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David Lynch, corps et âme

Cinéma et philosophie - avec Pierre Zaoui.

Cinéma et philosophie - avec Pierre Zaoui.

Première publication : J.-C. Vergne, P.Zaoui, M.Potte-Bonneville, David Lynch, Man Waking From a Dream, catalogue de l’exposition au Frac Auvergne, 2012.

« Mais ça commence avec le désir ».

David Lynch, Mon histoire vraie

« Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ».

Spinoza, Ethique

On ne cesse de s’interroger pour savoir si l’art de David Lynch est avant tout un art cérébral et savamment construit, ou un art des affects librement conduit par les rencontres de hasard de l’émotivité ou de l’intuition sensible. Un art soumettant les images et les corps aux poupées russes du sens, à l’aplat des mots, à la chaîne hyper-maîtrisée d’une narration sophistiquée, aux mondes cohérents et à double-fond de la signification, ouvrant ainsi au vertige d’une herméneutique sans fin de ses œuvres plastiques comme cinématographiques ? Ou à l’opposé un art des corps et de la sensation renvoyant toute narration à ses fantasmes dérisoires de contrôle, disloquant la chaine signifiante des mots sous le jeu sans fin de la figuration et de la défiguration (au sens où la figura désigne classiquement tantôt l’imitation sensible, tantôt l’artifice ou l’idea ; et la défiguration un acte non de négation mais de déformation de ce modèle sensible et intelligible) ? Donc un art faisant remonter les abîmes du sens à la surface des aplats de couleur,  ou les perdant pour de bon tantôt dans l’ambiance a-signifiante de halos de lumière ou dans les trous ouverts de corps sur-sexués, désarticulant l’histoire sous les rencontres et les connexions topologiques des organes — tête et tronc, bras et arbre, corps humain et corps d’insecte ? Un art de la diégèse, fut-elle sur-compliquée, créant et détruisant à chaque instant des univers narratifs, ou un art de la mimesis, fut-elle défigurative et dynamique, transformant le plan du dessin, de la lithographie ou du film en une pulvérisation d’objets partiels tantôt fusionnant, tantôt se détachant les uns des autres ? En bref, faut-il voir en David Lynch un enfant de Méliès, de l’image-mouvement narrative, et voir ses dessins et ses lithographies comme des coupes instantanées ou des extraits de récits plus vastes, de mondes diégétiques singuliers, ou au contraire, un enfant de Bacon, c’est-à-dire chercher avant tout dans son œuvre une « logique de la sensation » vouée à la saisie d’affects purs, d’une « pitié pour la viande » (pour le corps réduit à l’état de viande par le désir et la souffrance), d’une nouvelle « hystérie de la couleur » interdisant d’avance toute interprétation trop intellectuelle, pour reprendre les analyses de Deleuze à propos du peintre anglais, et ainsi voir essentiellement les films de Lynch comme des tableaux en mouvement ?

D.Lynch, Two Figures in Bed.

Parions pourtant qu’à poser la question en ces termes on risque de s’interroger encore longtemps, sans fin. Tant il est évident qu’on peut démontrer avec autant de force et d’arguments convaincants l’une et l’autre de ces deux lectures, suivant la perspective adoptée. Soit, par exemple, la lithographie Two figures in bed (2007). Explicitement, ce sont à la fois une réappropriation de et un hommage à Two figures de Bacon (1953) : les corps là aussi se fondent l’un dans l’autre configurant leur propre Umwelt, espace ambiant de désir et de douleur, en rempart contre toute perception extérieure, réduite elle-même à osciller mais suivant d’autres coordonnées. Mais presque aussi explicitement on peut voir là une répétition quintessenciée de la scène d’amour hétérosexuelle, magnifique et brutale, entre Dorothy et Jeffrey dans Blue velvet, tout comme de la scène d’amour homosexuelle, aussi terriblement érotique que lourde de catastrophes à venir, entre Betty/Diane et Rita/Camilla dans Mulholland drive, inscrivant d’emblée cette image dans le monde lynchien des désirs interdits, dangereux, merveilleux, au sein duquel les genres s’estompent autant que la frontière entre réalité et fantasme. Donc d’un côté, une image-citation qui arrache les corps à toute histoire, sinon celle de l’art, de l’autre une image-reprise répétant une histoire à la fois même et autre de désir et d’angoisse. Or bien impossible de dire ici quelle lecture est la plus vraie d’autant qu’il n’est pas sûr que ces deux scènes fameuses de Lynch ne soient pas elles-mêmes filmées déjà sous influence de cette peinture baconienne, comme il n’est pas sûr que ce remake de Bacon ne soit pas une tentative de sortir de la narrativité filmique — on n’y retrouve pas les stries de lumière essentielles chez Bacon comme dans les films de Lynch, ni les draps blancs, seulement une tache noire-sang comme si tout était donné ici, dans la lithographie, sans souci de répéter une même histoire : juste une capture muette et im-monde au sens propre ou beckettien, c’est-à-dire dépourvu de monde — deux corps à la dérive, « les lits d’amour sont seuls au monde » comme dit Norge.

Rideaux. –  Regarde : la disparition est la loi du cinéma. Invisibilité du support, photogrammes évanouis dans le défilement de l’image, dissipés dans l’immatérialité des fichiers numériques, dispersés dans l’ubiquité des projections simultanées, hors-lieu, partout en même temps. Eclipse des images résorbées à leur tour dans le récit qu’elles déroulent, et des acteurs transfigurés en personnages. Abstraction du récit et des personnages mêmes, repliés dans le point sans épaisseur du pitch ou dans l’implosion d’une explication finale – explication que publicitaires et commentateurs s’appliqueront bientôt à faire disparaître dans la leçon censée en tenir lieu, dans la morale qu’un slogan suffirait à résumer. Si le cinéma est né dans les baraques foraines, à côté de la scène où s’exhibent les monstres, c’est qu’il est inséparable de ce tour de passe-passe où d’un même geste on efface ce qu’on fait mine de montrer, de cette dialectique où la mise en présence immédiate du phénomène vaut négation d’un ici et maintenant devenus formes vides : Hegel en a rêvé, Georges Meliès l’a fait. La douleur d’Elephant man vaut, à ce titre, origine du cinéma, tant Joseph Merrick souffre moins d’être vu que d’être dissipé par les regards qui le traversent, ne voient de lui que son corps, mais ne voient son corps que comme celui d’un animal ; et les rideaux qui, dans notre enfance, masquaient l’écran au public avant les projections n’ouvrent, comme la harangue du bateleur de foire, que sur le néant d’une promesse déçue, sur la sidération exorbitée de ne pas voir ce que l’on voit. 

