Created with Snap
menu Menu

David Lynch, corps et âme

Cinéma et philosophie - avec Pierre Zaoui.

Cinéma et philosophie - avec Pierre Zaoui.

Première publication : J.-C. Vergne, P.Zaoui, M.Potte-Bonneville, David Lynch, Man Waking From a Dream, catalogue de l’exposition au Frac Auvergne, 2012.

« Mais ça commence avec le dĂ©sir Â».

David Lynch, Mon histoire vraie

« Nous sentons et nous expĂ©rimentons que nous sommes Ă©ternels Â».

Spinoza, Ethique

On ne cesse de s’interroger pour savoir si l’art de David Lynch est avant tout un art cĂ©rĂ©bral et savamment construit, ou un art des affects librement conduit par les rencontres de hasard de l’émotivitĂ© ou de l’intuition sensible. Un art soumettant les images et les corps aux poupĂ©es russes du sens, Ă  l’aplat des mots, Ă  la chaĂ®ne hyper-maĂ®trisĂ©e d’une narration sophistiquĂ©e, aux mondes cohĂ©rents et Ă  double-fond de la signification, ouvrant ainsi au vertige d’une hermĂ©neutique sans fin de ses Ĺ“uvres plastiques comme cinĂ©matographiques ? Ou Ă  l’opposĂ© un art des corps et de la sensation renvoyant toute narration Ă  ses fantasmes dĂ©risoires de contrĂ´le, disloquant la chaine signifiante des mots sous le jeu sans fin de la figuration et de la dĂ©figuration (au sens oĂą la figura dĂ©signe classiquement tantĂ´t l’imitation sensible, tantĂ´t l’artifice ou l’idea ; et la dĂ©figuration un acte non de nĂ©gation mais de dĂ©formation de ce modèle sensible et intelligible) ? Donc un art faisant remonter les abĂ®mes du sens Ă  la surface des aplats de couleur,  ou les perdant pour de bon tantĂ´t dans l’ambiance a-signifiante de halos de lumière ou dans les trous ouverts de corps sur-sexuĂ©s, dĂ©sarticulant l’histoire sous les rencontres et les connexions topologiques des organes — tĂŞte et tronc, bras et arbre, corps humain et corps d’insecte ? Un art de la diĂ©gèse, fut-elle sur-compliquĂ©e, crĂ©ant et dĂ©truisant Ă  chaque instant des univers narratifs, ou un art de la mimesis, fut-elle dĂ©figurative et dynamique, transformant le plan du dessin, de la lithographie ou du film en une pulvĂ©risation d’objets partiels tantĂ´t fusionnant, tantĂ´t se dĂ©tachant les uns des autres ? En bref, faut-il voir en David Lynch un enfant de MĂ©liès, de l’image-mouvement narrative, et voir ses dessins et ses lithographies comme des coupes instantanĂ©es ou des extraits de rĂ©cits plus vastes, de mondes diĂ©gĂ©tiques singuliers, ou au contraire, un enfant de Bacon, c’est-Ă -dire chercher avant tout dans son Ĺ“uvre une « logique de la sensation Â» vouĂ©e Ă  la saisie d’affects purs, d’une « pitiĂ© pour la viande Â» (pour le corps rĂ©duit Ă  l’état de viande par le dĂ©sir et la souffrance), d’une nouvelle « hystĂ©rie de la couleur Â» interdisant d’avance toute interprĂ©tation trop intellectuelle, pour reprendre les analyses de Deleuze Ă  propos du peintre anglais, et ainsi voir essentiellement les films de Lynch comme des tableaux en mouvement ?

D.Lynch, Two Figures in Bed.

Parions pourtant qu’à poser la question en ces termes on risque de s’interroger encore longtemps, sans fin. Tant il est Ă©vident qu’on peut dĂ©montrer avec autant de force et d’arguments convaincants l’une et l’autre de ces deux lectures, suivant la perspective adoptĂ©e. Soit, par exemple, la lithographie Two figures in bed (2007). Explicitement, ce sont Ă  la fois une rĂ©appropriation de et un hommage Ă  Two figures de Bacon (1953) : les corps lĂ  aussi se fondent l’un dans l’autre configurant leur propre Umwelt, espace ambiant de dĂ©sir et de douleur, en rempart contre toute perception extĂ©rieure, rĂ©duite elle-mĂŞme Ă  osciller mais suivant d’autres coordonnĂ©es. Mais presque aussi explicitement on peut voir lĂ  une rĂ©pĂ©tition quintessenciĂ©e de la scène d’amour hĂ©tĂ©rosexuelle, magnifique et brutale, entre Dorothy et Jeffrey dans Blue velvet, tout comme de la scène d’amour homosexuelle, aussi terriblement Ă©rotique que lourde de catastrophes Ă  venir, entre Betty/Diane et Rita/Camilla dans Mulholland drive, inscrivant d’emblĂ©e cette image dans le monde lynchien des dĂ©sirs interdits, dangereux, merveilleux, au sein duquel les genres s’estompent autant que la frontière entre rĂ©alitĂ© et fantasme. Donc d’un cĂ´tĂ©, une image-citation qui arrache les corps Ă  toute histoire, sinon celle de l’art, de l’autre une image-reprise rĂ©pĂ©tant une histoire Ă  la fois mĂŞme et autre de dĂ©sir et d’angoisse. Or bien impossible de dire ici quelle lecture est la plus vraie d’autant qu’il n’est pas sĂ»r que ces deux scènes fameuses de Lynch ne soient pas elles-mĂŞmes filmĂ©es dĂ©jĂ  sous influence de cette peinture baconienne, comme il n’est pas sĂ»r que ce remake de Bacon ne soit pas une tentative de sortir de la narrativitĂ© filmique — on n’y retrouve pas les stries de lumière essentielles chez Bacon comme dans les films de Lynch, ni les draps blancs, seulement une tache noire-sang comme si tout Ă©tait donnĂ© ici, dans la lithographie, sans souci de rĂ©pĂ©ter une mĂŞme histoire : juste une capture muette et im-monde au sens propre ou beckettien, c’est-Ă -dire dĂ©pourvu de monde — deux corps Ă  la dĂ©rive, « les lits d’amour sont seuls au monde Â» comme dit Norge.

Rideaux. –  Regarde : la disparition est la loi du cinĂ©ma. InvisibilitĂ© du support, photogrammes Ă©vanouis dans le dĂ©filement de l’image, dissipĂ©s dans l’immatĂ©rialitĂ© des fichiers numĂ©riques, dispersĂ©s dans l’ubiquitĂ© des projections simultanĂ©es, hors-lieu, partout en mĂŞme temps. Eclipse des images rĂ©sorbĂ©es Ă  leur tour dans le rĂ©cit qu’elles dĂ©roulent, et des acteurs transfigurĂ©s en personnages. Abstraction du rĂ©cit et des personnages mĂŞmes, repliĂ©s dans le point sans Ă©paisseur du pitch ou dans l’implosion d’une explication finale – explication que publicitaires et commentateurs s’appliqueront bientĂ´t Ă  faire disparaĂ®tre dans la leçon censĂ©e en tenir lieu, dans la morale qu’un slogan suffirait Ă  rĂ©sumer. Si le cinĂ©ma est nĂ© dans les baraques foraines, Ă  cĂ´tĂ© de la scène oĂą s’exhibent les monstres, c’est qu’il est insĂ©parable de ce tour de passe-passe oĂą d’un mĂŞme geste on efface ce qu’on fait mine de montrer, de cette dialectique oĂą la mise en prĂ©sence immĂ©diate du phĂ©nomène vaut nĂ©gation d’un ici et maintenant devenus formes vides : Hegel en a rĂŞvĂ©, Georges Meliès l’a fait. La douleur d’Elephant man vaut, Ă  ce titre, origine du cinĂ©ma, tant Joseph Merrick souffre moins d’être vu que d’être dissipĂ© par les regards qui le traversent, ne voient de lui que son corps, mais ne voient son corps que comme celui d’un animal ; et les rideaux qui, dans notre enfance, masquaient l’écran au public avant les projections n’ouvrent, comme la harangue du bateleur de foire, que sur le nĂ©ant d’une promesse déçue, sur la sidĂ©ration exorbitĂ©e de ne pas voir ce que l’on voit. 

