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Archéologie de la véhémence

Brève histoire de la colère à la télévision.

Brève histoire de la colère à la télévision.

Conférence prononcée à l’invitation de Patrick Boucheron dans le cycle « Rencontrer l’histoire », TNB, Rennes, 6 avril 2018.

Pour Christian Salmon.

Chapitre I – Clash.

Je ne sais plus exactement quand m’est venue la question, ou le faisceau de questions, que j’aimerais examiner avec vous ce soir – était-ce à ce moment-ci ? Ou ce jour-là, ou celui-là ?

Le fait est là : mon fil Twitter m’informe régulièrement qu’une émission de télévision, au nom ici réduit à un acronyme (qui renforce l’effet de répétition mécanique) propose à un rythme hebdomadaire des scènes de prise de bec, suffisamment formalisées et répétitives pour donner lieu à une désignation générique dont tout le monde saisit immédiatement le sens (on parlera de “clash”) et mettant aux prises des intervenant·e·s interchangeables (pour certains, récurrents) qui tempêtent, s’insultent, menacent de quitter le plateau, reviennent ou non, etc, toutes actions susceptibles d’être isolées du fil de la discussion pour être en quelques sorte serties, montées en épingle au sens joailler du mot et mises en circulation  – soit que les chaines mettent à disposition des extraits pour que ceux-ci soient visionnés en replay, soit que d’autres média existant essentiellement ou exclusivement en ligne capitalisent sur ces séquences et en proposent un montage vidéo, etc)

La question que cela me posait, j’ai un peu hésité sur la forme à lui donner. Je me suis d’abord demandé si ce qui me gênait tenait à cette multiplication, à cette mécanisation du conflit dont j’étais tenu indirectement informé ; si ce qu’il fallait penser, c’était cela – l’inflation des scènes, des prises de bec et des mille relais gourmands qui nous en rendent compte. Penser cela, ce serait sans doute s’orienter, d’une part, vers une réflexion sur les stratégies d’audience, d’autre part vers une interrogation sur l’état du débat public (sur la question de savoir si nous sommes bel et bien entrés dans une “culture de l’insulte”, pour reprendre une formule d’H.Archambaud). Ce serait aussi se demander quel rapport entretiennent ces deux phénomènes – les stratégies d’audience et le débat public – avec la question au fond difficilement décidable de savoir si ces éclats de voix reflètent ou renforcent ou déforment une réalité sociale, si l’on assiste à une exaspération mesurable des affects, une plus grande violence de l’expression, et par rapport à quand, etc. Ce sont là des questions légitimes et sérieuses, mais je ne me sentais pas armé pour y répondre – cela nécessiterait des enquêtes empiriques, sous peine de formuler, plutôt que des réponses, des jugements péremptoires donnant inévitablement lieu à de nouveaux clashs ;

Mon embarras, en fait, était un peu différent. Mon problème n’était pas de savoir si l’on se disputait de plus en plus, si on levait la voix plus volontiers qu’avant (quand ?), mais pourquoi et depuis quand j’avais cessé d’y prêter attention. Je me trouvais dans une situation paradoxale – je n’avais plus la télévision depuis quelques temps déjà, n’avais même auparavant jamais ouvert le poste à l’heure de cette émission-là (heure où, démentant son titre, je suis généralement couché)  et je me voyais donc informé avec une régularité d’horloge d’éclats qui ne me concernaient en rien, dont me parvenait seulement une façon de murmure morne, suscitant le genre d’indifférence endurcie par l’habitude, maussade et malheureuse de l’être, que l’on développe lorsque les voisins se disputent tout le temps et que les cloisons sont minces. Il y avait là une piste pour poser une question plus intéressante, non pas : “s’écharpe-t-on de plus en plus sur les scènes du débat d’opinion ?” mais “depuis quand au juste avons-nous cessé d’écouter, et que perdons-nous à ne plus y prendre garde, comme un bruit de fond, une fréquence que notre oreille aurait relégué d’elle-même dans l’inaudible?”. Que perdons-nous à n’être plus capables de prêter attention aux éclats de voix tant leur répétition a suscité en nous, par réflexe de défense sans doute, une forme d’exaspération ironique ?

Je souligne qu’ainsi posée, cette question soulève des enjeux en quelque sorte inverses de la précédente formulation : parler de “culture de l’insulte” c’est s’alarmer, devant la multiplication des clashs, de la manière dont les débats font une place accrue à la violence ; mais on peut aussi s’inquiéter d’être de plus en plus indifférents à des stratégies qui, jusque là, offraient avec le fait de parler plus fort une alternative à la violence. Car c’est bien cela aussi, ou ce devrait être cela, crier, interpeller, lever la voix, repousser sa chaise en arrière, se dresser à demi, sortir des codes policés de l’échange : une alternative au corps-à-corps, aux batailles où l’on ne parle plus du tout. Accomplir de tels gestes, au fond, c’est toujours faire trois choses en même temps : c’est, premièrement, convoquer un certain genre de violence qui fait rupture vis-à-vis des règles implicites qui gouvernaient la conversation ; c’est aussi, deuxièmement, dénoncer (comme on dénonce un contrat, mais aussi comme on dénonce une injustice) le couvercle que ces règles faisaient peser sur ce que l’on estime important d’être dit, c’est donc rendre visible par l’intensité du refus qu’on lui oppose une violence dont on s’estime la victime (si l’on crie, c’est que la parole entendait nous faire taire) ; mais c’est encore, troisièmement, dans le même mouvement, faire de cette violence l’objet et le ton d’une parole, autrement dit la porter à l’expression, estimer qu’elle vaut d’être entendue (c’est à dire d’être écoutée et comprise) plutôt que d’être exercée, c’est donc croire au moment même où l’on se fâche qu’un discours est et demeure possible, et c’est témoigner de cette foi. C’est cela un éclat : une violence qui surgit dans la parole, une dénonciation de la violence de la parole, une manière de porter la violence à la parole, donc de tenter de parler encore, de parler malgré tout à l’autre, aux autres, avec les autres – acte de foi furieux dont le “taisez-vous” d’Alain Finkielkraut opère en quelque sorte l’inversion puisque lui tente plutôt d’obtenir que les autres se taisent de manière à pouvoir continuer de parler tout seul, et c’est peut-être ce qui suscite l’ironie vis-à-vis de cette séquence).