Il s’agit donc de retourner le cinéma, d’interrompre et de renverser cet emboîtement de disparitions successives, de défaire aussi ce nœud qui, dans le désir des spectateurs, entrelace l’appétit de regarder à la hantise de voir. Il s’agit de briser le legato de la représentation, de rendre l’image à son intransitivité de pierre dure, à sa raideur de bûche : « Un jour j’ai demandé à David : qu’est-ce que représente Sailor et Lula ? et il m’a répondu : une heure quarante-cinq de pellicule, à peu près ». Aussi les rideaux qui encadrent la chambre de Blue Velvet, les tentures du club Silencio ou celles de la red room où rêve Dale Cooper dans Twin Peaks, le sac de jute où Joseph Merrick enfouit son visage, valent-ils d’abord en ce que bloquant le regard, ils lui imposent un point d’arrêt indéchirable. Son opacité même fait signe à une série de refus obligeant le public à rebrousser chemin, à renoncer à la série de disparitions sur lesquelles il compte pour s’éviter de voir – le conte sera sans morale, l’explication ne viendra pas, le récit sera démembré et quand bien même Lynch abandonne la pellicule, faisant le choix du numérique, il ne cesse d’alerter : dans un pastiche hilarant des publicités pour l’Iphone, il explique d’une voix calme et affligée, derrière un micro et devant un rideau rouge que l’on ne saurait faire l’expérience d’un film sur « un putain de téléphone », qu’il y a là une attristante tricherie (« you think you have experienced the film, but you’ll be cheated, it’s such a sadness, you think you’ve seen a film on a fucking telephone – get real. »). Cette tricherie, pourtant, n’est pas incidente, et il ne suffit pas de lui opposer la nostalgie des salles obscures : parce qu’elle fait corps avec le cinéma même, c’est de l’intérieur de ce dernier qu’il faudra déployer les moyens propres à faire l’expérience du film, à rendre sensible, intolérablement sensible, la présence et les états du corps. Les héroïnes de Lynch peuvent bien être diaphanes ou séduisantes, get real : ma bûche a quelque chose à vous dire.

D.Lynch, Twin Peaks.

On pourrait généraliser ce chassé-croisé du renvoi signifiant et de l’image-corps a-signifiante. Car en un sens toutes les histoires que nous racontent les films de David Lynch sont parfaitement banales, comme dit Diane Arnaud. Elles ne font que rejouer des histoires mille fois connues de tous : la douleur de la différence, l’ambivalence du désir, la jalousie, la vengeance, la passion d’être un autre, bref l’origine honteuse de notre désir de rêver — pudenda origo, vieille histoire. Comme si tout le fond du propos lynchien était d’essence extra-diégétique voire anti-diégétique (au sens où la diégèse est l’ensemble de l’univers spatio-temporel constitué par le récit) : sous les secrets, les mystères, les troubles, il n’y aurait au fond qu’une réalité un peu moins innocente et glamour mais tout aussi plate que celle offerte au premier abord ; comme si la poésie mystérieuse du récit et la fécondité de l’imaginaire étaient au fond toujours prises en sandwich entre le monde plat du cliché (gentil garçon à brushing et gentille fille choucroutée se rencontrant dans l’American way of life) et le monde plat du réel (plus brutal, plus sanglant, fait de meurtres, de douleurs, de désirs angoissés ou frustrés, mais ni plus, ni moins valeureux). Vaste entreprise de démystification : pauvreté des corps et des organes dès que détachés et rendus à leur noir et blanc, pauvreté des affects en vérité assez animaux dès qu’épinglés sur un tableau de naturaliste,  pauvreté des postures (debout, couché, ou simplement sans repère et sans direction) dès que détachées des illusions qu’elles racontent. Mais, en un autre sens, tous ces dessins, lithographies, images de court-métrages expérimentaux ne tiennent pas en place : ils sont d’emblée pris dans les corridors du rêve et du renvoi et nous racontent au premier regard des histoires qui se poursuivent ailleurs — l’art plastique de David Lynch est un art en série où chaque image s’explique, se complique par une autre, et même en un sens contient toutes les autres. En bref, il n’y a pas à choisir, que l’on considère tout Lynch ou seulement son œuvre plastique ou seulement son œuvre cinématographique, entre narration et figure, entre diégèse et mimésis : c’est à chaque fois une invitation à une entrée et à une sortie, à une herméneutique infinie et à une sidération immédiate de l’image.

D.Lynch, Blue Velvet.

Tentons donc une autre hypothèse. Si l’on veut comprendre David Lynch et son étrange schizophrénie (ou gourmandise, car peut-être est-ce la même chose) entre les beaux-arts et le cinéma (et même la musique, la performance : quoi d’autre encore à venir ?), entre différentes « manières de faire des mondes » (suivant la forte expression de Nelson Goodman pour désigner nos capacités logiques et perceptives à ne jamais nous laisser enfermer dans un même monde, et différentes manières de les défaire), entre histoires et fins de l’histoire, il faut peut-être remonter avant, dans le cœur métaphysique de cette disjonction, à savoir le problème de l’union et de la désunion de l’âme et du corps. Dans la philosophie anglo-saxonne actuelle, de Gilbert Ryle à Hilary Putnam, cela s’appelle le « mind-body problem ». Et ce problème est le suivant : comment l’âme peut-elle agir sur le corps et inversement, si corps et âme renvoient à deux substances sans rapport,  d’un côté une espèce de machine, de l’autre une sorte de « fantôme dans la machine » (dualisme) ? et sinon, si âme et corps renvoient à une même substance (monisme), comment expliquer les expériences constantes de disjonction entre l’âme et le corps que l’on fait sans arrêt (expériences de la volonté, c’est-à-dire des décrets de l’âme s’imposant directement au corps, de la passion, c’est-à-dire de l’âme envahie et possédée par les affects du corps, de bouts de corps dépourvues d’âme (un bras plein de douleurs (la lithographie Arm of sores, 2007) ou  une oreille trouvée en chemin (Blue velvet, 1986)), ou de bouts d’âmes dépourvus de corps (fantômes étiques, à peine fantômes comme dans Twin Peaks ou dans la lithographie « Man floating in room alone », 2009) ?

D.Lynch, Man Floating on a Room Alone.

C’est là un problème radicalement métaphysique, c’est-à-dire un problème qui ne saurait recevoir la moindre réponse de l’expérience : d’un côté, nous sentons trop que nous sommes sans cesse double, double entre ce que nous voulons et ce que nous désirons comme entre ce que nous pensons et ce que nous voyons (dualisme) ; de l’autre, nous sentons trop, à d’autres moments, que nous sommes un, non seulement chaque particule de notre corps exprimant chaque mouvement de notre âme et inversement mais chaque geste et chaque mouvement se déployant dans un monde qui n’est pas autre mais sien et même, à la fois partagé (par tous) et unifié (pour tous). C’est sans doute pourquoi les réponses de la philosophie analytique et purement rationnelle sont aussi pauvres : que peut-elle égrener sinon des positions abstraites et arbitraires pour esprits abstraits et arbitraires ?