Il s’agit donc de retourner le cinĂ©ma, d’interrompre et de renverser cet emboĂ®tement de disparitions successives, de dĂ©faire aussi ce nĹ“ud qui, dans le dĂ©sir des spectateurs, entrelace l’appĂ©tit de regarder Ă  la hantise de voir. Il s’agit de briser le legato de la reprĂ©sentation, de rendre l’image Ă  son intransitivitĂ© de pierre dure, Ă  sa raideur de bĂ»che : « Un jour j’ai demandĂ© Ă  David : qu’est-ce que reprĂ©sente Sailor et Lula ? et il m’a rĂ©pondu : une heure quarante-cinq de pellicule, Ă  peu près Â». Aussi les rideaux qui encadrent la chambre de Blue Velvet, les tentures du club Silencio ou celles de la red room oĂą rĂŞve Dale Cooper dans Twin Peaks, le sac de jute oĂą Joseph Merrick enfouit son visage, valent-ils d’abord en ce que bloquant le regard, ils lui imposent un point d’arrĂŞt indĂ©chirable. Son opacitĂ© mĂŞme fait signe Ă  une sĂ©rie de refus obligeant le public Ă  rebrousser chemin, Ă  renoncer Ă  la sĂ©rie de disparitions sur lesquelles il compte pour s’éviter de voir – le conte sera sans morale, l’explication ne viendra pas, le rĂ©cit sera dĂ©membrĂ© et quand bien mĂŞme Lynch abandonne la pellicule, faisant le choix du numĂ©rique, il ne cesse d’alerter : dans un pastiche hilarant des publicitĂ©s pour l’Iphone, il explique d’une voix calme et affligĂ©e, derrière un micro et devant un rideau rouge que l’on ne saurait faire l’expĂ©rience d’un film sur « un putain de tĂ©lĂ©phone Â», qu’il y a lĂ  une attristante tricherie (« you think you have experienced the film, but you’ll be cheated, it’s such a sadness, you think you’ve seen a film on a fucking telephone – get real. Â»). Cette tricherie, pourtant, n’est pas incidente, et il ne suffit pas de lui opposer la nostalgie des salles obscures : parce qu’elle fait corps avec le cinĂ©ma mĂŞme, c’est de l’intĂ©rieur de ce dernier qu’il faudra dĂ©ployer les moyens propres Ă  faire l’expĂ©rience du film, Ă  rendre sensible, intolĂ©rablement sensible, la prĂ©sence et les Ă©tats du corps. Les hĂ©roĂŻnes de Lynch peuvent bien ĂŞtre diaphanes ou sĂ©duisantes, get real : ma bĂ»che a quelque chose Ă  vous dire.

D.Lynch, Twin Peaks.

On pourrait gĂ©nĂ©raliser ce chassĂ©-croisĂ© du renvoi signifiant et de l’image-corps a-signifiante. Car en un sens toutes les histoires que nous racontent les films de David Lynch sont parfaitement banales, comme dit Diane Arnaud. Elles ne font que rejouer des histoires mille fois connues de tous : la douleur de la diffĂ©rence, l’ambivalence du dĂ©sir, la jalousie, la vengeance, la passion d’être un autre, bref l’origine honteuse de notre dĂ©sir de rĂŞver — pudenda origo, vieille histoire. Comme si tout le fond du propos lynchien Ă©tait d’essence extra-diĂ©gĂ©tique voire anti-diĂ©gĂ©tique (au sens oĂą la diĂ©gèse est l’ensemble de l’univers spatio-temporel constituĂ© par le rĂ©cit) : sous les secrets, les mystères, les troubles, il n’y aurait au fond qu’une rĂ©alitĂ© un peu moins innocente et glamour mais tout aussi plate que celle offerte au premier abord ; comme si la poĂ©sie mystĂ©rieuse du rĂ©cit et la fĂ©conditĂ© de l’imaginaire Ă©taient au fond toujours prises en sandwich entre le monde plat du clichĂ© (gentil garçon Ă  brushing et gentille fille choucroutĂ©e se rencontrant dans l’American way of life) et le monde plat du rĂ©el (plus brutal, plus sanglant, fait de meurtres, de douleurs, de dĂ©sirs angoissĂ©s ou frustrĂ©s, mais ni plus, ni moins valeureux). Vaste entreprise de dĂ©mystification : pauvretĂ© des corps et des organes dès que dĂ©tachĂ©s et rendus Ă  leur noir et blanc, pauvretĂ© des affects en vĂ©ritĂ© assez animaux dès qu’épinglĂ©s sur un tableau de naturaliste,  pauvretĂ© des postures (debout, couchĂ©, ou simplement sans repère et sans direction) dès que dĂ©tachĂ©es des illusions qu’elles racontent. Mais, en un autre sens, tous ces dessins, lithographies, images de court-mĂ©trages expĂ©rimentaux ne tiennent pas en place : ils sont d’emblĂ©e pris dans les corridors du rĂŞve et du renvoi et nous racontent au premier regard des histoires qui se poursuivent ailleurs — l’art plastique de David Lynch est un art en sĂ©rie oĂą chaque image s’explique, se complique par une autre, et mĂŞme en un sens contient toutes les autres. En bref, il n’y a pas Ă  choisir, que l’on considère tout Lynch ou seulement son Ĺ“uvre plastique ou seulement son Ĺ“uvre cinĂ©matographique, entre narration et figure, entre diĂ©gèse et mimĂ©sis : c’est Ă  chaque fois une invitation Ă  une entrĂ©e et Ă  une sortie, Ă  une hermĂ©neutique infinie et Ă  une sidĂ©ration immĂ©diate de l’image.

D.Lynch, Blue Velvet.

Tentons donc une autre hypothèse. Si l’on veut comprendre David Lynch et son Ă©trange schizophrĂ©nie (ou gourmandise, car peut-ĂŞtre est-ce la mĂŞme chose) entre les beaux-arts et le cinĂ©ma (et mĂŞme la musique, la performance : quoi d’autre encore Ă  venir ?), entre diffĂ©rentes « manières de faire des mondes Â» (suivant la forte expression de Nelson Goodman pour dĂ©signer nos capacitĂ©s logiques et perceptives Ă  ne jamais nous laisser enfermer dans un mĂŞme monde, et diffĂ©rentes manières de les dĂ©faire), entre histoires et fins de l’histoire, il faut peut-ĂŞtre remonter avant, dans le cĹ“ur mĂ©taphysique de cette disjonction, Ă  savoir le problème de l’union et de la dĂ©sunion de l’âme et du corps. Dans la philosophie anglo-saxonne actuelle, de Gilbert Ryle Ă  Hilary Putnam, cela s’appelle le « mind-body problem Â». Et ce problème est le suivant : comment l’âme peut-elle agir sur le corps et inversement, si corps et âme renvoient Ă  deux substances sans rapport,  d’un cĂ´tĂ© une espèce de machine, de l’autre une sorte de « fantĂ´me dans la machine Â» (dualisme) ? et sinon, si âme et corps renvoient Ă  une mĂŞme substance (monisme), comment expliquer les expĂ©riences constantes de disjonction entre l’âme et le corps que l’on fait sans arrĂŞt (expĂ©riences de la volontĂ©, c’est-Ă -dire des dĂ©crets de l’âme s’imposant directement au corps, de la passion, c’est-Ă -dire de l’âme envahie et possĂ©dĂ©e par les affects du corps, de bouts de corps dĂ©pourvues d’âme (un bras plein de douleurs (la lithographie Arm of sores, 2007) ou  une oreille trouvĂ©e en chemin (Blue velvet, 1986)), ou de bouts d’âmes dĂ©pourvus de corps (fantĂ´mes Ă©tiques, Ă  peine fantĂ´mes comme dans Twin Peaks ou dans la lithographie « Man floating in room alone Â», 2009) ?

D.Lynch, Man Floating on a Room Alone.