J’avais l’impression de tenir là un problème intéressant : plutôt que de les laisser se noyer dans la répétition, ou disparaître dans le bruit, trouver une voie pour prêter de nouveau attention à ces gestes, à la fois ambigus et précieux, auxquels certain·e·s se risquent quand le silence ou le bavardage courtois leur fait violence, quand la parole les a mis en colère, pour tenter de mettre la colère en parole ; et (plutôt que de simplement déplorer que la courtoisie ait perdu du terrain) se remémorer la manière dont ces gestes ont contribué à modeler notre espace public, notre culture du débat et de l’échange. J’insiste : “mettre la colère en parole” – je veux dire à l’oral, plutôt qu’à l’écrit. Car me frappait aussi le fait que ces clashs télévisés, ces paroles verbales comme on dit parfois pour s’en moquer, de même d’ailleurs que d’autres voix urgentes, nombreuses, féminines, dénonçant des violences et des humiliations trop longtemps tues, tout cela me parvenait par l’écriture – au travers d’un réseau social qui bien entendu donne à voir et à entendre, mais en donnant d’abord à lire, et en ayant même développé une graphie symbolique si spécifique que la restituer à l’oral oblige à quelques contorsions : de même que les mathématiques ou la logique ne sont pas exactement des langues, mais des idéographies (essayez d’énoncer à haute voix une équation mathématique comprenant des parenthèses, des crochets et une barre de fraction, et vous verrez) de même on a bien senti que les journalistes de la presse parlée étaient mal à l’aise à l’instant de devoir prononcer “hashtag metoo”, “hashtag balance ton porc”. Je ne veux pas dire, évidemment, que la question de l’éloquence ait disparu de notre horizon collectif ; mais le fait est qu’un certain rapport de la parole à la colère, une certaine manière de faire effraction dans le discours pour faire entendre ce que l’on a sur le coeur, se sont au moins partiellement déplacés sur le terrain de l’écriture – au point de changer l’écriture elle-même : par exemple, de renouveler les conventions typographiques, car il a fallu trouver des manières spécifiques de rendre dans l’écriture la façon dont la parole peut se précipiter, forcir, s’érailler dans le cri : en majuscules par exemple, pour le meilleur et pour le pire. 

Ces derniers temps, qu’il vienne des voix minoritaires ou qu’il tonne du haut du pouvoir, qu’il monte de femmes furieuses maltraitées ou d’un Président brusquement saisi d’un tel féminisme qu’il s’identifie à une sorcière (!), le cri a glissé vers l’écrit. Du coup, ce déplacement récent me permet de vous expliquer pourquoi j’ai introduit, dans le titre de cette rencontre, le mot bizarre d’archéologie – alors même que je ne prévois ni vieilles pierres, ni petits pinceaux. Ce que le philosophe Michel Foucault appelle l’archéologie, c’est l’étude d’une zone de temps qui est encore presque la nôtre – mais plus tout à fait : Foucault appelle cela “notre plus actuel passé” ; un écart s’est introduit entre ce temps tout proche et nous, qui le rend disponible pour l’examen, et s’il est intéressant de se pencher sur les problèmes que nous nous posions alors, il y a peu, c’est qu’ils nous sont encore familiers, nous en reprenons même le vocabulaire avec l’impression d’une continuité parfaite alors même qu’en réalité, nous avons changé sans bien le percevoir. À l’heure où, par exemple, l’expression “libération de la parole des femmes” est directement empruntée au vocabulaire des années 1970 mais pour désigner un événement qui a d’abord eu pour scène et pour vecteur le témoignage écrit ; du coup, il peut être intéressant de faire l’archéologie de cette question – de voir comment, il y a peu, la manière dont la colère peut faire effraction dans le discours mettait en question l’économie de la parole, et d’une façon qui déjà n’allait nullement de soi.

Chapitre II – Véhémence

Donnons un nom à notre affaire, un nom qui ne soit pas “clash”, parce que nous cherchons à nommer non une chose, mais un problème. Je propose :  “véhémence”, non parce que c’est plus précieux, ou relevé, mais parce que c’est plus précis et compliqué. (slide : dictionnaire de l’Encyclopédie ) À l’entrée “véhémence”, la 8e édition du Dictionnaire de l’Encyclopédie donne :

“Impétuosité, mouvement violent. Il veut avec véhémence tout ce qu’il veut. Parler, agir avec trop de véhémence. La véhémence de ses passions, de sa colère, de son amour, de ses désirs. Il a de la véhémence dans la voix, dans les gestes. Le vent souffle avec véhémence. Cet orateur a de la véhémence, Il a une éloquence mâle, vigoureuse, accompagnée d’une action vive« .

