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Foucault, ou la vraie vie
Entretien au long cours sur Le Courage de la vérité
Posted in Autour de Foucault 62 min read
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Première publication : Cahiers philosophiques, 2009/4 (n°120)

Sur : Michel Foucault, Le gouvernement de soi-même et des autres, Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2008. Le courage de la vérité, Cours au Collège de France. 1983-1984, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2009.

Pierre Lauret : Dans le cas de Michel Foucault, l’ensemble des « dits et écrits » et des cours au Collège de France déjà publiés doit dépasser en volume les livres proprement dits. Cette masse de textes et d’archives accompagne l’œuvre livresque et la commente, mais tend aussi à en déplacer certains accents, et à modifier l’image de Foucault. A cet égard, comment recevoir le dernier volume de cours paru, Le courage de la vérité, qui constitue la seconde partie d’un cours sur Le gouvernement de soi-même et des autres, mais aussi le dernier cours prononcé par Foucault, très peu de temps avant sa mort ?

Mathieu Potte-Bonneville : Effectivement, depuis plus de dix ans, l’œuvre de Foucault est en détotalisation permanente. Elle l’est par la manière dont les cours opèrent des déplacements dans ce qu’on croyait comprendre jusque là du rapport entre les textes publiés ; et elle l’est parce que, à l’intérieur même des cours, ce qui est le plus perceptible, c’est le déplacement. Les livres reconstituent à chaque fois une sorte de totalité close, Foucault expliquant souvent qu’il n’a jamais voulu faire autre chose que ce qu’il est en train de faire – évidemment, chaque fois c’est différent !-,  chaque livre est systématiquement constitué dans son allure. Les cours, eux, sont animés de glissements permanents, d’un texte à l’autre, du titre donné au cours au contenu du cours lui-même. Tout cela bouge beaucoup.

La parution du Courage de la vérité pourrait laisser attendre, voire espérer (ou redouter !), une forme de totalisation de l’œuvre, une nouvelle totalisation pour ce nouveau corpus que constituent désormais les cours, les « dits et écrits », et les livres. Le texte semble pouvoir prétendre à plusieurs titres à ce statut de « point d’orgue ». C’est le dernier cours prononcé par Foucault. C’est un cours où il se sait visiblement malade, où en tout cas s’inquiète de savoir s’il pourra continuer son enseignement l’année suivante : contrairement aux cycles précédents, où le propos était assez tranquillement centré sur ce qui était en train de se faire,  on trouve là des échappées, des indications sur ce qui pourrait venir ensuite, sur la manière dont le travail pourrait être repris par d’autres. Enfin c’est un cours qui aborde de manière centrale, dans plusieurs séances, la question et le motif de la mort, Foucault se penchant sur la mort de Socrate, sur le Criton, et sur les derniers mots du Phédon, « Je dois un coq à Esculape ». On a donc un portrait du philosophe mourant, où l’on peut voir une mise en abyme. 

Pour autant, ce livre n’est pas une clôture, ce n’est pas un point final ou un point d’orgue – en tout cas pas plus que tous ceux qui l’ont précédé. Par exemple, à partir de ce livre, on peut faire une histoire de la problématique de la mort chez Michel Foucault. Cette problématique intervient dans les textes des années 60, au coeur de l’analytique de la finitude moderne : la modernité serait cette étape de la pensée qui doit en passer par la pensée de la mort pour accéder à l’individu et à l’homme. A cela succède, dans les années 70, une autre problématique de la mort, en relation avec la biopolitique, lorsque Foucault dit dans La volonté de savoir que la mort est devenue l’événement le plus privé de l’existence : la politique ayant investi la vie ne sait plus quoi faire de la mort – diagnostic qui en un sens est rigoureusement l’inverse de celui des années 60, puisque la mort est devenue une sorte d’impensable ou de hors-champ du pouvoir-savoir moderne. Et dans Le Courage de la vérité, se constitue autour de la mort une autre problématisation encore  : la mort comme occasion de se déterminer par rapport à sa propre conduite, la mort comme événement et horizon dans l’histoire du sujet, et par là comme façon pour le sujet de se construire autour de ce qui en même temps le dépossède radicalement de lui-même, dans une pratique éthique et existentielle. Mais on voit bien que ce parcours de la question de la mort ne « va » nulle part, n’est orienté vers aucune vérité finale : il pourrait continuer, Foucault pourrait, les années suivantes, trouver une quatrième, une cinquième problématisation de la mort. En somme, ce cours qui pourrait passer pour un point d’orgue, un point de clôture et un testament, reconduit en fait à ce qui est toujours la philosophie chez Foucault : une manière de prouver le mouvement en marchant, de trouver un déplacement problématique dans le moment même où l’on travaille. C’est un beau témoignage de vitalité que de s’interrompre sans que cela fasse dramatiquement sens.