C’est lĂ  un problème radicalement mĂ©taphysique, c’est-Ă -dire un problème qui ne saurait recevoir la moindre rĂ©ponse de l’expĂ©rience : d’un cĂ´tĂ©, nous sentons trop que nous sommes sans cesse double, double entre ce que nous voulons et ce que nous dĂ©sirons comme entre ce que nous pensons et ce que nous voyons (dualisme) ; de l’autre, nous sentons trop, Ă  d’autres moments, que nous sommes un, non seulement chaque particule de notre corps exprimant chaque mouvement de notre âme et inversement mais chaque geste et chaque mouvement se dĂ©ployant dans un monde qui n’est pas autre mais sien et mĂŞme, Ă  la fois partagĂ© (par tous) et unifiĂ© (pour tous). C’est sans doute pourquoi les rĂ©ponses de la philosophie analytique et purement rationnelle sont aussi pauvres : que peut-elle Ă©grener sinon des positions abstraites et arbitraires pour esprits abstraits et arbitraires ?

Cheveux. – Ecoute : « morbide Â» est en français un Ă©trange adjectif. Sur sa face subjective et psychologique, il dĂ©signe la fascination que peut susciter, chez chacun, l’épuisement de la vie dans les corps, et les infinies manières dont le mort peut y saisir le vif (la difformitĂ© d’un crâne ou la claudication d’une silhouette, le trou bĂ©ant que masque le bandeau sur l’œil d’une femme encore belle, les sĂ©crĂ©tions que laisse sourdre le corps obèse du baron Harkonnen privĂ© de ses prĂ©cieux tubes, les lividitĂ©s cadavĂ©riques sur le corps d’une actrice suicidĂ©e, la bave aux lèvres de Leo Johnson après son accident, etc). Mais sur sa face objective, et lorsqu’il intervient cette fois dans le lexique mĂ©dical, l’adjectif « morbide Â» dĂ©signe un processus dont les symptĂ´mes, les Ă©pisodes, l’évolution attestent de l’activitĂ© et de la virulence : syndrome de ProtĂ©e oĂą la boĂ®te crânienne semble vouloir Ă©chapper Ă  ses limites propres pour inventer ses propres formes, pulsions brisant les digues, bataille d’insectes sous la pelouse de la normalitĂ©, grondement de la flore intestinale par quoi le cadavre travaille Ă  sa propre dĂ©composition. Aussi la morbiditĂ© n’est-elle pas l’attirance de la vie pour la mort ou la maladie, sans dĂ©signer en mĂŞme temps la mort et la maladie comme lieux et comme manifestations d’une vitalitĂ© souterraine, d’une puissance inhumaine Ă  laquelle la santĂ© nous rend heureusement sourds ; si la santĂ© est selon la formule du mĂ©decin RenĂ© Leriche « la vie dans le silence des organes Â», la morbiditĂ© pourrait bien alors ne pas se rĂ©sumer Ă  un dĂ©sir d’auto-destruction, pour constituer une condition de perception des corps en vie – ou plutĂ´t, de cette vie des corps qui n’est pas exactement la nĂ´tre, vie oĂą l’on ne saurait ni manquer de se reconnaĂ®tre (et lĂ  est la fascination), ni Ă©viter de devenir Ă  nous-mĂŞmes mĂ©connaissables (et lĂ  est l’étrangetĂ©). A ce titre, et Ă  ce titre seulement, l’œuvre de David Lynch peut ĂŞtre dite morbide : elle fait, de bout en bout, du dĂ©règlement des corps et de la disparition de leurs habitants le moyen d’une apparition des corps eux-mĂŞmes ; elle transforme les dĂ©sastres de la chair en scène oĂą les corps prennent vie, et notre dĂ©goĂ»t fascinĂ© en dĂ©marche d’explorateur. 

Ce qu’il y a de corps dans un corps : le visage de Laura Palmer, semé de grains de sable, cheveux collés par le sel, serti dans le plastique, n’est pas seulement l’image traumatique de Twin Peaks. Il marque surtout l’apparition du corps même, renouant en cela avec la tradition picturale de la Pieta, cette scène où le Christ, d’être couché au pied de la Croix, de n’être plus souffrant et pas encore ressuscité, peut un instant être saisi et peint comme matière, et sa pâleur devenir l’occasion d’exhiber ce qui fait la matérialité même du tableau – la couleur. (Noter ceci, au passage : si l’oeuvre peint de Lynch est tourné vers le dessin, son cinéma est celui d’un coloriste, et le bleu qui nimbe Laura Palmer, comme le crème et le violacé du cadavre de Rita dans la pénombre de Mulholland drive, comme la veste jaune et le sang rouge du gangster Gordon pétrifié dans la chambre de Dorothy Vallens, sont inséparables du moment de la mort qui, suspendant l’obligation de les y reconnaître en personne, nous les offre comme corps). Il n’est pas sûr, de même, que l’on aie jamais réellement vu une oreille avant que Kyle McLachlan s’en saisisse, coupée, entre deux doigts.

Reste qu’on ne saurait limiter ce jeu de la morbiditĂ© aux seuls cadavres : en rĂ©alitĂ©, il s’agit moins pour Lynch de gloser sur la vie dans la mort que de faire apparaĂ®tre la vie dans la vie. C’est affaire d’échelle : vie gĂ©ante du ver Shai-Hulud qu’une pulsation rĂ©gulière suffit Ă  faire surgir du sable de la planète Dune, ou travail microscopique des nĂ©crophages. C’est affaire de temps : la nuit sans fin de Lost Highway, la terreur qui, saisissant rĂ©gulièrement la scène de Rabbits, transforme le spectateur en lapin frĂ©missant, coeur battant dans la lumière des phares. C’est affaire, surtout, de dĂ©formations et d’excroissances par oĂą les frontières du corps que nous appelons le nĂ´tre se trouvent rendues Ă  leur prĂ©caritĂ©, mais dotĂ© par lĂ -mĂŞme de puissances imprĂ©vues. MĂŞme les films les plus apparemment apaisĂ©s ou « joyeux Â» de Lynch ne glorifient la vie que sur le fond de ses dĂ©pendances non-humaines : la cigarette et les pochettes d’allumettes dans Sailor et Lula (« Quand as-tu commencĂ© Ă  fumer ? â€“ A quatre ans Â») communiquent avec l’incendie qui a tuĂ© le père de l’hĂ©roĂŻne, et avec la fumĂ©e dont Lynch note qu’elle est « tellement active : elle ne reste jamais immobile, elle est sensible Ă  la moindre brise, elle change donc tout le temps Â») ; et la tondeuse Ă  gazon sur laquelle Alvin Straight, dans Une Histoire vraie, traverse les Etats-Unis, parce qu’elle est moins l’instrument que le vecteur de son entĂŞtement, fait discrètement signe au masque Ă  oxygène qui provoque chez Dennis Hopper des accès de rage incontrĂ´lables. 

D,Lynch, Nudes and smoke.

« On ne sait pas ce que peut un corps Â» : dans la formule de L’Ethique rĂ©pĂ©tĂ©e Ă  l’envi depuis Gilles Deleuze, David Lynch rend moins sensible Ă  l’éloge de la puissance qu’à la part inquiĂ©tante d’inconnu, rĂ©vĂ©lĂ©e lorsque l’indĂ©fini d’« un Â» corps perce sous le vernis de la normalitĂ©, lorsque je cesse d’être certain que ce corps est mon corps, que sa vitalitĂ© m’appartient encore. Problème des cheveux, dont on raconte que comme les ongles ils poussent encore dans le secret de certains cercueils. Il faudrait faire l’histoire de la filmographie lynchienne du point de vue des cheveux, casques blonds et bruns de Naomi Watts et Laura Harring, spikes pĂ©roxydĂ©es de Sting dans Dune, coupe en arrière de Nicolas Cage (dont les avatars capillaires , par ailleurs, sont Ă  eux seuls une Ă©popĂ©e), tĂŞte de mĂ©duse ou diadème de Laura Palmer, tignasse hirsutes de Bob dans Twin Peaks ou du monstre-clochard vivant derrière le mur du Winkies dans Mulholland drive. Les cheveux ne sont pas mon corps, ils entretiennent avec lui une relation parasitaire ou symbiotique : que l’on ne sache pas ce que peuvent les cheveux, Eraserhead est sans doute le manifeste – et les cheveux de Lynch sont sa belle maladie.