La définition m’intéresse par la manière dont y alternent les références au mouvement spontané et violent de ce qui se manifeste directement, brisant les digues dans l’absolu et dans l’excès (la volonté, l’action, la passion, le vent même), et des références à la parole qui viennent s’intercaler de manière presque lancinante (“parler”, “la voix”, “l’orateur” – cas que la définition finit par détailler tant il semble poser un problème spécial (ce qui nous vaut quelques accents de virilité, mâle et vigoureuse, sur laquelle il faudra sans doute en rabattre tout à l’heure). C’est qu’en effet, la véhémence est à la fois une catégorie de la force – qu’elle soit volontaire, passionnelle ou physique – d’une force donc étrangère et extérieure au souci de se représenter et de s’adresser qui font le propre de la parole (pour représenter une chose en mots, pour s’adresser à l’autre en parole, il faut une distance de soi à soi qui n’est pas la qualité première de la volonté excessive, de la passion débordante ou de la tempête qui souffle) ; et la véhémence est aussi une catégorie de l’éloquence, une certaine façon d’investir son propre propos, de l’habiter et de l’accélérer, d’y témoigner de la ferveur sans doute, mais une ferveur adressée au public, cherchant à persuader ou à convaincre, cherchant à l’emporter. La véhémence, c’est si vous voulez l’emportement, mais entendu tantôt comme rage irrésistible, comme le fait de s’emporter, tantôt comme objectif et stratégie de discours, comme ressource possible dans l’art de l’emporter. 

Je disais tout à l’heure que faire un éclat (quand ce n’est pas seulement faire du bruit) c’est à la fois rendre une certaine violence manifeste dans la parole et tenter de la conjurer, en témoignant du souci de parler encore, de parler tout de même, à la limite du point de rupture. On pourrait dire maintenant, autre tension : être véhément, faire preuve de véhémence dans le débat, c’est à la fois crever la surface de la bienséance, pour y faire entendre ce que l’on veut, ce que l’on ressent, ce que l’on juge urgent de faire ; mais c’est aussi rendre audibles ces forces excessives, ce qui implique de les apprivoiser et d’une certaine façon de les amener à servir les objectifs de la parole, pour conquérir son public.

À définir les choses ainsi, on peut aborder le problème à différentes échelles. On pourrait, par exemple, retracer dans toute l’histoire de la réflexion sur l’art oratoire, sur l’éloquence , la difficulté présentée par ces discours où l’orateur semble abandonner, justement, le souci des règles du discours et même la posture de maîtrise de soi que l’éloquence exige, tout en trouvant dans cette transgression une forme de conviction particulière ou supérieure : lâcher la bride, est-ce oublier complètement l’art du discours éloquent, ou est-ce encore l’exercer ? Dans cette hypothèse, si l’on n’a pas affaire à un simple dérapage mais bien à un choix, il faudrait aménager, dans la classification des manières de bien parler, une catégorie spéciale pour ces moments où la passion l’emporte sur la parole – mais la porte en même temps au-delà d’elle-même. C’est ainsi qu’au IIIe siècle avant notre ère, un théoricien du nom de Démétrios de Phalère introduisit dans son étude rhétorique des styles un style spécial, le style véhément (deinos) qu’il définit par une alliance d’obscurité, de puissance et de laconisme (“il est même souvent plus véhément de se taire” précise-t-il). Ce qui complique, toutefois, le fait d’admettre un “style véhément” parmi d’autres, c’est que l’idée même de style implique une stratégie, pour obtenir certains effets ; là où la véhémence, telle que Démétrios la décrit, correspond à ces moments où on abandonne toute considération de stratégie, pour laisser parler la part obscure de son souci dans les termes les plus directs – et advienne que pourra. Dans le traité de Démétrios de Phalère, cette tension est perceptible au fait que, lorsqu’il en vient à décrire le style véhément, Démétrios substitue à l’énoncé des règles générales l’examen d’un exemple, celui de l’orateur Démade, lequel multiplie les transgressions. Pierre Chiron, auteur de Un rhéteur méconnu : Démétrios de Phalère (sous-titré Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque héllénistique), commente ainsi ce changement de méthode : “Ces abus semblent acceptés par Démétrios : pourquoi, si ce n’est parce que l’individualité grossière, imaginative et brutale de Démade lui semble autoriser de telles trangressions, et parce que l’effet produit est indiscutable ?” (p.304-305). Et plus bas : “Avec Démade, Démétrios va encore plus loin, il semble que le style tienne son unité de la personnalité de l’auteur, en tout cas du dehors de la technique”. Du dehors de la technique – mais aussi bien du dehors comme technique, puisqu’il y a là un style – voilà au fond, dans cette hésitation ou ce balancement, notre problème

Il y a donc un problème de la véhémence sur la longue durée : problème de ce qui, dans la véhémence, tient du spontané et du concerté, du style et de l’absence de style ; de la manière dont une personnalité singulière s’autorise à y bouleverser les règles et à les recomposer dans une prise de parole transgressive et efficace ; des effets de cette indifférence, réelle ou simulée, aux effets. Mais je crois, et c’est à cela que je voudrais m’arrêter ce soir, qu’il y a aussi un problème de la véhémence dont nous sommes, je le disais tout à l’heure, les presque contemporains, un problème tout proche dont les multiples “clashs” que j’évoquais en commençant nous apportent l’écho lointain et dispersé. Et puisque nous célébrons cette année les cinquante ans de mai 1968, c’est ce moment que nous pourrions choisir pour l’analyser de plus près, en convoquant une archive très connue et en essayant de lui présenter, à elle, notre difficulté.

Il est évidemment délicat de parler de ce film, après l’extraordinaire enquête que lui a consacré Hervé Le Roux en 1996 dans son documentaire Reprise, partant à la recherche des protagonistes de la scène et – bien entendu – de son personnage féminin, dans une quête éperdue dont je me garderai bien de révéler l’issue. Je me contenterai donc de formuler à son propos quatre remarques, en fonction du problème que j’ai tâché de circonscrire.