Cheveux. Ecoute : « morbide » est en français un étrange adjectif. Sur sa face subjective et psychologique, il désigne la fascination que peut susciter, chez chacun, l’épuisement de la vie dans les corps, et les infinies manières dont le mort peut y saisir le vif (la difformité d’un crâne ou la claudication d’une silhouette, le trou béant que masque le bandeau sur l’œil d’une femme encore belle, les sécrétions que laisse sourdre le corps obèse du baron Harkonnen privé de ses précieux tubes, les lividités cadavériques sur le corps d’une actrice suicidée, la bave aux lèvres de Leo Johnson après son accident, etc). Mais sur sa face objective, et lorsqu’il intervient cette fois dans le lexique médical, l’adjectif « morbide » désigne un processus dont les symptômes, les épisodes, l’évolution attestent de l’activité et de la virulence : syndrome de Protée où la boîte crânienne semble vouloir échapper à ses limites propres pour inventer ses propres formes, pulsions brisant les digues, bataille d’insectes sous la pelouse de la normalité, grondement de la flore intestinale par quoi le cadavre travaille à sa propre décomposition. Aussi la morbidité n’est-elle pas l’attirance de la vie pour la mort ou la maladie, sans désigner en même temps la mort et la maladie comme lieux et comme manifestations d’une vitalité souterraine, d’une puissance inhumaine à laquelle la santé nous rend heureusement sourds ; si la santé est selon la formule du médecin René Leriche « la vie dans le silence des organes », la morbidité pourrait bien alors ne pas se résumer à un désir d’auto-destruction, pour constituer une condition de perception des corps en vie – ou plutôt, de cette vie des corps qui n’est pas exactement la nôtre, vie où l’on ne saurait ni manquer de se reconnaître (et là est la fascination), ni éviter de devenir à nous-mêmes méconnaissables (et là est l’étrangeté). A ce titre, et à ce titre seulement, l’œuvre de David Lynch peut être dite morbide : elle fait, de bout en bout, du dérèglement des corps et de la disparition de leurs habitants le moyen d’une apparition des corps eux-mêmes ; elle transforme les désastres de la chair en scène où les corps prennent vie, et notre dégoût fasciné en démarche d’explorateur. 

Ce qu’il y a de corps dans un corps : le visage de Laura Palmer, semé de grains de sable, cheveux collés par le sel, serti dans le plastique, n’est pas seulement l’image traumatique de Twin Peaks. Il marque surtout l’apparition du corps même, renouant en cela avec la tradition picturale de la Pieta, cette scène où le Christ, d’être couché au pied de la Croix, de n’être plus souffrant et pas encore ressuscité, peut un instant être saisi et peint comme matière, et sa pâleur devenir l’occasion d’exhiber ce qui fait la matérialité même du tableau – la couleur. (Noter ceci, au passage : si l’oeuvre peint de Lynch est tourné vers le dessin, son cinéma est celui d’un coloriste, et le bleu qui nimbe Laura Palmer, comme le crème et le violacé du cadavre de Rita dans la pénombre de Mulholland drive, comme la veste jaune et le sang rouge du gangster Gordon pétrifié dans la chambre de Dorothy Vallens, sont inséparables du moment de la mort qui, suspendant l’obligation de les y reconnaître en personne, nous les offre comme corps). Il n’est pas sûr, de même, que l’on aie jamais réellement vu une oreille avant que Kyle McLachlan s’en saisisse, coupée, entre deux doigts.

Reste qu’on ne saurait limiter ce jeu de la morbidité aux seuls cadavres : en réalité, il s’agit moins pour Lynch de gloser sur la vie dans la mort que de faire apparaître la vie dans la vie. C’est affaire d’échelle : vie géante du ver Shai-Hulud qu’une pulsation régulière suffit à faire surgir du sable de la planète Dune, ou travail microscopique des nécrophages. C’est affaire de temps : la nuit sans fin de Lost Highway, la terreur qui, saisissant régulièrement la scène de Rabbits, transforme le spectateur en lapin frémissant, coeur battant dans la lumière des phares. C’est affaire, surtout, de déformations et d’excroissances par où les frontières du corps que nous appelons le nôtre se trouvent rendues à leur précarité, mais doté par là-même de puissances imprévues. Même les films les plus apparemment apaisés ou « joyeux » de Lynch ne glorifient la vie que sur le fond de ses dépendances non-humaines : la cigarette et les pochettes d’allumettes dans Sailor et Lula Quand as-tu commencé à fumer ? – A quatre ans ») communiquent avec l’incendie qui a tué le père de l’héroïne, et avec la fumée dont Lynch note qu’elle est « tellement active : elle ne reste jamais immobile, elle est sensible à la moindre brise, elle change donc tout le temps ») ; et la tondeuse à gazon sur laquelle Alvin Straight, dans Une Histoire vraie, traverse les Etats-Unis, parce qu’elle est moins l’instrument que le vecteur de son entêtement, fait discrètement signe au masque à oxygène qui provoque chez Dennis Hopper des accès de rage incontrôlables. 

D,Lynch, Nudes and smoke.

« On ne sait pas ce que peut un corps » : dans la formule de L’Ethique répétée à l’envi depuis Gilles Deleuze, David Lynch rend moins sensible à l’éloge de la puissance qu’à la part inquiétante d’inconnu, révélée lorsque l’indéfini d’« un » corps perce sous le vernis de la normalité, lorsque je cesse d’être certain que ce corps est mon corps, que sa vitalité m’appartient encore. Problème des cheveux, dont on raconte que comme les ongles ils poussent encore dans le secret de certains cercueils. Il faudrait faire l’histoire de la filmographie lynchienne du point de vue des cheveux, casques blonds et bruns de Naomi Watts et Laura Harring, spikes péroxydées de Sting dans Dune, coupe en arrière de Nicolas Cage (dont les avatars capillaires , par ailleurs, sont à eux seuls une épopée), tête de méduse ou diadème de Laura Palmer, tignasse hirsutes de Bob dans Twin Peaks ou du monstre-clochard vivant derrière le mur du Winkies dans Mulholland drive. Les cheveux ne sont pas mon corps, ils entretiennent avec lui une relation parasitaire ou symbiotique : que l’on ne sache pas ce que peuvent les cheveux, Eraserhead est sans doute le manifeste – et les cheveux de Lynch sont sa belle maladie.

Reprenons. On pourrait dire que toute l’œuvre de David Lynch, innervée autant par les nouvelles disjonctions/conjonctions que rend possible l’art cinématographique (image/son, champ/contrechamp, image fixe/image mobile, surimpressions, fondus, etc.) que par la philosophie orientale où la question de la disjonction de l’âme et du corps ne se pose pas de la même façon, voire ne se pose pas du tout, est une tentative pour nous replonger dans ce problème des rapports mystérieux entre l’âme et le corps, pour nous permettre de l’expérimenter in vivo, donc pour produire non pas une nouvelle métaphysique de l’expérience mais une expérience de la métaphysique, autrement dit pour faire de cette question d’apparence abstraite le nom d’une expérience éminemment concrète mais aussi éminemment multiple et créatrice, suscitant des réponses non pas a priori et dogmatiques, mais à chaque fois contextualisées et problématiques. Disons au moins trois.