Reprenons. On pourrait dire que toute l’œuvre de David Lynch, innervée autant par les nouvelles disjonctions/conjonctions que rend possible l’art cinématographique (image/son, champ/contrechamp, image fixe/image mobile, surimpressions, fondus, etc.) que par la philosophie orientale où la question de la disjonction de l’âme et du corps ne se pose pas de la même façon, voire ne se pose pas du tout, est une tentative pour nous replonger dans ce problème des rapports mystérieux entre l’âme et le corps, pour nous permettre de l’expérimenter in vivo, donc pour produire non pas une nouvelle métaphysique de l’expérience mais une expérience de la métaphysique, autrement dit pour faire de cette question d’apparence abstraite le nom d’une expérience éminemment concrète mais aussi éminemment multiple et créatrice, suscitant des réponses non pas a priori et dogmatiques, mais à chaque fois contextualisées et problématiques. Disons au moins trois.

D.Lynch, Eraserhead.

Première rĂ©ponse possible, l’esprit n’est qu’une Ă©manation du corps, un appendice Ă©mergent et problĂ©matique. Dans le court-mĂ©trage Alphabet, une tĂŞte pousse sur un corps en images animĂ©es, devient rougeoyant, Ă  la fois cerveau et sexe, avant de s’ensanglanter et de fondre littĂ©ralement — simple excroissance de douleur inutile ?—, pour rĂ©apparaĂ®tre en masque puis en boite que l’on emplit de lettres. Dans la lithographie New head, la tĂŞte sombre entourĂ©e d’un halo de gris, s’envole, remplacĂ©e au sommet du tronc par un curieux piĂ©destal lumineux Ă  moitiĂ© symbolique (le symbole est inachevĂ© ou on ne le reconnaĂ®t pas : une sorte de demi-Ă©toile de David). Etrange kabbale ou franc-maçonnerie du corps : « I fix my head Â» comme dit une lithographie de 2010. On se souvient encore de la scène de cet Ă©trange théâtre de Eraserhead oĂą la tĂŞte de Jack Nance tombe Ă  terre tandis qu’une nouvelle tĂŞte monstrueuse pousse et gĂ©mit sur son corps laissĂ© en plan. RĂ©ponse effectivement matĂ©rialiste Ă  chaque fois : l’esprit n’est qu’une idĂ©e du corps, la tĂŞte n’est qu’une excroissance du tronc. Mais mystère du matĂ©rialisme : si tout est corps matĂ©riel, machine gĂ©omĂ©trique, chimique ou organique, alors l’esprit ou l’âme, en-dehors du cerveau, n’est que plus que fantĂ´me dans la machine ou dans la coquille, ghost in the shell, reprĂ©sentation flottante et indĂ©terminĂ©e : il peut ĂŞtre encore du corps (tĂŞte ou cerveau), ou bien une simple image ou un simple masque au statut incertain, entre rĂ©el et symbolique, ou une boite, une machine d’enregistrement, une caisse de rĂ©sonance, un amplificateur des affects qui marquent le corps, ou encore les lettres dispersĂ©es du langage.

D.Lynch, Dune.

Seconde rĂ©ponse possible, exactement inverse : c’est plutĂ´t le corps qui Ă©mane de l’esprit, de la tĂŞte, qui en produit le schĂ©ma et en assure l’unitĂ© contre les risques de morcellement provoquĂ© par le dĂ©sir ou le rĂ©el. Le dessin Head and body le rĂ©sume au mieux. On y voit un corps entier, corps et tĂŞte, mais minuscule, enfantin, tenter, bien qu’encore tenu par un Ă©trange cordon ombilical, de s’envoler d’une tĂŞte sans corps et difforme, sinon rĂ©duit Ă  une trachĂ©e sectionnĂ©e et dĂ©nudĂ©e. Le corps n’est plus qu’une sorte d’homoncule ou d’ Â« hommellette Â» comme disait Lacan, qui vole, tel le baron Harkonnen dans Dune, au-dessus des esprits et des beautĂ©s morales. RĂ©ponse comiquement idĂ©aliste ici : le corps n’est qu’une sensation de l’esprit, ou un faisceau de sensations, le produit d’un schĂ©ma corporel ou d’une machinerie forgĂ©s par l’esprit. Mais mystère tout autant de l’idĂ©alisme : si tout n’est plus que perception de l’esprit, alors c’est le corps lui-mĂŞme qui devient non plus fantĂ´me mais marionnette ou monstre, hĂ©sitant entre l’image et le symbole comme entre fantasme et rĂ©alitĂ© construite. Dans la rĂ©ponse matĂ©rialiste, on ne savait plus ce qu’était un esprit et ce qu’il pouvait exactement ; dans la rĂ©ponse idĂ©aliste, on ne sait plus ce qu’est un corps et ce qu’il peut exactement.

Bigoudis. – Reconnais-le : rien de plus complexe Ă  faire apparaĂ®tre que le corps d’un acteur. Si les corps d’acteurs (leurs mouvements, leur allure, la manière dont ils prennent ou renvoient la lumière) sont bien le matĂ©riau du cinĂ©aste, leur prĂ©sence est rendue Ă©vanouissante par le fait de se situer Ă  l’entrecroisement de deux identitĂ©s oĂą la corporĂ©itĂ© mĂŞme est matĂ©riellement perdue : l’identitĂ© biographique de leur personne publique, qui vaut volontiers mot de passe ou nom de code (Isabella Rossellini) ; l’identitĂ© narrative du personnage qu’ils « incarnent Â», Ă  cette nuance près que l’incarnation n’est pas alors investissement d’un corps mortel, mais superposition du rĂ´le Ă  la sĂ©rie immatĂ©rielle des autres personnages successivement jouĂ©s, inscription dans une succession vouĂ©e Ă  se prolonger dans d’autres films. 

A cet Ă©gard, le cinĂ©ma est sans doute au plus loin de la peinture, et une part de l’art de David Lynch consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  dĂ©jouer cette difficultĂ©, Ă  disjoindre et Ă  compliquer le rapport entre les deux ordres, Ă  troubler la « distribution Â», en tous les sens du terme – casting, et règle du rapport entre les acteurs et leur rĂ´le. TantĂ´t il choisira de faire endosser ses personnages Ă  des acteurs d’allure trop âgĂ©e pour le rĂ´le : si Blue Velvet est Ă  ce point troublant, cela tient peut-ĂŞtre moins aux perversions qui s’y trouvent mises en scène qu’à la façon dont Kyle McLachlan est, dĂ©jĂ , lĂ©gèrement trop poussĂ© en graine pour ce qui se donne initialement comme un teenage movie, de mĂŞme qu’il semble engoncĂ© dans l’armure de cuir du hĂ©ros de Dune, luttant corps Ă  corps avec un Sting dont l’image de chanteur ne se laisse pas, de son cĂ´tĂ©, tout Ă  fait oublier. (Kyle McLachlan : l’aisance de jeu de Cary Grant, mais une tĂŞte un peu grosse, un rien de prognathie qui arrĂŞtent le regard). De mĂŞme, dans Sailor et Lula, l’épisode central du viol de Lula exhibe le corps de cette dernière dans la mesure exacte oĂą il disconvient Ă  la scène : parce qu’elle se donne comme un flashback de l’hĂ©roĂŻne perdue dans ses souvenirs, la sĂ©quence de viol la montre petite fille sanglotant en chien de fusil, bigoudis sur la tĂŞte – mais la montre dĂ©jĂ  prise dans le mĂŞme corps que nous voyons, au prĂ©sent, dans la chambre d’hĂ´tel oĂą elle raconte son traumatisme ; on sait alors moins grĂ© Ă  Lynch de nous Ă©pargner la vision d’une adolescente rĂ©elle, et rĂ©ellement violĂ©e, qu’on ne s’inquiète de la collusion entre notre regard et celui du père, si la très jeune fille est bien la mĂŞme que celle que nous trouvions attirante, il y a une seconde Ă  peine. TantĂ´t, le cinĂ©aste dĂ©ploiera au contraire une galerie de personnages lissĂ©s de toute aspĂ©ritĂ©, les rendra mutuellement interchangeables en ramenant leur identitĂ© Ă  un « look Â» renvoyant, Ă  la fois, Ă  la tradition des stars artificielles, Ă  l’imagerie publicitaire et Ă  celle de la tĂ©lĂ©vision – jusqu’à ce qu’installĂ©s dans ce dĂ©filĂ© sans couture, nous soyons brutalement rendus Ă  la vision de leurs hurlements et de leurs faces ensanglantĂ©es. Il vaudrait ici la peine de citer en long les notes que Serge Daney, dans son journal, consacrait Ă  Twin Peaks, soulignant que « la persĂ©vĂ©rance dans leur apparence devient l’être de ces personnages Â», notant que de la sĂ©rie B Lynch « tire l’aspect Dana Andrews du mĂŞme personnage (minĂ©ral-ultra peignĂ©) et un certain clonage des corps Â», et traçant Ă  travers la rĂ©fĂ©rence Ă  Hitchcock (« mĂŞme obsession sexuelle entre l’égrillard et le phobique, mĂŞme oscillation entre l’organique peu ragoĂ»tant et le glacis d’une surface lisse Â»), la filiation d’un maniĂ©risme « très proche du plaisir de l’enfant qui joue Ă  Ă©ventrer ses poupĂ©es ou dĂ©mantibuler ses jouets Â». TantĂ´t, Ă  l’occasion, Lynch ira jusqu’à ne nommer l’acteur que pour le soustraire sous notre nez – « Naomi Watts Â» portĂ©e au gĂ©nĂ©rique pour ĂŞtre enfouie sous une tĂŞte de lapin, et son corps pris dans une vilaine robe, mais son rĂ´le Ă©galement perdu dans l’anonymat de l’animal et dans celui de la mĂ©nagère. Ni actrice, alors, ni personnage : Naomi Watts fait dans Rabbits, comme on dit, une apparition.