Ruptures et continuités

P.L. On considère souvent que les recherches de celui qu’on appelle « le dernier Foucault » opèrent une rupture avec sa philosophie antérieure. Rupture – apparente, on y reviendra – au niveau du thème d’investigation, puisque avec L’herméneutique du sujet (1981) Foucault s’engage dans une grande méditation sur la subjectivité, alors qu’il avait jusque là pris place dans une constellation philosophique identifiée à la mort ou à l’effacement du sujet. Rupture aussi quant au terrain de l’enquête – l’Antiquité grecque et romaine depuis Platon jusqu’aux premiers siècles du christianisme, alors qu’auparavant Foucault avait travaillé sur l’âge classique, sur le 19° siècle et sur la modernité. Cependant, dans une recension récente pour la revue électronique La vie des idées, vous avez rappelé la continuité méthodologique qui relie ce « dernier Foucault » à ses travaux antérieurs. Pouvez-vous revenir sur cette continuité qui relie l’exégèse des textes antiques aux gestes méthodologiques que Foucault a nommé « archéologie », puis « généalogie » ? 

M. P.-B.  L’idée d’une discontinuité radicale est ici typiquement une illusion de lecture et de réception liée aux textes parus du vivant de Foucault. De 1976 à 1984 et pour des raisons partiellement contingentes, on a huit ans de quasi-silence éditorial (tout relatif, puiqsu’il faudrait en retrancher Le Désordre des familles publié avec Arlette Farge, le lancement de la collection « Les Vies Parallèles », etc). Le texte de 1976 porte sur le 19° siècle, et en 1984 on se retrouve avec les Grecs et les Romains. D’où maintes hypothèses, après la mort de Foucault, sur ce qui avait pu motiver ce déplacement. Maintenant qu’on connaît les cours, on sait que l’histoire est plus compliquée, ou plus simple au fond. Cette régression dans le temps part des questions politiques que Foucault se pose et de son analyse de la gouvernementalité, qui le conduit à remonter jusqu’à la pastorale chrétienne. Le chaînon manquant est l’ancrage des pratiques gouvernementales modernes dans la pastorale chrétienne des premiers siècles. Et de là, la remontée jusqu’à des formes antérieures de subjectivation dont la pastorale chrétienne a effectué la récupération et la réorganisation politiques. Il y a là, du point de vue chronologique, une continuité stricte dans l’enquête, et non un déplacement.

Du point de vue des méthodes, Foucault, dans ses derniers livres, se revendique encore archéologue et généalogiste, ce qui peut paraître surprenant car à première vue le travail opéré ne ressemble ni à l’archéologie des années 1960, ni à la généalogie des années 1970. Mais si on y regarde de plus près, plusieurs reprises apparaissent. D’abord, du point de vue archéologique, on retrouve ce souci d’interroger les grandes questions de la philosophie à la lumière de leurs aspects mineurs ou minorisés, de leurs aspects apparemment secondaires ; ici, interroger la question de la vérité, du point de vue, non pas de son contenu ou de ses conditions de possibilité transcendantales, mais de son mode de diction (de même que Foucault interrogeait la justice à partir de la punition, par exemple), et convoquer pour cela un corpus mineur, puisque Foucault va chercher non seulement du côté des grands textes de Platon, mais aussi chez les médecins, ou dans ce cours chez les Cyniques comme tradition oubliée ou laissée à la marge de la grande tradition philosophique. Là, on est dans le droit fil de l’archéologie comme exhumation des fondements inaperçus et mineurs des grandes questions de la culture. Pour ce qui concerne la généalogie, l’affaire paraît encore plus problématique, puisque on avait cru comprendre dans les années 1970 que la généalogie était cette discipline qui s’intéressait au pouvoir et aux rapports de force. Or, on ne trouve plus explicitement, dans les derniers livres et les derniers cours, mention ni de rapports de force ni de rapports de pouvoir au sens strict. De là le reproche parfois formulé selon lequel Foucault serait revenu à une forme d’analyse de textes, régressant en deçà des avancées de la généalogie. Mais à mon sens, la généalogie pour Foucault ne s’est jamais identifiée à une quête des sources politiques fondamentales de l’expérience – ne serait-ce que parce que l’idée d’une telle quête est incompatible avec le profond nominalisme de sa pensée. Foucault n’assigne aucune cause substantielle, aucune cause première de l’expérience ; et s’il accorde une grande importance à la mobilisation politique, ce n’est pas parce que celle-ci marquerait l’irruption du réel tel qu’en lui-même – c’est au contraire parce que la lutte politique a le pouvoir de corroder ou de défaire ce qui pouvait paraître immuable et fondamental.