1° D’abord pour énoncer une évidence : il y a, dans ce court film réalisé par des étudiants de l’IDHEC alors en grève quelque chose d’emblématique ou de matriciel vis-à-vis de 1968 – quelque chose qui pousse le cinéaste Jacques Rivette à écrire, dès l’été dans l’immédiat après-coup de l’événement : “Le seul film intéressant sur les événements (de mai 68), le seul vraiment fort que j’ai vu, c’est celui de la rentrée des usines Wonder, tourné par des étudiants de l’IDHEC, parce que c’est un film terrifiant, qui fait mal. C’est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire, peut-être parce que c’est un moment où la réalité se transfigure à tel point qu’elle se met à condenser toute une situation politique en dix minutes d’intensité dramatique folle” (Cahiers du Cinéma, n°204). De fait, ce film semble parfaitement illustrer ce trait que, dans la pensée, Michel de Certeau et Roland Barthes, chacun de leur côté, reconnaissent comme la signature des événements de Mai : celui d’être une prise de parole.

La parole étudiante a débordé si pleinement, fusant de partout, allant et s’inscrivant partout, que l’on aurait quelque droit à définir superficiellement – mais aussi peut-être essentiellement – la révolte universitaire comme une Prise de la Parole (comme on dit : Prise de la Bastille).

Roland Barthes, « L’Écriture de l’événement » (1968)

En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789.

Michel de Certeau, La Prise de parole (1968)

2° Pour autant, la prise de parole dont il s’agit est très éloignée du surgissement heureux, trouvant dans son jaillissement la force de soulever les vieux interdits et de laisser s’exprimer enfin des aspirations trop longtemps retenues, de dire l’espérance ou le plaisir. C’est une parole sombre, exactement conforme à ce style véhément que décrivait Démétrios : obscure, puissante, laconique. C’est une parole problématique, à plusieurs égards : premièrement, là où dans la métaphore de la “prise de la Bastille” Barthes ou de Certeau suggèrent qu’en 68 la parole aurait été en elle-même agissante, la femme qui parle au centre de l’image témoigne pour ce qu’elle considère comme une action échouée, sans cesser pour autant de se mettre en danger en s’exprimant ainsi : sa parole est à la fois action et déception envers l’action, quelque chose entre l’effraction militante et le tombeau pour une grève défunte. Ensuite, c’est une parole qui tâche de se frayer un chemin entre d’autres paroles, à travers ce que Foucault nommera en 1970, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, un ordre du discours, ordre ici incarné avec une extraordinaire application par les deux militants syndicaux qui l’encadrent et opposent, à sa virulence, un exemple presque parfait de mansplaining (ou de “mecsplication”) en l’enjoignant à reconnaître qu’il s’agit d’une victoire, quand elle leur reproche de n’être jamais entrés dans cette usine. Enfin c’est une parole qui, d’une certaine façon, refuse l’alternative entre “discuter” et ne “pas discuter”, entre parler, et rester, et se taire, et partir. Dans un ouvrage très important pour l’histoire des sciences sociales, et qui paraît deux ans plus tard, en 1970, le sociologue américain Albert Hirschmann propose de distinguer entre deux grandes stratégies du mécontentement, lorsque par exemple des clients sont insatisfaits d’une entreprise, d’un service, mais aussi lorsque des militants sont en désaccord avec leur parti, etc : faire défection (exit), ou prendre la parole (voice), le choix étant bien sûr fonction des circonstances, de l’offre disponible, etc. Exit / voice : on dirait que, face à ce dilemme, la femme qui témoigne au centre de l’image tente une oblique, une forme de triangulation : dire qu’on ne rentrera pas, crier que l’on reste au-dehors. 

3° Suffit-il pour autant, de lire la scène ainsi, comme l’affrontement de deux mondes extérieurs et étrangers l’un à l’autre – étrangers comme le soulèvement radical et les compromis nécessaires, le cri empêché d’une femme et les paroles rassurantes des hommes, la protestation qui ne veut pas rentrer dans le rang et la glu du discours, des formules râbachées (“c’est une victoire, voyons”) qui finira bien par la faire taire ? Oui bien sûr : c’est cette lecture que l’on trouve, par exemple, chez Serge Daney et Serge le Péron, dans les Cahiers du Cinéma en 1981.

En mai 68, le travail reprend, les syndicats font semblant de crier victoire. Aux usines Wonder aussi tout rentre dans l’ordre. Soudain une femme ose se révolter, elle dit qu’elle ne veut pas reprendre le travail, que c’est trop horrible. Un étudiant de l’IDHEC est là avec une caméra et un magasin de douze minutes. Il enregistre la scène. Ce petit film, c’est la scène primitive du cinéma militant. La sortie des usines Lumière à l’envers. C’est un moment miraculeux dans l’histoire du cinéma direct. La révolte spontanée, à fleur de peau, c’est ce que le cinéma militant s’acharnera à refaire, à mimer, à retrouver. En vain.

Serge Daney et Serge Le Peron, Cahiers du Cinéma, n°323-324, mai 1981.

On voit pourquoi leur éloge se termine par “en vain” : si la force de la parole de cette femme vient (comme dirait Démétrios) “du dehors de la technique”, du fond même de l’insurrection, alors toute tentative pour la reproduire avec les moyens artificieux du cinéma, même militant, sera vouée à l’échec – de même que toute tentative pour accommoder les aspirations de mai avec le réalisme politique ou syndical (et l’on voit comment cette lecture hérite de la hantise et de la fatalité de la “récupération”, qui fait aussi partie des héritages de 68). Mais il n’est pas sûr, rétrospectivement, que les choses soient si tranchées. Car d’une part, le premier mot de cette archive, la première phrase que l’on entend distinctement c’est “ce sera enregistré ça ?”, et la caméra est présente parmi les protagonistes de la scène ; et, d’autre part, si cette archive trouve une telle force, c’est aussi (comme Daney et le Péron le remarquent bien) parce qu’elle vient réveiller des souvenirs de cinéma : le refus de rentrer aux usines Wonder, c’est la sortie des usines Lumière dans l’autre sens, et sous l’autre point de vue ; et à l’isolement de cette femme, à l’image, se superpose un peu, tout de même, la figure spectrale d’une Anna Karina. Je ne veux pas dire que sa prise de parole soit jouée, ni que cette ouvrière se fait ou nous fait du cinéma ; mais je trouve que cette séquence peut se lire comme l’irruption d’une révolte hors-langage et comme la subversion des codes du langage (tant du langage parlé que des codes cinématographiques). Comme la trace d’un événement singulier, à jamais perdu, et comme la tentative pour installer dans l’espace même de la parole et de l’image, avec de la parole et de l’image, une scène qui soit autre.