Troisième rĂ©ponse alors, au problème des rapports entre l’âme et le corps – rĂ©ponse la plus ferme, la plus naturelle dans certaines philosophies orientales mais la plus contre-intuitive par rapport Ă  l’expĂ©rience occidentale commune et donc la plus mystĂ©rieuse pour nous : l’esprit c’est le corps, le corps c’est l’esprit. C’est peut-ĂŞtre la première rĂ©ponse de David Lynch mais ce ne sera jamais la seule. Dans son premier court-mĂ©trage d’animation, peinture baconienne en mouvement, Six men getting sick, six tĂŞtes tombent malades d’un estomac qui leur pousse subitement, se palpent comme elles peuvent avec des mains volantes,  jusqu’à vomir tout leur corps, toute leur tĂŞte, et Ă  n’être plus que corps Ă©pars et morcelĂ©s d’oĂą ressurgissent par effet de loop (la mĂŞme scène est reproduite six fois en boucle) les tĂŞtes initiales. La tĂŞte, c’est le corps, le corps c’est la tĂŞte. De mĂŞme toute la construction de Mulholland Drive reprend en un sens ce principe de la boucle ou du looping entre corps et âme : toute l’histoire initiale de corps et de dĂ©sirs n’est que le fantasme de l’esprit frustrĂ© de Betty/Diane (Naomi Watts), mais ce fantasme ne provient lui-mĂŞme que du pauvre corps se masturbant pathĂ©tiquement de la mĂŞme Betty/Diane.

Ni matĂ©rialisme, ni idĂ©alisme ici, mais monisme, c’est-Ă -dire identitĂ© du corps et de l’esprit. C’est aussi la rĂ©ponse de la spiritualitĂ© hindoue : le yogi est tout entier esprit et corps, indistinctement. Mais qui est capable de devenir un vrai yogi et de perdre tout sens de la distinction entre âme et corps ? Mystère des sagesses souveraines d’Asie. Et c’est encore la rĂ©ponse d’un certain Descartes, celui de la sixième des MĂ©ditations mĂ©taphysiques qui, après posĂ© la diffĂ©rence substantielle entre âme et corps, remarque que l’homme n’est ni pure âme, ni pur corps, mais « union de l’âme et du corps Â», union qu’il nomme la troisième « notion primitive Â», c’est-Ă -dire notion indĂ©composable qu’il faut accepter comme telle, dans son mystère mĂŞme qui s’exprime notamment, chez Descartes, dans le mystère de la sensation : dans la sensation, je perçois clairement que ce que je ressens est vrai, donc que mon âme (première notion primitive) et mon corps (seconde notion primitive) sont liĂ©s indĂ©fectiblement et vĂ©racement, sans malin gĂ©nie s’interposant entre les deux (troisième notion primitive), mais ce sans que je puisse expliquer cette union autrement que par la rĂŞverie d’une « glande pinĂ©ale Â» (chez David Lynch une trachĂ©e, un cordon, un Ĺ“sophage) qui permettrait la communication entre l’âme et le corps. Et c’est enfin la rĂ©ponse de Spinoza, plus radicale mais du mĂŞme coup plus mystĂ©rieuse encore puisqu’elle repose sur l’identitĂ© absolue de l’intuition vraie et de l’action : quand je perçois par la connaissance intuitive (3ème genre de connaissance), au-delĂ  de la simple connaissance rationnelle (2ème genre), je suis immĂ©diatement dans l’action et dans l’expĂ©rience de mon Ă©ternitĂ© (et chez David Lynch, dès qu’il y a action, il n’y a plus de diffĂ©rence entre l’âme et le corps, et le temps vrille en boucle).

Donc trois rĂ©ponses possibles, mais, et l’essentiel est lĂ , aucune ne l’emporte clairement sur l’autre : penser en artiste, semble nous sussurer David Lynch, ce n’est jamais trancher entre ou opposer ces diffĂ©rentes manières de vivre les rapports entre son corps et son âme — c’est se mouvoir sans cesse entre elles.

Roy Orbison. – Rappelle-toi : dans le débat métaphysique sur le statut de l’âme, on minore souvent la dimension biologique auquel le concept est historiquement attaché. Si l’âme est, traditionnellement, siège de la connaissance, si d’autre part la question se pose du salut qui lui est promis, on perd de vue le fait qu’elle fut d’abord principe d’animation, élément susceptible de rendre compte des spécificités des corps vivants, de leur aptitude à se mouvoir, se reproduire ou croître et conserver leur forme. Aussi les antiques, Aristote le premier, firent-ils de l’âme le principe de développement du corps organisé, l’acheminant vers sa forme normale et adulte, au risque de diviser les choses de la nature selon que, vivantes ou inertes, y agissait ou non ce principe mystérieux. Il revient à Descartes d’avoir rompu ce fil, d’avoir renvoyé chacune de leur côté la matière régie par ses lois mécaniques et une âme strictement incorporelle, nulle part localisable (ni un feu, ni un souffle), accessible seulement à la réflexivité de la conscience pour peu que celle-ci, justement, ait mis en doute l’existence même des corps au prix de suppositions improbables – il se pourrait somme toute que, croyant être ici, je me tienne rêvant tout nu dedans mon lit, ou qu’un malin génie me trompe… A cet égard, et quitte à oser le paradoxe, on pourrait soutenir que Lynch est un cinéaste profondément cartésien. Non seulement parce que le rêve occupe, de film en film, une place constante, et parce que les plans aménagent ce vacillement caractéristique quant à la certitude d’être effectivement ici (les films, eux aussi, s’endorment et se réveillent, Dale Cooper circule librement du monde réel à l’onirique, et s’assoupir à la vision d’Inland Empire pour se réveiller hébété devant la neige de l’écran appartient encore à l’expérience du film). Mais surtout parce que ce moment du rêve a pour fonction de laisse retomber, côte à côte, l’ordre des corps et celui d’âmes qu’aucun lieu ne saurait contenir. Sans doute est-ce là un cartésianisme monstrueux : les corps, loin de se ramener à des machines, y ont leurs pulsations propres, et l’individualisation des âmes y est toujours précaire.

D.Lynch, Angriest Dog In The World.

