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Tenir debout quand le monde pivote
Sur Bruno Latour, Où Atterrir ?
Posted in Lectures 5 min read
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Première publication : Le Monde, 16 novembre 2017.

Sur : Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

Schématique : l’adjectif, qui pourrait d’abord sonner comme un reproche, convient pour trois raisons au dernier ouvrage de Bruno Latour. À son style d’abord, heurté, composite, risquant à la hâte des formules dont le dépli exigerait ailleurs des réserves et des précautions : dire qu’à l’expérience des migrants qui ont quitté leurs terres fait écho celle d’habitants des pays riches « quittés par leur pays » du fait du changement climatique, pourrait sembler une provocation si l’idée n’était avancée avec la brusquerie de qui n’a pas le temps, parce que l’urgence est à sonner l’alarme en affirmant que nos destins sont liés plutôt qu’à raffiner les livres (« we’ve read enough books », prévient l’exergue). Schématique, Où atterrir ?  l’est aussi par sa pointe polémique, accusation lourde portée contre des responsables politiques et économiques mondiaux ici soupçonnés d’avoir, depuis vingt ans, organisé à la fois leur insolvabilité et leur impunité, en masquant au reste du monde l’épuisement des ressources pour mieux faire main basse sur celles-ci. Cette hypothèse relève, admet Latour, de la « politique-fiction », mais son enjeu est de souligner la corrélation aveuglante entre explosion des inégalités et persistance du climatoscepticisme, offensives jumelles dont Trump est désormais le nom, mais dont les adversaires sont restés trop longtemps dispersés. Enfin, sur son versant descriptif, le livre s’organise tout entier autour d’un schéma, sorte de produit en croix du monde où se croisent deux axes orthogonaux. Si le premier axe figure les pôles du débat traditionnel, hérité des Lumières, sur le sens de l’histoire (ici l’enracinement local, là la dynamique expansive de la mondialisation), le second fait apparaître une autre polarité, entre la Terre et le « hors-sol », dont l’émergence a changé la donne : le bouleversement climatique impose des manières de se soucier du monde qui ne coïncident pas avec l’ancien cosmopolitisme, et des façons de se découvrir solidaire de réalités locales qui ne se confondent pas avec les politiques de l’identité ou du « pays réel ».

À suivre la démonstration, on comprend que le choix d’être schématique est moins lié à la vitesse d’écriture ou au souci d’intervenir dans le débat public, qu’au registre précis où Latour situe son propos, pour cerner la transformation de l’affrontement politique. La référence surprendra peut-être, s’agissant de l’auteur de Nous n’avons jamais été modernes : Où atterrir ?  est un livre profondément kantien. Chez Kant, le schématisme (faculté qui s’illustre notamment dans les schémas et les tableaux) est cette capacité de faire le lien entre les concepts, nécessairement abstraits, et le vif de la perception sensible où nous parvient l’expérience du monde : une idée étant donnée, comment lui associer une figure, quel correspondant spatial en tracer ? Or tout l’effort de Latour, toute l’énergie mise dans ses croquis, ses fictions et ses formules à la six-quatre-deux, consiste justement à montrer comment l’on s’épuise aujourd’hui à remuer les seules idées, à redistribuer des notions (égalité, progressisme, enracinement, émancipation…) quand le problème ne tient pas à leurs rapports entre elles, mais à la façon dont elles se rapportent les unes et les autres au monde – ici comme à une surface passive et inépuisable, là comme à un système où nous sommes « des terrestres au milieu des terrestres ». 

L’expression de « sensibilités politiques » trouve du coup un sens littéral : après tout, la droite et la gauche, avant de désigner des corpus idéologiques, sont des façons de se repérer dans l’espace, et Latour appelle moins ici à « dépasser le clivage droite-gauche » qu’à décrire la manière dont, de fait, quelque chose dans notre perception des directions à suivre a déjà pivoté, du fait de l’irruption de la Terre sur la scène politique et de l’attraction qu’elle exerce sur nos repères traditionnels. Avec une insistance remarquable, revient dans le débat contemporain une question dont Kant (encore lui !) faisait la clé de la modernité : comment s’orienter dans la pensée ? Voici quelques mois, le philosophe Pierre Macherey intitulait S’orienter (Kimé) un essai pénétrant, décrivant comment la dynamique de nos attirances et de nos répulsions travaille de manière souterraine notre vie psychique censément gouvernée par la volonté et l’objectivité. De même, Bruno Latour pose un diagnostic essentiel : notre politique est, au sens strict, déboussolée parce que nous tardons à reconnaître combien les enjeux qui la polarisent et orientent l’aiguille de nos décisions collectives ont changé sans recours. Le titre choisi, Où atterrir ? n’a pas d’autre sens : si l’on ne peut naviguer sans instruments de mesure (autrement dit, sans l’apport explicatif des sciences sociales, dont l’indispensable tâche descriptive est rappelée au terme de l’ouvrage), on risque le crash à le faire sans boussole, et tracer un nouveau plan de vol vaut bien quelques risques théoriques si l’on admet qu’en-dessous de nous, la Terre elle-même a bougé.

Mathieu Potte-Bonneville


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