4° Ce qui m’intéresse, dans cette lecture un peu plus compliquée ou un peu plus rusée, c’est qu’elle permet aussi de raconter une autre histoire. Non l’histoire d’un cinéma voué à l’échec, dans sa tentative pour retrouver la parole vraie de ceux qui sont exclus de la parole ; mais l’histoire, au fond plus impure, des efforts, des stratégies ou des ruses pour s’installer à la frontière de l’ordre du discours de manière à y faire entendre une colère, une volonté ou un désir qui lui demeurent hétérogène. Cette histoire-là, qui court au long des années 1970, elle me paraît avoir deux scènes, extrêmement différentes l’une de l’autre :

  • La première scène, c’est le champ de la théorie. Curieusement en effet, la pensée héritée des années 1960 (ce que l’on a appelé le structuralisme) était à la fois centrée sur le langage, et peu armée pour faire une place à la question de la parole (précisément parce que le geste premier des structuralistes consiste à mettre entre parenthèse la parole singulière, proférée à tel moment par telle personne à propos de telle situation, pour dégager des règles générales régissant le système symbolique que nos paroles mobilisent). De sorte que, au même moment où elle prend les codes sociaux à rebrousse-poil, la prise de parole prend la pensée à revers – y compris lorsque celle-ci sympathise profondément avec ses idéaux révolutionnaires. On le voit bien chez Roland Barthes (slide : Barthes parole-écriture – à rétablir ?) : Barthes commence par reconnaître la prise de parole comme la caractéristique même de mai 68, mais pour finalement dévaluer cette notion au profit de celle d’écriture, qu’il juge à la fois plus rigoureuse théoriquement, et plus radicale et féconde politiquement. Donc : il y a un problème avec cette irruption de la parole, et de la parole indocile, dans la pensée ;
  • La deuxième scène, ce serait la télévision. Si, en effet, le cinéma militant tente de retrouver la véhémence de mai en déplaçant la caméra du côté de ceux qui sont exclus, en tentant de produire une image qui réduise l’écart entre les ouvriers qui témoignent et ceux qui les regardent ; la télévision est l’espace où l’ordre du discours (comme ordre social et ordre politique) demeure, fait effort pour se maintenir, où donc la question de savoir comment faire effraction, comment se faire entendre, la double question de savoir pourquoi la parole met en colère et comment mettre la colère en parole, va se poser, et se re-poser de manière vive.

Du coup, pour cette archéologie de la véhémence, je rêverais d’une sorte de montage alterné qui montrerait tour à tour, les efforts théoriques pour faire une place à la parole dans une pensée de l’ordre symbolique et de l’écriture, et les efforts politiques de la parole pour se faire une place dans l’ordre et dans l’écriture télévisuels. Des séquences-concepts, et des séquences-tactiques. Tentons une esquisse, en accéléré.

Chapitre III – Messieurs.

Nous sommes le 13 décembre 1971, Alain Duhamel est déjà là ; et l’écrivain Maurice Clavel, dont le film “le soulèvement de la vie” vient d’être intégralement projeté à l’exception d’un mot (attribué à Georges Pompidou, qui aurait fait part off de son “dégoût” envers les vieilles histoires de la Résistance française – c’est ce mot là qui a été censuré), Maurice Clavel donc claque la porte. Dans le public, une silhouette chauve et à col roulé blanc sous le veston sombre qui congratule Maurice Clavel est aisément reconnaissable. La séquence va rester célèbre – précisément par la formule qui la conclut, “Messieurs les censeurs, bonsoir”, séquence qui de nouveau va tracer cette oblique entre exit et voice, entre la prise de parole et la défection : s’en aller, mais dire pourquoi ; manifester avec colère que le régime de parole auquel la télévision contraint exerce une violence à laquelle il n’est pas d’autre solution que de claquer la porte, violemment ; claquer la porte donc, mais l’énoncer au travers d’une déclaration qui mêle tous les traits de la véhémence (obscure, puissante, laconique – de fait, on ne saura pas ce qui a été censuré) avec le souci des formes, Messieurs, Bonsoir.

Ce que Clavel réussit ce soir-là, c’est une “sortie”, au double sens de l’emportement violent et de la sortie de scène. Pour une exploration approfondie et minutieuse de cette archive, je vous renvoie au livre coordonné par Philippe Artières, Le Soulèvement de la vie : lettres à Maurice Clavel, décembre 1971. Ce qui, du point de vue de notre enquête, frappe dans ces images, c’est la façon dont on assiste à une contestation télévisuelle de la télévision qui, dans le même mouvement, fait surgir sur un plateau policé une émotion hétérogène, et s’approprie les codes de la déclaration solennelle, tirant en quelque sorte à soi le dispositif et le rituel de parole de l’ORTF. Comment parler du fait qu’on ne peut pas parler, là où l’on ne peut pas parler ? En faisant précéder son silence d’une déclaration qui, empruntant la langue de l’autre, la fait bouillir de fureur contenue – et en invitant, au travers de l’adresse à son interlocuteur, le public à investir une autre scène. Et c’est en effet sur un autre plan, le plan de l’écriture, que la discussion véhémente va se poursuivre, au travers du courrier reçu par Clavel et que l’ouvrage de P.Artières présente et discute longuement.