D.Lynch, Eraserhead.

Première réponse possible, l’esprit n’est qu’une émanation du corps, un appendice émergent et problématique. Dans le court-métrage Alphabet, une tête pousse sur un corps en images animées, devient rougeoyant, à la fois cerveau et sexe, avant de s’ensanglanter et de fondre littéralement — simple excroissance de douleur inutile ?—, pour réapparaître en masque puis en boite que l’on emplit de lettres. Dans la lithographie New head, la tête sombre entourée d’un halo de gris, s’envole, remplacée au sommet du tronc par un curieux piédestal lumineux à moitié symbolique (le symbole est inachevé ou on ne le reconnaît pas : une sorte de demi-étoile de David). Etrange kabbale ou franc-maçonnerie du corps : « I fix my head » comme dit une lithographie de 2010. On se souvient encore de la scène de cet étrange théâtre de Eraserhead où la tête de Jack Nance tombe à terre tandis qu’une nouvelle tête monstrueuse pousse et gémit sur son corps laissé en plan. Réponse effectivement matérialiste à chaque fois : l’esprit n’est qu’une idée du corps, la tête n’est qu’une excroissance du tronc. Mais mystère du matérialisme : si tout est corps matériel, machine géométrique, chimique ou organique, alors l’esprit ou l’âme, en-dehors du cerveau, n’est que plus que fantôme dans la machine ou dans la coquille, ghost in the shell, représentation flottante et indéterminée : il peut être encore du corps (tête ou cerveau), ou bien une simple image ou un simple masque au statut incertain, entre réel et symbolique, ou une boite, une machine d’enregistrement, une caisse de résonance, un amplificateur des affects qui marquent le corps, ou encore les lettres dispersées du langage.

D.Lynch, Dune.

Seconde réponse possible, exactement inverse : c’est plutôt le corps qui émane de l’esprit, de la tête, qui en produit le schéma et en assure l’unité contre les risques de morcellement provoqué par le désir ou le réel. Le dessin Head and body le résume au mieux. On y voit un corps entier, corps et tête, mais minuscule, enfantin, tenter, bien qu’encore tenu par un étrange cordon ombilical, de s’envoler d’une tête sans corps et difforme, sinon réduit à une trachée sectionnée et dénudée. Le corps n’est plus qu’une sorte d’homoncule ou d’ « hommellette » comme disait Lacan, qui vole, tel le baron Harkonnen dans Dune, au-dessus des esprits et des beautés morales. Réponse comiquement idéaliste ici : le corps n’est qu’une sensation de l’esprit, ou un faisceau de sensations, le produit d’un schéma corporel ou d’une machinerie forgés par l’esprit. Mais mystère tout autant de l’idéalisme : si tout n’est plus que perception de l’esprit, alors c’est le corps lui-même qui devient non plus fantôme mais marionnette ou monstre, hésitant entre l’image et le symbole comme entre fantasme et réalité construite. Dans la réponse matérialiste, on ne savait plus ce qu’était un esprit et ce qu’il pouvait exactement ; dans la réponse idéaliste, on ne sait plus ce qu’est un corps et ce qu’il peut exactement.

Bigoudis.Reconnais-le : rien de plus complexe à faire apparaître que le corps d’un acteur. Si les corps d’acteurs (leurs mouvements, leur allure, la manière dont ils prennent ou renvoient la lumière) sont bien le matériau du cinéaste, leur présence est rendue évanouissante par le fait de se situer à l’entrecroisement de deux identités où la corporéité même est matériellement perdue : l’identité biographique de leur personne publique, qui vaut volontiers mot de passe ou nom de code (Isabella Rossellini) ; l’identité narrative du personnage qu’ils « incarnent », à cette nuance près que l’incarnation n’est pas alors investissement d’un corps mortel, mais superposition du rôle à la série immatérielle des autres personnages successivement joués, inscription dans une succession vouée à se prolonger dans d’autres films. 

A cet égard, le cinéma est sans doute au plus loin de la peinture, et une part de l’art de David Lynch consiste précisément à déjouer cette difficulté, à disjoindre et à compliquer le rapport entre les deux ordres, à troubler la « distribution », en tous les sens du terme – casting, et règle du rapport entre les acteurs et leur rôle. Tantôt il choisira de faire endosser ses personnages à des acteurs d’allure trop âgée pour le rôle : si Blue Velvet est à ce point troublant, cela tient peut-être moins aux perversions qui s’y trouvent mises en scène qu’à la façon dont Kyle McLachlan est, déjà, légèrement trop poussé en graine pour ce qui se donne initialement comme un teenage movie, de même qu’il semble engoncé dans l’armure de cuir du héros de Dune, luttant corps à corps avec un Sting dont l’image de chanteur ne se laisse pas, de son côté, tout à fait oublier. (Kyle McLachlan : l’aisance de jeu de Cary Grant, mais une tête un peu grosse, un rien de prognathie qui arrêtent le regard). De même, dans Sailor et Lula, l’épisode central du viol de Lula exhibe le corps de cette dernière dans la mesure exacte où il disconvient à la scène : parce qu’elle se donne comme un flashback de l’héroïne perdue dans ses souvenirs, la séquence de viol la montre petite fille sanglotant en chien de fusil, bigoudis sur la tête – mais la montre déjà prise dans le même corps que nous voyons, au présent, dans la chambre d’hôtel où elle raconte son traumatisme ; on sait alors moins gré à Lynch de nous épargner la vision d’une adolescente réelle, et réellement violée, qu’on ne s’inquiète de la collusion entre notre regard et celui du père, si la très jeune fille est bien la même que celle que nous trouvions attirante, il y a une seconde à peine. Tantôt, le cinéaste déploiera au contraire une galerie de personnages lissés de toute aspérité, les rendra mutuellement interchangeables en ramenant leur identité à un « look » renvoyant, à la fois, à la tradition des stars artificielles, à l’imagerie publicitaire et à celle de la télévision – jusqu’à ce qu’installés dans ce défilé sans couture, nous soyons brutalement rendus à la vision de leurs hurlements et de leurs faces ensanglantées. Il vaudrait ici la peine de citer en long les notes que Serge Daney, dans son journal, consacrait à Twin Peaks, soulignant que « la persévérance dans leur apparence devient l’être de ces personnages », notant que de la série B Lynch « tire l’aspect Dana Andrews du même personnage (minéral-ultra peigné) et un certain clonage des corps », et traçant à travers la référence à Hitchcock (« même obsession sexuelle entre l’égrillard et le phobique, même oscillation entre l’organique peu ragoûtant et le glacis d’une surface lisse »), la filiation d’un maniérisme « très proche du plaisir de l’enfant qui joue à éventrer ses poupées ou démantibuler ses jouets ». Tantôt, à l’occasion, Lynch ira jusqu’à ne nommer l’acteur que pour le soustraire sous notre nez – « Naomi Watts » portée au générique pour être enfouie sous une tête de lapin, et son corps pris dans une vilaine robe, mais son rôle également perdu dans l’anonymat de l’animal et dans celui de la ménagère. Ni actrice, alors, ni personnage : Naomi Watts fait dans Rabbits, comme on dit, une apparition.