Il est vrai que la généalogie a pu s’effectuer à un moment dans un lexique qui est celui du pouvoir. Mais plus profondément, la généalogie pour Foucault a été, pour reprendre une formule de Deleuze à propos de Nietzsche, l’introduction de la différence dans l’origine : distendre ce qui apparaît comme unique ou unitaire en y introduisant un écart qui va de proche en proche introduire une dénivellation dans le système de la culture. C’est à cela que servait la question des rapports de pouvoir dans les années 70 : montrer que sous la pénalité, on a affaire en réalité à des techniques, produites et induites par des forces qui s’opposent, qui sont dans un écart les unes aux autres. Le cours sur le courage de la vérité est dans le droit fil de cette méthode ; il y a, là aussi introduction de la différence dans l’origine, puisque Foucault va chercher chez Platon un écart, une bifurcation originaire entre deux types de problématiques, qui va permettre ensuite de mettre en relief une dénivellation dans l’histoire de la vérité. La généalogie pratiquée dans Le courage de la vérité n’est pas une microphysique du pouvoir,  mais elle reste une généalogie pour cette traque de l’écart originel.

Découpages et bifurcations

P.L. Situer cet écart dans l’origine, chez Platon, c’est aussi modifier une hypothèse antérieure. L’herméneutique du sujet partait en effet de l’hypothèse générale que la notion de souci de soi permettait de marquer, entre l’âge moderne et l’Antiquité, une grande scansion dans l’histoire de la vérité, à partir du rapport entre vérité et subjectivité. L’âge moderne ou « cartésien » de l’histoire de la vérité définit de manière strictement épistémique l’accès du sujet à la vérité : posséder la vérité, c’est tout simplement connaître, le sujet de la vérité est le sujet de la connaissance, et il n’y a d’autre fin à la connaissance que la connaissance elle-même. Alors que le thème antique du souci de soi place le rapport du sujet et de la vérité dans l’horizon d’une spiritualité excédant la connaissance : posséder la vérité suppose et aussi produit une conversion ou une transformation du sujet. Cette transformation passe par une pratique de soi hétérogène à une discipline épistémologique, et elle a des effets éthiques irréductibles à la joie de connaître. Mais dans Le courage de la vérité, Foucault situe désormais l’alternative au sein même du platonisme, en repérant dans l’Alcibiade – texte dont il avait déjà longuement parlé – et le Lachès deux formulations différentes de l’exigence du souci de soi. Comment se dessine cette alternative ?

M. P.-B. On trouve souvent chez Foucault ces dichotomies, qui sont des forçages à bien des égards, mais qui sont introduites pour leur capacité de produire des effets d’élucidation. La grande distinction entre philosophie et spiritualité introduite dans L’herméneutique du sujet est à maints égards branlante, elle fuit de tous les côtés, mais elle oblige à examiner comment chez Descartes la question du rapport à soi se réordonne à l’horizon théorique d’une tout autre manière que chez Platon. Cette production d’une dichotomie fondamentale qui traverserait l’histoire de la culture vaut comme forçage heuristique. On assiste à un geste similaire dans Le courage de la vérité, à l’intérieur du corpus platonicien lui-même ; le choix de cet angle d’attaque est lié, je crois, à deux raisons principales. Cela tient, premièrement, à l’insatisfaction que Foucault pouvait ressentir à l’égard de sa lecture de l’Alcibiade. La problématique du souci de soi dans le début des années 80 se met en place autour de ce dialogue, où Foucault essayait de déceler un rapport à soi, ou un souci de soi, qui ne soit pas la connaissance de soi. Il se sert alors de l’Alcibiade pour marquer la différence entre « connais-toi toi-même » et « soucie-toi de toi-même », et pour dégager ce motif spécifique de l’epimeleia heautou. Or, on peut bien dire que jusqu’à un certain point l’Alcibiade fait valoir un souci de soi qui n’est pas la connaissance de soi, mais enfin très rapidement  dans ce dialogue le souci de soi s’oriente vers la détermination de l’être de ce soi dont il faut se soucier, et cet être, c’est l’âme. On assiste alors dans les textes foucaldiens du début des années 80 à certaines contorsions théoriques pour contourner ce point ! Foucault dit que « le souci de l’âme est souci de l’activité ». Non, c’est le souci du principe de l’activité : il y a une ontologisation nette, indéniable, du soi comme objet du souci. Il faut faire droit à cette inflexion ontologique et théorique évidemment présente chez Platon. Deuxième préoccupation, qui s’est encore renforcée entre L’Herméneutique du sujet et Le Courage de la vérité :  peut-on dissocier absolument le motif du souci de soi du souci de la vérité ? On rejoint ici une autre insatisfaction, à l’égard du thème de l’esthétique de l’existence. Foucault entend bien montrer en quoi la dimension spécifique du souci de soi, l’acte de prêter attention à soi, est hétérogène aux conditions épistémologiques et théoriques de la connaissance ; mais il souhaite montrer aussi que cette dimension spécifique n’est pas réductible à une  attention narcissique à la beauté de son existence, et qu’elle entretient un rapport avec une norme, qu’il va appeler vérité.