Si l’on cherche, alors, un écho théorique à ce qui se joue sur le plateau, on pourrait le trouver chez Michel de Certeau –  mais non pas dans le texte qui, en 1968, salue la prise de parole comme irruption et insurrection (les mots mêmes que Clavel, de son côté, réactive en 1970) ; dans un texte plus prudent et inquiet qui, dix ans plus tard, dans la préface de L’Invention du Quotidien, propose de distinguer entre les stratégies et les tactiques – et réserve le nom de “tactiques” à ces actions qui, faute de pouvoir s’adosser à des ressources qui soient les leurs, de disposer d’un espace propre, se déploient entièrement sur le terrain de l’autre en s’emparant de ses formes et en saisissant les occasions.

J’appelle “stratégie” le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un “environnement”. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. J’appelle au contraire “tactique” un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages

Michel de Certeau,  L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, p. 46.

La sortie de Clavel est tactique, en ce sens – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas sincère. On pourrait dire : ce que dit la véhémence de Clavel, c’est l’affrontement immémorial entre la vie qui se soulève et le pouvoir qui tâche de la censurer ; mais ce que cette sortie véhémente fait, c’est d’utiliser les ressources ou les failles de cette scénographie télévisuelle pour y déployer une tactique qui en fasse apparaître l’envers (comme cette caméra qui va suivre Clavel jusque dans les gradins et faire voir le public du débat). Après tout, Michel Foucault – qui est un grand tacticien – est dans la salle.

C’est une belle façon, sans doute, de véhémentement sortir. Mais comment fait-on lorsqu’on veut rester, et dire quelque chose ?

Chapitre IV – Madame.

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Nous sommes en 1972, Jean-Pierre Elkabbach est déjà là. Il m’a fallu un peu de temps pour reconnaître Lucien Neuwirth, le ministre à lunettes noires qui apparaît brièvement dans le plan – mais la recherche m’a permis d’apprendre que le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas comptait alors dix-neuf ministres et vingt secrétaires d’Etat dont une femme, Mme Marie-Madeleine Dienesch, Secrétaire d’État auprès du ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, nommée dans le cadre de la féminisation du gouvernement. Ce qui est évidemment puissant dans cette archive, c’est la combinaison de trois choses : premièrement, la manière dont Delphine Seyrig bataille avec la séparation des espaces, organisée par la mise en scène télévisuelle et où l’on perçoit un double souci – d’une part attester de l’ouverture du débat à des voix qui ne font pas partie du cercle de ceux habilités à se saisir de la question de l’avortement au titre de leur fonction (Ministre, président du conseil de l’ordre) ; d’autre part, maintenir pour autant une frontière et une hiérarchie entre deux types de prise de parole, à travers la figure du “témoin-surprise” (au fond, cette archive témoigne aussi de l’émergence d’une stratégie de communication politique qui est venue jusqu’à nous, ce que l’on pourrait appeler celle de l’exotisme consultatif – prendre l’avis ceux qui ne font pas partie du cercle, mais s’assurer qu’ils portent sur eux les signes de leur étrangeté de manière à maintenir leur parole sur le registre de la simple consultation).

De cette frontière, Delphine Seyrig va s’emparer pour lire dans la scénographie de ce débat un symptôme de l’exclusion des femmes vis-à-vis de ce qui les concerne au premier chef, et pour revendiquer, depuis ce petit studio censé marquer le fait qu’elle ne s’exprime pas es qualités, le rôle de porte-parole. Deuxièmement, elle va transformer l’écart en surélévation : puisqu’elle ne peut pas parler avec les autres intervenants, elle parlera sur ce qu’ils ont dit, dans une forme de reprise et de commentaire ; or se livrer à un tel exercice, c’est très exactement renverser la position dans laquelle, d’après son propos, les femmes sont maintenues, position qui les relègue au statut d’objet incapables de décider d’elles-mêmes et de leur liberté. De position subalterne, le commentaire ou le témoignage deviennent manifestations de la capacité à inverser les rôles du sujet et de l’objet, tout en réduisant au silence ceux qui se retrouvent ainsi commentés, puisque le dispositif est fait pour empêcher tout échange direct (on croit entendre l’un des débatteurs murmurer : “on n’entend rien”…). Troisièmement, tout ceci est inséparable de la manière dont Delphine Seyrig incarne cette prise de parole, autrement dit donne à voir un corps, des cheveux, des fleurettes (c’est-à-dire aussi, une version non dramatique et non victimaire de la revendication de l’avortement), on assiste à une incorporation de la prise de parole à propos d’une affaire qui concerne le corps et affirmation, évidemment calculée, délibérée, d’une féminité comme position singulière dans l’espace des discours – obligeant Jean-Pierre Elkabbach certes à rectifier, mais peut-être aussi à recompter le nombre de femmes effectivement présentes sur le plateau.

Et ce n’est sans doute pas un hasard si, dans ces mêmes années, l’effort dont j’ai parlé pour faire une place à la parole dans une théorie du langage centrée sur l’écriture, va prendre la forme d’une exhortation lancée aux femmes d’écrire comme elles parlent, avec leur corps.