Reste que cette autonomie des âmes, le caractère insituable et disjoint de l’esprit, est l’une des clefs de cette oeuvre. La série dessinée The Angriest Dog in the World en propose la démonstration rigoureuse. Dans chaque strip, quatre fois, l’image d’un chien tirant furieusement sur sa laisse y revient, cependant qu’hors-champ des paroles se tiennent, et c’est une triple leçon : la parole n’est nulle part ; la pulsion destructrice s’exerce de son côté, et la nuit tombe selon ses lois propres ; mais les paroles suffisent pourtant à donner, à chaque case, un sens différent au même dessin, comme dans ces expériences menées en 1922 par le cinéaste Lev Kouletchov où, d’être successivement apposée à une image triste ou tendre, la vision identique d’un visage de femme prenait successivement pour le spectateur des significations opposées. L’âme, donc, n’innerve pas le corps ; elle se pose sur lui, lui confère émotions et tensions sans cesser pour autant de se tenir sur un tout autre plan, sans cesser de se faire entendre depuis son nulle part.

Une scène suffirait Ă  circonscrire l’idĂ©e. Le jeune homme innocent est amenĂ© de force par Frank Booth dans l’appartement-bordel tenu par Ben, jouĂ© par Sam Rockwell. Des voix sourdent, hors champ (« Donnie, oh Donnie, Donnie no, mama loves you Â», on n’en saura guère plus). Dean Stockwell dĂ©croche brusquement une lampe-torche fixĂ©e sur le mur, dĂ©roulant son fil comme celui d’un micro (une autre lampe Ă©tait prĂ©vue par Lynch, sur une table basse – l’âme souffle oĂą elle veut). La chanson commence, « a candy-coloured clown they call the sandman… Â», non la voix de l’acteur, mais celle de Roy Orbison, encore que les lèvres de Dean Stockwell bougent, celles de Dennis Hopper aussi, l’émotion est palpable, partagĂ©e. « On a donc mis un disque et Dennis et Dean se sont mis Ă  chanter ensemble. Tout d’un coup, Dennis s’arrĂŞte de chanter et regarde Dean – qui continue. Dennis Ă©tait tellement dans son personnage qu’il Ă©tait Ă©mu par la chanson de Dean/Ben. Et la scène se dĂ©roulait devant moi : c’était parfait Â». La complainte s’arrĂŞtera pourtant cut ; dans le claquement du lecteur-cassette, Frank Booth s’exclamera qu’il faut partir, baiser tout ce qui bouge et s’évanouira de l’écran d’un coup, la camĂ©ra cadrant encore une seconde le mur du fond dĂ©sertĂ©. Tout est lĂ . Le playback est un procĂ©dĂ© dĂ©jĂ  utilisĂ© dans Eraserhead, oĂą une femme difforme mime Dreams de Peter Ivers sur une scène Ă©troite ; dans les deux cas, le playback a charge de rendre sensible la disjonction rigoureuse entre l’image et la chanson, entre les corps et la soul, de sorte que leur synchronisation apparaisse problĂ©matique et qu’il devienne Ă©trange de voir ainsi le son avoir un tel effet sur les corps en prĂ©sence, bizarre sa manière de courir de lèvres en lèvres, et incomprĂ©hensible qu’un doigt suffise Ă  couper la musique jusqu’à ce que les corps s’effacent Ă  leur tour, happĂ©s par la logique du rĂŞve qui laisse subsister derrière elle la tonalitĂ© d’une ballade atmosphĂ©rique – tant il est vrai, cartĂ©siennement parlant, que l’âme est plus certaine que le corps. Lynch n’est certes pas le seul Ă  ordonner certains de ses films Ă  la couleur d’une musique issue, comme un fantĂ´me, de la mĂ©moire amĂ©ricaine ; mais lĂ  oĂą Jim Jarmusch cherche avant tout l’expression adĂ©quate d’un ordre dans l’autre – le rap dans la masse absente de Forrest Whitaker, ou la silhouette spectrale d’un Elvis en costume scintillant lorsque s’élève Blue Moon, dans la chambre d’hĂ´tel de Mystery Train –, Lynch organise la sĂ©paration minutieuse des plans, laisse la musique teinter le film depuis son insituable ailleurs. Choisit, en somme, Roy Orbison, dont la voix cristalline disconvenait au corps sans grâce, comme un fantĂ´me dans la machine. 

D.Lynch, Blue Velvet.

Admettons : il y a du Descartes chez David Lynch. Comme un Descartes hindou devenu fou qui ne saurait plus du tout quand il rĂŞve et quand il s’enfonce dans le rĂ©el des corps : Descartes dans la Klaver strasse d’Amsterdam ouvrant dans l’ivresse inquiète de l’aube des corps d’animaux morts/ David Lynch s’acharnant dans ses dessins et lithographies Ă  « examiner Â» et anatomiser des corps de femmes, d’hommes, d’animaux, de machines. Mais il y a tout autant du Spinoza. Car tout comme Spinoza est sans doute, dans l’histoire de la philosophie, le chainon manquant entre la rationalitĂ© occidentale, cĂ©rĂ©brale, dĂ©ductive, transcendante, et la spiritualitĂ© indienne, corporelle, intuitive, immanente (ou « transcendantale Â» dans le langage de la « mĂ©ditation transcendantale Â»), David Lynch est peut-ĂŞtre le mĂŞme chainon manquant dans l’histoire de l’art et du cinĂ©ma. Le croisement premier entre ces deux penseurs-artistes, artiste de l’image pour l’un, artiste du concept pour l’autre, ce serait la question du dĂ©sir : le dĂ©sir, c’est-Ă -dire la conscience de son appĂ©tit corporel, effort pour persĂ©vĂ©rer dans son ĂŞtre en se connectant aux corps extĂ©rieurs, est « l’essence de l’homme Â» chez Spinoza comme il est l’essence des dessins et du cinĂ©ma de David Lynch — tout part de lui, dans sa douleur comme dans sa joie. Et tout comme le dĂ©sir chez Spinoza se subdivise ensuite en joie (augmentation de sa puissance d’affecter et d’être affectĂ© — au sens une belle dĂ©finition de l’artiste) et en tristesse (diminution), puis la joie elle-mĂŞme en hilaritĂ©, amour, bienveillance, etc, et la tristesse en angoisse, colère, haine, jalousie, vengeance, etc., l’œuvre plastique comme cinĂ©matographique de David Lynch est elle-mĂŞme une vaste modulation de nos diffĂ©rentes manières de dĂ©sirer : pour le pire et pour le meilleur, pour l’angoisse (Jeffrey dans Blue velvet enfermĂ© dans le placard de Dorothy), pour la douleur (tant et tant de douleurs chez Lynch — visage de la petite fille transi de souffrances dans Alphabet tandis que le drap se couvre des mĂŞmes trous de douleur que dans la lithographie Arm of sores), pour la colère (la sĂ©rie de The angriest dog in the world), pour la haine (Franck Booth), la jalousie (Betty/Diane), la vengeance (Betty/Diane donnant la photo de Ritta/Camilla Ă  un tueur Ă  gages), mais aussi pour l’amour (partout), pour le dĂ©sir impartial de comprendre (partout), pour le refus radical du mĂ©pris et de la raillerie (aucun personnage, aucune figure de David Lynch n’est mĂ©prisable ou objet de raillerie : pathĂ©tique, burlesque, dĂ©risoire souvent, mais jamais infâme : le monstre est toujours notre frère, une part de nous-mĂŞmes). Et tout comme l’Ethique de Spinoza est un vaste mouvement pour « nous conduire comme par la main Ă  la bĂ©atitude Â» tout en passant par une nĂ©cessaire comprĂ©hension de la servitude de la nature humaine et de ses puissances sans fin d’auto-destruction, toute l’œuvre de David Lynch est un vaste mouvement pour nous reconduire Ă  la beautĂ© fragile d’un monde apaisĂ© et unifiĂ© tout en passant par toutes les formes d’angoisses, de frustration, d’éventration, de dĂ©voration (la lithographie Man eats dog, 2010) — c’est-Ă -dire toutes les formes qui hantent notre quotidien entre nos clichĂ©s de bonheur trop simples et nos intuitions d’un bonheur inouĂŻ mais au premier abord trop « rare et difficile Â».

D.Lynch, Sailor & Lula.