Troisième réponse alors, au problème des rapports entre l’âme et le corps – réponse la plus ferme, la plus naturelle dans certaines philosophies orientales mais la plus contre-intuitive par rapport à l’expérience occidentale commune et donc la plus mystérieuse pour nous : l’esprit c’est le corps, le corps c’est l’esprit. C’est peut-être la première réponse de David Lynch mais ce ne sera jamais la seule. Dans son premier court-métrage d’animation, peinture baconienne en mouvement, Six men getting sick, six têtes tombent malades d’un estomac qui leur pousse subitement, se palpent comme elles peuvent avec des mains volantes,  jusqu’à vomir tout leur corps, toute leur tête, et à n’être plus que corps épars et morcelés d’où ressurgissent par effet de loop (la même scène est reproduite six fois en boucle) les têtes initiales. La tête, c’est le corps, le corps c’est la tête. De même toute la construction de Mulholland Drive reprend en un sens ce principe de la boucle ou du looping entre corps et âme : toute l’histoire initiale de corps et de désirs n’est que le fantasme de l’esprit frustré de Betty/Diane (Naomi Watts), mais ce fantasme ne provient lui-même que du pauvre corps se masturbant pathétiquement de la même Betty/Diane.

Ni matérialisme, ni idéalisme ici, mais monisme, c’est-à-dire identité du corps et de l’esprit. C’est aussi la réponse de la spiritualité hindoue : le yogi est tout entier esprit et corps, indistinctement. Mais qui est capable de devenir un vrai yogi et de perdre tout sens de la distinction entre âme et corps ? Mystère des sagesses souveraines d’Asie. Et c’est encore la réponse d’un certain Descartes, celui de la sixième des Méditations métaphysiques qui, après posé la différence substantielle entre âme et corps, remarque que l’homme n’est ni pure âme, ni pur corps, mais « union de l’âme et du corps », union qu’il nomme la troisième « notion primitive », c’est-à-dire notion indécomposable qu’il faut accepter comme telle, dans son mystère même qui s’exprime notamment, chez Descartes, dans le mystère de la sensation : dans la sensation, je perçois clairement que ce que je ressens est vrai, donc que mon âme (première notion primitive) et mon corps (seconde notion primitive) sont liés indéfectiblement et véracement, sans malin génie s’interposant entre les deux (troisième notion primitive), mais ce sans que je puisse expliquer cette union autrement que par la rêverie d’une « glande pinéale » (chez David Lynch une trachée, un cordon, un œsophage) qui permettrait la communication entre l’âme et le corps. Et c’est enfin la réponse de Spinoza, plus radicale mais du même coup plus mystérieuse encore puisqu’elle repose sur l’identité absolue de l’intuition vraie et de l’action : quand je perçois par la connaissance intuitive (3ème genre de connaissance), au-delà de la simple connaissance rationnelle (2ème genre), je suis immédiatement dans l’action et dans l’expérience de mon éternité (et chez David Lynch, dès qu’il y a action, il n’y a plus de différence entre l’âme et le corps, et le temps vrille en boucle).

Donc trois réponses possibles, mais, et l’essentiel est là, aucune ne l’emporte clairement sur l’autre : penser en artiste, semble nous sussurer David Lynch, ce n’est jamais trancher entre ou opposer ces différentes manières de vivre les rapports entre son corps et son âme — c’est se mouvoir sans cesse entre elles.

Roy Orbison. Rappelle-toi : dans le débat métaphysique sur le statut de l’âme, on minore souvent la dimension biologique auquel le concept est historiquement attaché. Si l’âme est, traditionnellement, siège de la connaissance, si d’autre part la question se pose du salut qui lui est promis, on perd de vue le fait qu’elle fut d’abord principe d’animation, élément susceptible de rendre compte des spécificités des corps vivants, de leur aptitude à se mouvoir, se reproduire ou croître et conserver leur forme. Aussi les antiques, Aristote le premier, firent-ils de l’âme le principe de développement du corps organisé, l’acheminant vers sa forme normale et adulte, au risque de diviser les choses de la nature selon que, vivantes ou inertes, y agissait ou non ce principe mystérieux. Il revient à Descartes d’avoir rompu ce fil, d’avoir renvoyé chacune de leur côté la matière régie par ses lois mécaniques et une âme strictement incorporelle, nulle part localisable (ni un feu, ni un souffle), accessible seulement à la réflexivité de la conscience pour peu que celle-ci, justement, ait mis en doute l’existence même des corps au prix de suppositions improbables – il se pourrait somme toute que, croyant être ici, je me tienne rêvant tout nu dedans mon lit, ou qu’un malin génie me trompe… A cet égard, et quitte à oser le paradoxe, on pourrait soutenir que Lynch est un cinéaste profondément cartésien. Non seulement parce que le rêve occupe, de film en film, une place constante, et parce que les plans aménagent ce vacillement caractéristique quant à la certitude d’être effectivement ici (les films, eux aussi, s’endorment et se réveillent, Dale Cooper circule librement du monde réel à l’onirique, et s’assoupir à la vision d’Inland Empire pour se réveiller hébété devant la neige de l’écran appartient encore à l’expérience du film). Mais surtout parce que ce moment du rêve a pour fonction de laisse retomber, côte à côte, l’ordre des corps et celui d’âmes qu’aucun lieu ne saurait contenir. Sans doute est-ce là un cartésianisme monstrueux : les corps, loin de se ramener à des machines, y ont leurs pulsations propres, et l’individualisation des âmes y est toujours précaire.

D.Lynch, Angriest Dog In The World.

Reste que cette autonomie des âmes, le caractère insituable et disjoint de l’esprit, est l’une des clefs de cette oeuvre. La série dessinée The Angriest Dog in the World en propose la démonstration rigoureuse. Dans chaque strip, quatre fois, l’image d’un chien tirant furieusement sur sa laisse y revient, cependant qu’hors-champ des paroles se tiennent, et c’est une triple leçon : la parole n’est nulle part ; la pulsion destructrice s’exerce de son côté, et la nuit tombe selon ses lois propres ; mais les paroles suffisent pourtant à donner, à chaque case, un sens différent au même dessin, comme dans ces expériences menées en 1922 par le cinéaste Lev Kouletchov où, d’être successivement apposée à une image triste ou tendre, la vision identique d’un visage de femme prenait successivement pour le spectateur des significations opposées. L’âme, donc, n’innerve pas le corps ; elle se pose sur lui, lui confère émotions et tensions sans cesser pour autant de se tenir sur un tout autre plan, sans cesser de se faire entendre depuis son nulle part.