Toute femme a connu le tourment de la venue à la parole orale, le coeur qui bat à se rompre, parfois la chute dans la perte du langage, le sol, la langue se dérobant, tant parler st pour la femme – je dirais même : ouvrir la bouche – en public, une témérité, une transgression. Double détresse, car même si elle transgresse, sa parole choit presque toujours dans la sourde oreille masculine, qui n’entend dans la langue que ce qui parle au masculin.
(…) Ecoute parler une femme dans une assemblée (si elle n’a pas douloureusement perdu le souffle) : elle ne « parle » pas, elle lance dans l’air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c’est tout entière qu’elle passe dans sa voix, c’est avec son corps qu’elle soutient vitalement la logique de son discours ; sa chair dit vrai. Elle s’expose. En vérité, elle matérialise charnellement ce qu’elle pense, elle le signifie avec son corps. D’une certaine manière elle inscrit ce qu’elle dit, parce qu’elle ne refuse pas à la pulsion sa part indisciplinable et passionnée à la parole.

Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse (1975).

Ce que je trouve intéressant dans ce passage du texte de Cixous – texte qui va devenir, un peu partout dans le monde, le manifeste du French Feminism -, c’est la façon dont il pose le problème de savoir s’il y a, ou s’il doit y avoir, une écriture féminine, de deux manières en même temps : d’un côté, en affirmant une sorte de continuité, qui va du corps présent à la parole, à la parole présente dans l’écriture – la femme (le féminisme d’H.Cixous s’articule autour de “la femme”, ce qui est évidemment devenu difficile à entendre aujourd’hui) “matérialise charnellement ce qu’elle pense”, et ce refus du refoulement de la pulsion peut briser les digues qui organisent l’écriture masculine, tout entière fondée sur le partage (oral / texte, subjectif / objectif, pulsion / maîtrise). Mais d’un autre côté, et dans une contradiction troublante, Cixous souligne que c’est la difficulté d’accès à la parole, ce qu’il y a de transgressif pour une femme dans le fait d’ouvrir la bouche, dans la menace permanente de perdre le souffle ou de n’être pas entendue, c’est cet empêchement-là qui doit faire levier et qui fonde l’urgence et la possibilité d’une traduction dans l’écriture. De manière très troublante, le motif de la prise de parole est ici placé sous le double signe d’une parole empêchée et d’une parole habitée ou incorporée – contradiction qui, en un sens, est peut-être l’écho le plus fidèle possible à l’intervention de Delphine Seyrig.

Mais avançons un peu.

Chapitre V – Le chanteur

Nous sommes en 1980, sur le plateau du journal de Daniel Bilalian. La scène qui se donne là à voir, le fait est qu’on peine d’abord à lui assigner un sens aussi univoque et déterminé qu’aux précédentes – et c’est sans doute ce qui en fait l’intérêt ; il y a le candidat Mitterrand, qui glose sur l’union de la gauche et les réticences du Parti Communiste, et il y a ce jeune homme qui s’énerve, quitte la table et vient se rasseoir (sur une injonction de l’invité dont d’ailleurs le ton sobre, pas particulièrement aimable, est plutôt sympathique : le moins qu’on puisse dire c’est que Mitterrand ne surjoue pas la complicité). Il y a ce qui commence à ressembler à un répertoire, c’est-à-dire à une palette d’actions et de postures relativement codifiées et repérables : menacer de partir, souligner ce que Bourdieu appellera bientôt la dictature de la pendule, avoir mis à profit le temps où l’on était réduit au silence pour prendre des notes, retourner la relation du sujet et de l’objet en devenant le commentateur du dispositif d’entretien, et inverser dans le même mouvement les positions respectives des représentants et du témoin en s’affirmant représentant d’une jeunesse qui n’est pas représentée. C’est comme si, de Delphine Seyrig à Daniel Balavoine, le style véhément télévisuel s’était un peu formalisé. Du coup, l’enjeu n’est plus comme dans l’archive précédente de revendiquer l’autonomie tout en refusant de se laisser cloisonner, mettre à l’écart ; cette fois le témoin véhément est assis à la même table et le jeu va s’ordonner à la question de savoir qui autorise qui, tout le problème pour le candidat étant de transformer l’interpellation qui le conteste, en supplément de légitimité (Mitterrand ne répond pas à Balavoine ; il l’enjoint de revenir s’asseoir, puis le désigne à la troisième personne en proposant au journaliste une interprétation de ce qu’il vient d’entendre).

Plus précisément encore, tout l’enjeu de cet échange me semble être, pour Mitterrand, de réinscrire ce que la prise de parole véhémente peut avoir d’immédiat dans un horizon de représentation. Car Daniel Balavoine a beau se poser, au moins stratégiquement, en représentant de la jeunesse, les questions qu’il soulève revendiquent le droit d’aller voir sous la représentation politique (non pas : l’attitude du Parti Communiste, mais sa gestion des municipalités), et sous les représentations politiques (non pas : “le problème de l’immigration” mais “qui loue les taudis”). Sa véhémence est assez proche au fond, de ce que Gilles Deleuze caractérise, en 1985, comme l’attitude de gauche : “Du côté de la gauche, ça implique une nouvelle manière de parler. La question n’est pas tellement de convaincre mais d’être clair. Etre clair, c’est imposer les données non seulement d’une situation mais d’un problème. Rendre visible des choses qui ne l’auraient pas été dans d’autres conditions. (…) Le rôle de la gauche, qu’elle soit ou non au pouvoir, c’est de découvrir un type de problème que la droite veut à tout prix cacher” (“les Intercesseurs”, Pourparlers, p.173). Maintenant, le fait est que Balavoine, qui remercie ses interlocuteurs, tend en quelque sorte la main au candidat en face de lui – et ce candidat va rétablir une sage distribution des rôles, en expliquant ce que Balavoine représente, au titre de “citoyen typique” – renvoyer finalement la véhémence au statut de ce que le vocabulaire politique nomme “l’expression” (c’est important qu’il s’exprime…).