Le point central n’est toutefois pas encore lĂ . Il repose dans leur naturalisme commun. Le naturalisme de Spinoza est en effet un naturalisme assez particulier, puisque c’est un naturalisme qui n’oppose en rien la nature et l’artifice : si tout est nature, si tout est unifiĂ©, alors rien n’est contre-nature — les monstres, les machines, les fantasmes, les illusions : tout est d’une certaine manière naturel et rĂ©el. Or chez David Lynch, on trouve un naturalisme exactement semblable. C’est un naturalisme qui pense sans cesse la nature dans le risque constant de son dĂ©doublement : comme dessin naĂŻf, esquissĂ© sur un coin de table, sur une feuille d’écolier ou un papier Ă  lettre d’hĂ´tel Ă  la manière de Stendhal, et comme construction extrĂŞmement savante et artificielle ; comme vision idyllique et comme horreur sans nom ; comme dĂ©sir pornographique et comme dĂ©sir divin, amour intellectuel de Dieu ou de la Nature ; comme « ordre commun de la nature Â» et comme « vraie vie Â» comme dit encore Spinoza ; bref, comme corps et comme esprit, et au mĂŞme titre, et avec la mĂŞme dignitĂ© ontologique. Lynch et Spinoza ne cessent ainsi, chacun Ă  sa façon, de chercher Ă  penser une nature dĂ©sirante et dĂ©sirĂ©e, unifiĂ©e et double, simple et compliquĂ©e, mortifère et vivifiante, radicalement constructive (produire sans cesse du nouveau) et radicalement contemplative (rien ne change sous le soleil, ce sont toujours les mĂŞmes histoires).

De ce point de vue qui réfute l’anti-naturalisme trop souvent prêté à David Lynch, on pourrait faire encore un autre rapprochement, plus esthétique cette fois, avec l’école du Nouveau réalisme français des années 1960. Tant il y a en un sens chez Lynch et la colère d’Arman, et l’intellectualité de Restany, et les machineries artificielles de Tinguely, et la mystique des monochromes de Yves Klein. En bref, tout un art spinoziste du mystère de corps hétérogènes et pourtant relevant d’une même nature, en contrepoint (non en négation) de l’influence massive de Bacon, bien davantage cartésienne, car bien davantage centrée sur le mystère de l’union de l’âme et du corps, sur le mystère de la sensation.

D.Lynch, Twin Peaks.

Hiboux. – Ferme les yeux : l’agent Cooper gĂ®t au sol, blessĂ© par balle. Le gĂ©ant le surplombe, lui rĂ©vèle trois secrets, dont le deuxième seul demeurera dans les mĂ©moires : the owls are not what they seem. Si la formule a marquĂ©, c’est d’abord qu’elle contient en elle un mystère et sa rĂ©solution : que les ĂŞtres, hiboux ou autres, ne soient pas ce qu’ils semblent paraĂ®t dans un premier temps une Ă©nigme ponctuelle, mais se rĂ©vèle bientĂ´t ĂŞtre en rĂ©alitĂ© l’axiome mĂŞme sans lequel la narration n’adviendrait pas, le cliffhanger transcendantal, le dĂ©crochement qui porte le spectateur Ă  attendre la scène suivante ou l’épisode d’après, quand bien mĂŞme il a depuis longtemps perdu l’espoir ou l’illusion d’apprendre un jour ce que les hiboux, au juste, pourraient bien ĂŞtre d’autre. Dans l’antiquitĂ©, ZĂ©non entendait dĂ©montrer la leçon de son maĂ®tre ParmĂ©nide en multipliant les paradoxes : parce que « seul l’être est Â», la flèche ne rejoindra jamais la cible, ni Achille la tortue. Lynch corrige : c’est, au contraire, parce que l’être n’est pas ce qu’il est, parce que la chouette de la philosophie tremblote comme un photogramme, que le mouvement devient Ă  la fois erratique et infini, tantĂ´t laissant les mystères Ă  leur opacitĂ©, tantĂ´t se prolongeant au-delĂ  mĂŞme de leur rĂ©solution, comme un coureur sur sa lancĂ©e (se souvient-on que l’on apprend, bien avant la fin des deux saisons de Twin Peaks, qui a tuĂ© Laura Palmer, et que la sĂ©rie continue tout de mĂŞme ?).

La non-coĂŻncidence Ă  soi est donc la règle de l’intrigue. Mais elle est en mĂŞme temps, deuxième secret dans le secret, ce qui permet Ă  toutes choses de communiquer avec d’autres, si Ă©loignĂ©es et disparates qu’elles soient : si les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent, peut-ĂŞtre sont-ils liĂ©s aux rideaux rouges, Ă  la bĂ»che ou Ă  la tarte aux cerises, Ă  l’oeil mĂ©lancolique de Leland Palmer ou Ă  la bouche (est-ce un hasard ? elle aussi cerise) d’Audrey Horne ? C’est ainsi, on le sait, par analogies rĂŞveuses, qu’ « enquĂŞte Â» l’agent Cooper – c’est ainsi, aussi, que procède David Lynch, rĂ©partissant (comme les pentes du volcan autour de sa caldeira) au long d’une dĂ©pression centrale dont la solution ne viendra pas, une multitude de connexions et d’échos entre des choses, prenant les unes pour les autres valeur d’indices rĂ©ciproques : abat-jour rouge et clef bleue, robe, cendrier, tasse de cafĂ© dans Mulholland drive, par exemple. On songe ici Ă  la belle description que l’anthropologue Philippe Descola consacre Ă  la pensĂ©e analogique, telle qu’on la trouve en Chine ou dans la Renaissance europĂ©enne : lĂ  oĂą, pour les modernes, tous les corps sont Ă©galement matière et chaque âme est Ă©troitement encastrĂ©e dans son corps, la vision analogique du monde rĂ©pute diffĂ©rentes les âmes et diffĂ©rents les corps, cherchant alors Ă  dĂ©crypter le lien secret entre telle plante et telle maladie, entre mon humeur et le ciel. Chez les Tchouktches de SibĂ©rie, « mĂŞme les ombres sur le mur constituent des tribus particulières, et elles ont leur propre pays oĂą elles vivent dans des cabanes et subsistent en chassant Â».

Axiome d’une intrigue perpĂ©tuellement reprise ; bonne nouvelle d’un jeu d’échos ouvert entre choses et sens : on ne minorera pas, pour autant, le fait que le message dĂ©livrĂ© par le gĂ©ant vaut aussi (troisième secret dans le secret) avertissement ou prophĂ©tie de malheur. Car si les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent, si âmes et corps jouent Ă  cache-cache selon la seule règle des associations libres, la question devient de savoir comment cette âme-ci, ce corps-lĂ , parviennent Ă  se compĂ©nĂ©trer sans se dĂ©truire.  Le problème n’est pas que les âmes et les corps mènent, de leur cĂ´tĂ©, des vies propres, les unes circulant en incarnations successives, les autres bourgeonnant en formes imprĂ©vues ; le problème survient plutĂ´t lorsqu’ils n’entendent plus faire qu’un, se prĂ©cipitent l’un dans l’autre Ă  la vitesse d’un accident. Dans une version ultĂ©rieure du cauchemar de Dale Cooper, Ă  la prophĂ©tie du gĂ©ant succèdera le visage du dĂ©mon Bob, oĂą se surimprime justement l’image d’un hibou ; et la dernière scène de la sĂ©rie, on le sait, verra la conjonction terrifiante de l’agent Cooper avec son reflet dans la glace jusqu’à ce que, grimaçant, l’arcade Ă©clatĂ©e, lui et Bob ne fassent plus qu’un – pour le pire. Chez Descartes, la mort dĂ©lie ce que Dieu avait uni, et on raconte qu’à sa dernière heure, le philosophe aurait murmurĂ© : « allons mon âme, il faut partir Â». Chez Lynch, les personnages seraient plutĂ´t Ă  supplier leur âme de veiller, en entrant, Ă  produire une union qui ne soit pas mortelle. S’unir, dormir, rĂŞver peut-ĂŞtre ?

D.Lynch, Elephant Man.