Une scène suffirait à circonscrire l’idée. Le jeune homme innocent est amené de force par Frank Booth dans l’appartement-bordel tenu par Ben, joué par Sam Rockwell. Des voix sourdent, hors champ  Donnie, oh Donnie, Donnie no, mama loves you », on n’en saura guère plus). Dean Stockwell décroche brusquement une lampe-torche fixée sur le mur, déroulant son fil comme celui d’un micro (une autre lampe était prévue par Lynch, sur une table basse – l’âme souffle où elle veut). La chanson commence, « a candy-coloured clown they call the sandman… », non la voix de l’acteur, mais celle de Roy Orbison, encore que les lèvres de Dean Stockwell bougent, celles de Dennis Hopper aussi, l’émotion est palpable, partagée. « On a donc mis un disque et Dennis et Dean se sont mis à chanter ensemble. Tout d’un coup, Dennis s’arrête de chanter et regarde Dean – qui continue. Dennis était tellement dans son personnage qu’il était ému par la chanson de Dean/Ben. Et la scène se déroulait devant moi : c’était parfait ». La complainte s’arrêtera pourtant cut ; dans le claquement du lecteur-cassette, Frank Booth s’exclamera qu’il faut partir, baiser tout ce qui bouge et s’évanouira de l’écran d’un coup, la caméra cadrant encore une seconde le mur du fond déserté. Tout est là. Le playback est un procédé déjà utilisé dans Eraserhead, où une femme difforme mime Dreams de Peter Ivers sur une scène étroite ; dans les deux cas, le playback a charge de rendre sensible la disjonction rigoureuse entre l’image et la chanson, entre les corps et la soul, de sorte que leur synchronisation apparaisse problématique et qu’il devienne étrange de voir ainsi le son avoir un tel effet sur les corps en présence, bizarre sa manière de courir de lèvres en lèvres, et incompréhensible qu’un doigt suffise à couper la musique jusqu’à ce que les corps s’effacent à leur tour, happés par la logique du rêve qui laisse subsister derrière elle la tonalité d’une ballade atmosphérique – tant il est vrai, cartésiennement parlant, que l’âme est plus certaine que le corps. Lynch n’est certes pas le seul à ordonner certains de ses films à la couleur d’une musique issue, comme un fantôme, de la mémoire américaine ; mais là où Jim Jarmusch cherche avant tout l’expression adéquate d’un ordre dans l’autre – le rap dans la masse absente de Forrest Whitaker, ou la silhouette spectrale d’un Elvis en costume scintillant lorsque s’élève Blue Moon, dans la chambre d’hôtel de Mystery Train –, Lynch organise la séparation minutieuse des plans, laisse la musique teinter le film depuis son insituable ailleurs. Choisit, en somme, Roy Orbison, dont la voix cristalline disconvenait au corps sans grâce, comme un fantôme dans la machine. 

D.Lynch, Blue Velvet.

Admettons : il y a du Descartes chez David Lynch. Comme un Descartes hindou devenu fou qui ne saurait plus du tout quand il rêve et quand il s’enfonce dans le réel des corps : Descartes dans la Klaver strasse d’Amsterdam ouvrant dans l’ivresse inquiète de l’aube des corps d’animaux morts/ David Lynch s’acharnant dans ses dessins et lithographies à « examiner » et anatomiser des corps de femmes, d’hommes, d’animaux, de machines. Mais il y a tout autant du Spinoza. Car tout comme Spinoza est sans doute, dans l’histoire de la philosophie, le chainon manquant entre la rationalité occidentale, cérébrale, déductive, transcendante, et la spiritualité indienne, corporelle, intuitive, immanente (ou « transcendantale » dans le langage de la « méditation transcendantale »), David Lynch est peut-être le même chainon manquant dans l’histoire de l’art et du cinéma. Le croisement premier entre ces deux penseurs-artistes, artiste de l’image pour l’un, artiste du concept pour l’autre, ce serait la question du désir : le désir, c’est-à-dire la conscience de son appétit corporel, effort pour persévérer dans son être en se connectant aux corps extérieurs, est « l’essence de l’homme » chez Spinoza comme il est l’essence des dessins et du cinéma de David Lynch — tout part de lui, dans sa douleur comme dans sa joie. Et tout comme le désir chez Spinoza se subdivise ensuite en joie (augmentation de sa puissance d’affecter et d’être affecté — au sens une belle définition de l’artiste) et en tristesse (diminution), puis la joie elle-même en hilarité, amour, bienveillance, etc, et la tristesse en angoisse, colère, haine, jalousie, vengeance, etc., l’œuvre plastique comme cinématographique de David Lynch est elle-même une vaste modulation de nos différentes manières de désirer : pour le pire et pour le meilleur, pour l’angoisse (Jeffrey dans Blue velvet enfermé dans le placard de Dorothy), pour la douleur (tant et tant de douleurs chez Lynch — visage de la petite fille transi de souffrances dans Alphabet tandis que le drap se couvre des mêmes trous de douleur que dans la lithographie Arm of sores), pour la colère (la série de The angriest dog in the world), pour la haine (Franck Booth), la jalousie (Betty/Diane), la vengeance (Betty/Diane donnant la photo de Ritta/Camilla à un tueur à gages), mais aussi pour l’amour (partout), pour le désir impartial de comprendre (partout), pour le refus radical du mépris et de la raillerie (aucun personnage, aucune figure de David Lynch n’est méprisable ou objet de raillerie : pathétique, burlesque, dérisoire souvent, mais jamais infâme : le monstre est toujours notre frère, une part de nous-mêmes). Et tout comme l’Ethique de Spinoza est un vaste mouvement pour « nous conduire comme par la main à la béatitude » tout en passant par une nécessaire compréhension de la servitude de la nature humaine et de ses puissances sans fin d’auto-destruction, toute l’œuvre de David Lynch est un vaste mouvement pour nous reconduire à la beauté fragile d’un monde apaisé et unifié tout en passant par toutes les formes d’angoisses, de frustration, d’éventration, de dévoration (la lithographie Man eats dog, 2010) — c’est-à-dire toutes les formes qui hantent notre quotidien entre nos clichés de bonheur trop simples et nos intuitions d’un bonheur inouï mais au premier abord trop « rare et difficile ».

D.Lynch, Sailor & Lula.