Il y a donc, à la fin de la séquence, comme un nouveau partage – entre le représentant, et cette interpellation qu’il désigne comme une expression, elle-même représentative, pour autant qu’elle s’en tient à son registre – l’expression immédiate d’un mal-être dont il revient à la représentation politique d’assigner le sens général : au chanteur, l’immédiateté des sentiments, au candidat, leur traduction raisonnable dans les catégories du politiques, de sorte que ce qu’il pouvait y avoir d’imprévu ou de déstabilisant dans les questions factuelles posées par le chanteur se voit ramené au calme. On mesurera mieux ce qui se joue dans ce face-à-face si l’on rapproche cette archive d’une autre, la même année : là, sur le plateau du même Daniel Bilalian, deux habitants de la cité de Couzy, à Vitry ; cité où après qu’un jeune ait été abattu par le gardien de l’immeuble, les jeunes ont refusé de répondre aux questions des journalistes d’Antenne 2 venus sur place, mais ont proposé, et obtenu, la diffusion partielle à l’antenne d’un film qu’ils avaient eux-mêmes tourné, intitulé “Zone immigrée”, ainsi qu’une longue intervention en retour plateau. Ce qui frappe, dans la mise en regard des deux archives, c’est la manière dont ici, la parole de ce jeune homme énonce de la façon la plus claire le refus de ce à quoi, dans l’autre scène, le chanteur consent : déléguer son droit à énoncer le sens général de l’expérience dont il témoigne ; accepter le partage entre l’expression de ceux qui votent et celle de leurs représentants.

Et de nouveau, ce n’est pas un hasard si, dans ces mêmes années, dans le champ théorique, la question de la prise de parole poursuit son chemin et vient croiser le problème de ses relations difficiles, ambiguës, avec la démocratie.

Pour que la démocratie puisse, en effet, suivre son cours, pour qu’elle puisse être maintenue à travers les avatars, les événements, les joutes, il faut que le discours vrai ait sa pIace. Donc la démocratie ne subsiste que par le discours vrai. Mais d’un autre côté, dans la mesure où le discours vrai dans la démocratie ne se fait jour que dans la joute, dans le conflit, dans l’affrontement, dans la rivalité, eh bien le discours vrai est toujours menacé par la démocratie. Et c’est là le second paradoxe: pas de démocratie sans discours vrai, car sans discours vrai elle périrait; mais la mort du discours vrai, la possibilité de la mort du discours vrai, la possibilité de la réduction au silence du discours vrai est inscrite dans la démocratie. Pas de discours vrai sans démocratie, mais le discours vrai introduit des différences dans la démocratie. Pas de démocratie sans discours vrai: mais la démocratie menace l’existence même du discours vrai.

Michel Foucault, Le Gouvernement de soi-même et des autres (1982-83)

Dans ces années qui entourent l’élection de François Mitterrand, dans ses cours au Collège de France, Michel Foucault explore les textes antiques pour tenter de clarifier ce que les Grecs entendaient par “parresia”, que l’on peut traduire par “franc-parler” ou (ce sera le titre de l’un de ses cours) par “courage de la vérité”. A l’égalité des citoyens devant la loi, et à leur égal droit à participer aux délibérations publiques, les Grecs ajoutaient un troisième principe, moins aisément mesurable ou formalisable : le dire-vrai, la capacité et la résolution de dire leurs quatre vérités aux citoyens y compris lorsqu’ils n’ont pas envie de l’entendre, donc en s’exposant à de possibles rétorsions. Dire ce qui est, au risque de déplaire. Or, Foucault remarque que cette relation est à la fois fondamentale et précaire : pas de démocratie sans discours vrai, mais pas de démocratie sans compétition, sans rivalité pour l’autorité du discours vrai, donc sans l’instauration de hiérarchies – qui dispose du vrai ? qui l’énonce ou le représente mieux que l’autre ? – qui rompent potentiellement avec le principe d’égalité démocratique.

Epilogue

Puisqu’il est l’heure de conclure, il serait tentant de verser dans le constat mélancolique et de suggérer qu’au tournant des années 1980, après une décennie de véhémence théorique et télévisée, quelque chose se referme ou tourne en spectacle – après tout, le geste consistant à briser le rituel télévisuel, à organiser l’irruption du happening sur la scène politique, à se faire obscur, puissant et lapidaire, connaît une sorte de point d’orgue en se voyant à son tour retourné, réapproprié de manière surprenante par un performeur héritier de 68 que l’on n’attendait pas.

On pourrait conclure ainsi, d’une voix sombre – mais ce serait tricher. Car en réalité, l’exercice auquel je me suis livré n’avait pas, vous l’avez bien senti, le sérieux des histoires, des remontées difficiles et méthodiques vers des documents introuvables : c’était plutôt une fiction, dont tous les éléments ont été piochés parmi ces brefs extraits que, ces derniers mois, j’ai vu passer, parce que les abonnés des réseaux sociaux les font aujourd’hui circuler de page en page, avec d’autres bien plus récentes (telle sortie de Fatou Diome, tel éclat de François Ruffin, telle explosion de Philippe Poutou) comme d’étranges ciné-tracts ou de bizarres chansons engagées. Des morceaux d’éloquence. Il ne suffit donc pas d’opposer, paresseusement, les clashs insignifiants organisés par la télévision contemporaine et relayés en ligne, et ces temps héroïques où s’inventaient, sur le vif, de nouvelles manières de faire entendre sa voix ; ce qui est beau et encourageant, c’est que ces voix anciennes peuvent, en un sens, devenir nos contemporaines car elles peuvent aujourd’hui être réactivées et le sont, nouer de nouvelles alliances avec des écrits en colère, pour nourrir et cultiver nos perceptions, réflexions et mobilisations face à l’inacceptable. Peut-être, entre deux clashs, de nouvelles formes de véhémence tâchent-elles de s’inventer. C’est à voir, à entendre, à lire – c’est à souhaiter.

Mathieu Potte-Bonneville


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