L’œuvre de David Lynch, sinon Lynch lui-mĂŞme, cartĂ©sienne et spinoziste, ou tantĂ´t cartĂ©sienne, tantĂ´t spinoziste ? Soit. Mais on doit aller encore un pas plus loin. Car Ă  trop vouloir connaĂ®tre au lieu d’imaginer, Descartes comme Spinoza risquent toujours de nous enfermer dans un mĂŞme fantasme, celui d’une âme et d’un corps rĂ©solus et gĂ©nĂ©reux suivant leur chemin sans trembler dans le labyrinthe des passions, tant le fantasme est le lieu oĂą se pose en premier comme en dernier recours la question jamais totalement rationnelle de l’union ou de l’identitĂ© de l’âme et du corps. Or, produit Ă  la fois pour satisfaire un dĂ©sir et le cacher, le fantasme est non seulement la forme la plus pauvre de la pensĂ©e, mais aussi la plus appauvrissante : plus il se rĂ©pète, plus il s’appauvrit, se rĂ©duisant peu Ă  peu au squelette de la jouissance et de son masque. Au contraire, exactement inverse puisque partant du fantasme pour Ă  la fois le dĂ©construire et le dĂ©velopper, et ainsi donner Ă  penser, la dĂ©marche de David Lynch offre peut-ĂŞtre le vrai lieu oĂą enrichir ses mĂ©ditations sur l’âme, le corps et la suture du dĂ©sir : le rĂŞve Ă©veillĂ©, vital, crĂ©ateur, c’est-Ă -dire l’envers du fantasme. Ce faisant on pourrait dire que David Lynch invente une « quatrième notion primitive Â» : le rĂŞve, ou plus exactement la capacitĂ© de rĂŞver, de mettre en rĂŞve ses fantasmes, constituerait cette nouvelle notion originelle et inanalysable, au-delĂ  du corps, de l’âme et de leur union. Ce serait dans le rĂŞve et par le rĂŞve qu’il serait pleinement possible non seulement de poser mais de voir et d’expĂ©rimenter les valses du corps et de l’âme fusionnant, se sĂ©parant, s’identifiant, s’opposant,…

Que le rĂŞve puisse se penser comme le processus opposĂ© Ă  celui du fantasme ou de la fantasmatisation, on n’en doute pas depuis les fortes remarques de Winnicott sur la question. « Le rĂŞve (dreaming) Â», Ă©crit ce dernier, « va de pair avec la relation d’objet dans le monde rĂ©el Â» ; « Ă  l’opposĂ©, la fantasmatisation (fantasying) reste un phĂ©nomène isolĂ©, qui absorbe de l’énergie mais ne participe ni au rĂŞve, ni Ă  la vie Â». Et que toute l’œuvre de David Lynch reprenne ce mouvement qui des fantasmes les plus communs et les plus rĂ©pĂ©titifs extrait des mondes oniriques et mystĂ©rieux ne fait pas de doute non plus tant chez lui aussi le rĂŞve s’apparente Ă  la vie mĂŞme tandis que les fantasmes marquent toujours la retombĂ©e dans la solitude des âmes et la frustration des corps. En revanche, toute la question est de savoir comment concrètement David Lynch parvient Ă  mĂ©tamorphoser nos fantasmes en rĂŞves : quels processus et quels opĂ©rateurs sont alors nĂ©cessaires ? comment nous apprend-t-il Ă  rĂŞver ?

D.Lynch, Rabbits.

Ne prenons qu’un exemple : le sitcom dĂ©jantĂ© de 2002, Rabbits. On est d’emblĂ©e projetĂ© dans cette « autre scène Â», suivant la formule de Fechner, que constitue le fantasme ou rĂŞve diurne. Tous les traits y sont : c’est une pure scène de théâtre ; qui tourne en boucle ; tout y est dissociĂ© — la banalitĂ© des dĂ©cors comme des costumes et les tĂŞtes de lapins, les rĂ©pliques des trois protagonistes qui ne se rĂ©pondent pas, le sĂ©rieux de ceux-ci et les rires prĂ©enregistrĂ©s du laugh track) ; Ă  la fois familier et inquiĂ©tant, gros d’un secret terrifiant mais inconnu (unheimlich) ; et on y trouve la marque distinctive des fantasmes selon Lacan, ce « trait qui ne fasse pas vrai Â» et qui est absolument nĂ©cessaire pour ne pas s’y perdre (les masques de lapin sont en peluche). Mais comment alors opère David Lynch pour nous dĂ©coller doucement de cette structure fantasmatique archĂ©typique et nous rĂ©apprendre Ă  rĂŞver ?

Il y a d’abord la mĂ©tamorphose de ce petit théâtre intime clos sur lui-mĂŞme en terrier ou territoire associĂ© au monde — effet immĂ©diat du devenir animal ici filmĂ©, aussi burlesques que soient ces lapins. L’animalitĂ© est toujours un opĂ©rateur de dĂ©fantasmatisation tant elle ouvre Ă  la fois sur le monde et sur les bienfaits de la cachette et de l’obscuritĂ©. Et partout, chez Lynch, l’animal n’est jamais loin. Il y a ensuite l’humour, omniprĂ©sent dans toute son Ĺ“uvre mais ici particulièrement irrĂ©sistible. Jack le lapin entre, et les rires et les applaudissements explosent, incomprĂ©hensibles ; Jane la lapine demande avec un sĂ©rieux de plomb « What time is it ? Â» et les rires explosent ; Jack dit « I have a secret Â», Jane rĂ©pond Ă  cĂ´tĂ©, Suzy arrĂŞte de repasser, se retourne et les rires explosent, magnifiques. C’est bien l’une des premières fois oĂą une boite Ă  rire fait vraiment rire. Et ce rire, faisant tressaillir et glousser le corps de chair du spectateur, dessert d’un coup les pinces de la capture fantasmatique. Il y a encore tout un jeu de redoublement continuel qui arrache Ă  la platitude du fantasme (le monde du fantasme est toujours un monde plat) : redoublement des oreilles des lapins par leurs ombres projetĂ©es sur le mur du fond ; redoublement des couleurs de l’image par les noms de couleurs prononcĂ©es par Jack ; redoublement des scènes qui repartent toujours du mĂŞme point de dĂ©part mais pour produire du diffĂ©rent. On ne sort pas de ses fantasmes en tentant de les rĂ©aliser tels quels dans le rĂ©el, mais en les redoublant/diffĂ©renciant dans l’image. Et symĂ©triquement il y a tout un jeu de trouĂ©es de la frontalitĂ© du fantasme par les aplats de lumière produits par les lampes jusqu’à ce qu’une flamme en surimpression troue littĂ©ralement la pellicule. Le fantasme bloque le dĂ©sir en bouchant tous les trous, le rĂŞve le libère en trouant l’image, en trouant nos rĂ©cits trop bien ficelĂ©s de blancs et d’énigmes. Enfin, il y a la beautĂ© cachĂ©e des corps, sorte d’envers de la beautĂ© cachĂ©e de l’âme de John Merrick dans The Elephant man. Car comment oublier que sous ces masques grotesques de lapin et ces blouses peu seyantes se cachent les visages et les corps merveilleux de Scott Coffey, Laura Harring et Naomi Watts ? La beautĂ© exhibĂ©e, Ă©talĂ©e, est la marque du fantasme et de ses terreurs secrètes ; la beautĂ© cachĂ©e est la marque du rĂŞve et de la vie — le rĂŞve d’une quĂŞte rĂ©elle et d’une paix profonde au delĂ  des apparences.

En bref, on peut trouver chez David Lynch au moins quatre opĂ©rateurs de mĂ©tamorphose du fantasme en rĂŞve qui caractĂ©risent non seulement Rabbits mais sans doute toute son Ĺ“uvre : le devenir animal, l’humour burlesque, absurde, mais empathique, et non pas l’ironie encore trop savante et trop mĂ©chante, le jeu complexe des doubles et des trouĂ©es, la vraie beautĂ© qui se cache toujours. A leur aune, ce n’est plus seulement un plaisir et un trouble proprement esthĂ©tiques que l’on Ă©prouve, mais une vĂ©ritable libĂ©ration des pathologies qui affectent sans cesse cette unitĂ© disjointe d’un corps et d’une âme que chacun incarne Ă  sa façon et comme il peut, et autant qu’il peut. Dans cette perspective, Lynch n’apparaĂ®t plus seulement comme un artiste singulier ; c’est un vĂ©ritable mĂ©decin de la civilisation.

Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui


Previous Next

keyboard_arrow_up