Le point central n’est toutefois pas encore là. Il repose dans leur naturalisme commun. Le naturalisme de Spinoza est en effet un naturalisme assez particulier, puisque c’est un naturalisme qui n’oppose en rien la nature et l’artifice : si tout est nature, si tout est unifié, alors rien n’est contre-nature — les monstres, les machines, les fantasmes, les illusions : tout est d’une certaine manière naturel et réel. Or chez David Lynch, on trouve un naturalisme exactement semblable. C’est un naturalisme qui pense sans cesse la nature dans le risque constant de son dédoublement : comme dessin naïf, esquissé sur un coin de table, sur une feuille d’écolier ou un papier à lettre d’hôtel à la manière de Stendhal, et comme construction extrêmement savante et artificielle ; comme vision idyllique et comme horreur sans nom ; comme désir pornographique et comme désir divin, amour intellectuel de Dieu ou de la Nature ; comme « ordre commun de la nature » et comme « vraie vie » comme dit encore Spinoza ; bref, comme corps et comme esprit, et au même titre, et avec la même dignité ontologique. Lynch et Spinoza ne cessent ainsi, chacun à sa façon, de chercher à penser une nature désirante et désirée, unifiée et double, simple et compliquée, mortifère et vivifiante, radicalement constructive (produire sans cesse du nouveau) et radicalement contemplative (rien ne change sous le soleil, ce sont toujours les mêmes histoires).

De ce point de vue qui réfute l’anti-naturalisme trop souvent prêté à David Lynch, on pourrait faire encore un autre rapprochement, plus esthétique cette fois, avec l’école du Nouveau réalisme français des années 1960. Tant il y a en un sens chez Lynch et la colère d’Arman, et l’intellectualité de Restany, et les machineries artificielles de Tinguely, et la mystique des monochromes de Yves Klein. En bref, tout un art spinoziste du mystère de corps hétérogènes et pourtant relevant d’une même nature, en contrepoint (non en négation) de l’influence massive de Bacon, bien davantage cartésienne, car bien davantage centrée sur le mystère de l’union de l’âme et du corps, sur le mystère de la sensation.

D.Lynch, Twin Peaks.

Hiboux. – Ferme les yeux : l’agent Cooper gît au sol, blessé par balle. Le géant le surplombe, lui révèle trois secrets, dont le deuxième seul demeurera dans les mémoires : the owls are not what they seem. Si la formule a marqué, c’est d’abord qu’elle contient en elle un mystère et sa résolution : que les êtres, hiboux ou autres, ne soient pas ce qu’ils semblent paraît dans un premier temps une énigme ponctuelle, mais se révèle bientôt être en réalité l’axiome même sans lequel la narration n’adviendrait pas, le cliffhanger transcendantal, le décrochement qui porte le spectateur à attendre la scène suivante ou l’épisode d’après, quand bien même il a depuis longtemps perdu l’espoir ou l’illusion d’apprendre un jour ce que les hiboux, au juste, pourraient bien être d’autre. Dans l’antiquité, Zénon entendait démontrer la leçon de son maître Parménide en multipliant les paradoxes : parce que « seul l’être est », la flèche ne rejoindra jamais la cible, ni Achille la tortue. Lynch corrige : c’est, au contraire, parce que l’être n’est pas ce qu’il est, parce que la chouette de la philosophie tremblote comme un photogramme, que le mouvement devient à la fois erratique et infini, tantôt laissant les mystères à leur opacité, tantôt se prolongeant au-delà même de leur résolution, comme un coureur sur sa lancée (se souvient-on que l’on apprend, bien avant la fin des deux saisons de Twin Peaks, qui a tué Laura Palmer, et que la série continue tout de même ?).

La non-coïncidence à soi est donc la règle de l’intrigue. Mais elle est en même temps, deuxième secret dans le secret, ce qui permet à toutes choses de communiquer avec d’autres, si éloignées et disparates qu’elles soient : si les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent, peut-être sont-ils liés aux rideaux rouges, à la bûche ou à la tarte aux cerises, à l’oeil mélancolique de Leland Palmer ou à la bouche (est-ce un hasard ? elle aussi cerise) d’Audrey Horne ? C’est ainsi, on le sait, par analogies rêveuses, qu’ « enquête » l’agent Cooper – c’est ainsi, aussi, que procède David Lynch, répartissant (comme les pentes du volcan autour de sa caldeira) au long d’une dépression centrale dont la solution ne viendra pas, une multitude de connexions et d’échos entre des choses, prenant les unes pour les autres valeur d’indices réciproques : abat-jour rouge et clef bleue, robe, cendrier, tasse de café dans Mulholland drive, par exemple. On songe ici à la belle description que l’anthropologue Philippe Descola consacre à la pensée analogique, telle qu’on la trouve en Chine ou dans la Renaissance européenne : là où, pour les modernes, tous les corps sont également matière et chaque âme est étroitement encastrée dans son corps, la vision analogique du monde répute différentes les âmes et différents les corps, cherchant alors à décrypter le lien secret entre telle plante et telle maladie, entre mon humeur et le ciel. Chez les Tchouktches de Sibérie, « même les ombres sur le mur constituent des tribus particulières, et elles ont leur propre pays où elles vivent dans des cabanes et subsistent en chassant ».

Axiome d’une intrigue perpétuellement reprise ; bonne nouvelle d’un jeu d’échos ouvert entre choses et sens : on ne minorera pas, pour autant, le fait que le message délivré par le géant vaut aussi (troisième secret dans le secret) avertissement ou prophétie de malheur. Car si les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent, si âmes et corps jouent à cache-cache selon la seule règle des associations libres, la question devient de savoir comment cette âme-ci, ce corps-là, parviennent à se compénétrer sans se détruire.  Le problème n’est pas que les âmes et les corps mènent, de leur côté, des vies propres, les unes circulant en incarnations successives, les autres bourgeonnant en formes imprévues ; le problème survient plutôt lorsqu’ils n’entendent plus faire qu’un, se précipitent l’un dans l’autre à la vitesse d’un accident. Dans une version ultérieure du cauchemar de Dale Cooper, à la prophétie du géant succèdera le visage du démon Bob, où se surimprime justement l’image d’un hibou ; et la dernière scène de la série, on le sait, verra la conjonction terrifiante de l’agent Cooper avec son reflet dans la glace jusqu’à ce que, grimaçant, l’arcade éclatée, lui et Bob ne fassent plus qu’un – pour le pire. Chez Descartes, la mort délie ce que Dieu avait uni, et on raconte qu’à sa dernière heure, le philosophe aurait murmuré : « allons mon âme, il faut partir ». Chez Lynch, les personnages seraient plutôt à supplier leur âme de veiller, en entrant, à produire une union qui ne soit pas mortelle. S’unir, dormir, rêver peut-être ?

D.Lynch, Elephant Man.

