considérer la guerre comme un fait qui concerne la politique extérieure – il faut la considérer aussi comme un fait de politique interne. Or il me semble que, dans ces guerres-là, on a précisément une absolue indétermination, une absolue indiscernabilité entre politique interne et politique extérieure. Maintenant, ces choses sont devenues triviales. On les trouve dans la bouche des experts : la politique extérieure et la politique intérieure, c’est la même chose. Mais j’insiste : il n’y a là aucun pessimisme psychologique ou personnel. C’est d’ailleurs une autre manière de poser le problème du sujet. C’est au fond ce que j’aime beaucoup chez Simondon : on peut penser qu’il pense l’individuation, toujours, comme coexistence entre une principe individuel et personnel et un principe impersonnel, non-individuel. C’est-à-dire qu’une vie est toujours faite de deux phases en même temps, personnelle et impersonnelle. Elles sont toujours en rapport, même si elles sont nettement séparées. Je crois qu’on pourrait appeler l’impersonnel l’ordre de la puissance impersonnelle avec laquelle toute vie est en rapport. Et on pourrait appeler désubjectivation cette expérience qu’on fait tous les jours de côtoyer une puissance impersonnelle, quelque chose qui en même temps nous dépasse et nous fait vivre. Voilà, il me semble que la question de l’art de vivre, ce serait : comment être en rapport avec cette puissance impersonnelle ? Comment le sujet saura être en rapport avec sa puissance, qui ne lui appartient pas, qui le dépasse ? C’est un problème poétique, pour ainsi dire. Les Romains appelaient cela le génie, principe impersonnel fécond, qui permet d’engendrer une vie. Là aussi, c’est un modèle possible. Le sujet ne serait ni le sujet conscient, ni la puissance impersonnelle, mais ce qui se tient entre les deux. La désubjectivation n’a pas seulement un aspect sombre, obscur. Elle n’est pas simplement la destruction de toute subjectivité. Il y aussi cet autre pôle, plus fécond et poétique, où le sujet n’est que le sujet de sa propre désubjectivation. Permettez-moi, donc, de refuser votre accusation : je suis sûr que vous êtes plus pessimistes que moi…