L’œuvre de David Lynch, sinon Lynch lui-même, cartésienne et spinoziste, ou tantôt cartésienne, tantôt spinoziste ? Soit. Mais on doit aller encore un pas plus loin. Car à trop vouloir connaître au lieu d’imaginer, Descartes comme Spinoza risquent toujours de nous enfermer dans un même fantasme, celui d’une âme et d’un corps résolus et généreux suivant leur chemin sans trembler dans le labyrinthe des passions, tant le fantasme est le lieu où se pose en premier comme en dernier recours la question jamais totalement rationnelle de l’union ou de l’identité de l’âme et du corps. Or, produit à la fois pour satisfaire un désir et le cacher, le fantasme est non seulement la forme la plus pauvre de la pensée, mais aussi la plus appauvrissante : plus il se répète, plus il s’appauvrit, se réduisant peu à peu au squelette de la jouissance et de son masque. Au contraire, exactement inverse puisque partant du fantasme pour à la fois le déconstruire et le développer, et ainsi donner à penser, la démarche de David Lynch offre peut-être le vrai lieu où enrichir ses méditations sur l’âme, le corps et la suture du désir : le rêve éveillé, vital, créateur, c’est-à-dire l’envers du fantasme. Ce faisant on pourrait dire que David Lynch invente une « quatrième notion primitive » : le rêve, ou plus exactement la capacité de rêver, de mettre en rêve ses fantasmes, constituerait cette nouvelle notion originelle et inanalysable, au-delà du corps, de l’âme et de leur union. Ce serait dans le rêve et par le rêve qu’il serait pleinement possible non seulement de poser mais de voir et d’expérimenter les valses du corps et de l’âme fusionnant, se séparant, s’identifiant, s’opposant,…

Que le rêve puisse se penser comme le processus opposé à celui du fantasme ou de la fantasmatisation, on n’en doute pas depuis les fortes remarques de Winnicott sur la question. « Le rêve (dreaming) », écrit ce dernier, « va de pair avec la relation d’objet dans le monde réel » ; « à l’opposé, la fantasmatisation (fantasying) reste un phénomène isolé, qui absorbe de l’énergie mais ne participe ni au rêve, ni à la vie ». Et que toute l’œuvre de David Lynch reprenne ce mouvement qui des fantasmes les plus communs et les plus répétitifs extrait des mondes oniriques et mystérieux ne fait pas de doute non plus tant chez lui aussi le rêve s’apparente à la vie même tandis que les fantasmes marquent toujours la retombée dans la solitude des âmes et la frustration des corps. En revanche, toute la question est de savoir comment concrètement David Lynch parvient à métamorphoser nos fantasmes en rêves : quels processus et quels opérateurs sont alors nécessaires ? comment nous apprend-t-il à rêver ?

D.Lynch, Rabbits.

Ne prenons qu’un exemple : le sitcom déjanté de 2002, Rabbits. On est d’emblée projeté dans cette « autre scène », suivant la formule de Fechner, que constitue le fantasme ou rêve diurne. Tous les traits y sont : c’est une pure scène de théâtre ; qui tourne en boucle ; tout y est dissocié — la banalité des décors comme des costumes et les têtes de lapins, les répliques des trois protagonistes qui ne se répondent pas, le sérieux de ceux-ci et les rires préenregistrés du laugh track) ; à la fois familier et inquiétant, gros d’un secret terrifiant mais inconnu (unheimlich) ; et on y trouve la marque distinctive des fantasmes selon Lacan, ce « trait qui ne fasse pas vrai » et qui est absolument nécessaire pour ne pas s’y perdre (les masques de lapin sont en peluche). Mais comment alors opère David Lynch pour nous décoller doucement de cette structure fantasmatique archétypique et nous réapprendre à rêver ?

Il y a d’abord la métamorphose de ce petit théâtre intime clos sur lui-même en terrier ou territoire associé au monde — effet immédiat du devenir animal ici filmé, aussi burlesques que soient ces lapins. L’animalité est toujours un opérateur de défantasmatisation tant elle ouvre à la fois sur le monde et sur les bienfaits de la cachette et de l’obscurité. Et partout, chez Lynch, l’animal n’est jamais loin. Il y a ensuite l’humour, omniprésent dans toute son œuvre mais ici particulièrement irrésistible. Jack le lapin entre, et les rires et les applaudissements explosent, incompréhensibles ; Jane la lapine demande avec un sérieux de plomb « What time is it ? » et les rires explosent ; Jack dit « I have a secret », Jane répond à côté, Suzy arrête de repasser, se retourne et les rires explosent, magnifiques. C’est bien l’une des premières fois où une boite à rire fait vraiment rire. Et ce rire, faisant tressaillir et glousser le corps de chair du spectateur, dessert d’un coup les pinces de la capture fantasmatique. Il y a encore tout un jeu de redoublement continuel qui arrache à la platitude du fantasme (le monde du fantasme est toujours un monde plat) : redoublement des oreilles des lapins par leurs ombres projetées sur le mur du fond ; redoublement des couleurs de l’image par les noms de couleurs prononcées par Jack ; redoublement des scènes qui repartent toujours du même point de départ mais pour produire du différent. On ne sort pas de ses fantasmes en tentant de les réaliser tels quels dans le réel, mais en les redoublant/différenciant dans l’image. Et symétriquement il y a tout un jeu de trouées de la frontalité du fantasme par les aplats de lumière produits par les lampes jusqu’à ce qu’une flamme en surimpression troue littéralement la pellicule. Le fantasme bloque le désir en bouchant tous les trous, le rêve le libère en trouant l’image, en trouant nos récits trop bien ficelés de blancs et d’énigmes. Enfin, il y a la beauté cachée des corps, sorte d’envers de la beauté cachée de l’âme de John Merrick dans The Elephant man. Car comment oublier que sous ces masques grotesques de lapin et ces blouses peu seyantes se cachent les visages et les corps merveilleux de Scott Coffey, Laura Harring et Naomi Watts ? La beauté exhibée, étalée, est la marque du fantasme et de ses terreurs secrètes ; la beauté cachée est la marque du rêve et de la vie — le rêve d’une quête réelle et d’une paix profonde au delà des apparences.

En bref, on peut trouver chez David Lynch au moins quatre opérateurs de métamorphose du fantasme en rêve qui caractérisent non seulement Rabbits mais sans doute toute son œuvre : le devenir animal, l’humour burlesque, absurde, mais empathique, et non pas l’ironie encore trop savante et trop méchante, le jeu complexe des doubles et des trouées, la vraie beauté qui se cache toujours. A leur aune, ce n’est plus seulement un plaisir et un trouble proprement esthétiques que l’on éprouve, mais une véritable libération des pathologies qui affectent sans cesse cette unité disjointe d’un corps et d’une âme que chacun incarne à sa façon et comme il peut, et autant qu’il peut. Dans cette perspective, Lynch n’apparaît plus seulement comme un artiste singulier ; c’est un véritable médecin de la civilisation.

Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui


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