Le jeu de ces deux préoccupations – faire droit à ce qu’il y a de théorique et d’ontologique dans l’objet de l’Alcibiade, d’une part,  et au rapport intime du souci de soi à l’horizon de la vérité d’autre part – va conduire Foucault à un nouveau découpage, qui va chercher chez Platon une bifurcation entre deux modalités du souci de soi en vérité. Cette idée qu’il faut se soucier de soi en vérité, Platon lui donne carrière de deux manières : dans l’Alcibiade, à travers une réflexion sur ce qu’est en vérité le soi, donc une réflexion de type théorique dont l’objet est crédité d’une portée ontologique ; dans le Lachès, comme souci de la manière dont on vit – réalité démunie de portée ontologique, le bios ou  la façon de vivre, articulée dans un discours qui soit doté d’un style et d’une force spécifiques. Cette modalité du souci de soi, Platon va lui donner une forme qui n’est plus, ni ontologique du côté de son objet, ni théorique ou spéculative du point de vue du discours qui l’articule et la supporte. C’est cette forme proposée dans le Lachès qui va prendre corps dans l’idée d’esthétique de l’existence, idée dont on ne peut pas dire alors qu’elle soit radicalement indifférente à l’horizon de la vérité.

Vie et vérité

P.L. Le courage de la vérité est une notion qui déplace la vérité du champ de la parole à celui de la vie. Ou plus exactement le « franc parler » n’est qu’un aspect, certes très important, d’une vie toute entière placée sous l’exigence de la parrèsia : la « vraie vie, la vie dans la vérité, la vie pour la vérité » (p. 150). Si l’idée d’une « vraie vie » ne se résume pas à une vie de savant, alors elle noue ensemble des concepts originaux de la vie, mais aussi de la vérité. Commençons par cette dernière. Peut-on dire que la notion de parrèsia resserre le lien de la conduite de la vie à la catégorie de vérité, et non plus à des catégories esthétiques comme la beauté et l’éclat ? Quelle différence, lorsque l’on réfère la norme de la pratique à la vérité plutôt qu’à la beauté ?

M.P.-B. Commençons peut-être par souligner que la question de la vraie vie n’est pas inventée par Foucault ! Le cours rappelle à plusieurs reprises que dans la culture, dans l’histoire, ce motif de la vraie vie court, de manière assez erratique, dans les communautés chrétiennes, du côté de la figure du révolutionnaire, des avant-garde artistiques. Foucault retrace la circulation d’un motif qui n’est pas seulement folklorique et mineur, et qui exige peut-être d’être rapporté à son origine ; manière pour lui de dire que ce n’est pas lui qui a inventé l’idée que la vérité concerne la vie, et qu’il ne s’agit pas d’un délire de philosophe indifférent aux questions sérieuses de l’épistémologie. C’est d’abord un constat historique : dans l’histoire des énoncés la vérité n’a pas seulement qualifié des propositions et des systèmes, des représentations scientifiques du monde, mais aussi des manières de vivre. La question de la vraie vie peut donc se justifier en aval du moment que Foucault choisit d’analyser, du côté de ses prolongements, jusqu’à la modernité. On peut aussi l’appréhender en amont, et Foucault va rappeler que la notion grecque d’alètheia se laisse articuler selon une série d’exigences et de préceptes qui peuvent concerner aussi bien la vie. Si l’alètheia est ce qui est non dissimulé, droit, non changeant, bref si on décompose le motif de l’alètheia en le prenant avant sa cristallisation épistémologique – ce que Foucault fait dans la leçon du 7 mars 1984, ce qu’il avait déjà tenté de faire très tôt, dans L’Ordre du discours, en référence au travaux de Marcel Détienne -, on trouve, non pas seulement une ouverture, un dévoilement à la manière heideggerienne, mais une série d’exigences et de qualités qui aussi bien peuvent qualifier la vie. Foucault cerne donc sa question par l’aval et par l’amont.

Maintenant, qu’est-ce qui change quand on réfère la norme de la pratique à la vérité plutôt qu’à la beauté ? Deux choses qui étaient peut-être présentes dans l’idée d’esthétique de l’existence se trouvent là profondément accentuées. D’une part, le motif du rapport à la communauté : là où on pourrait penser que la belle vie est d’abord une belle vie pour soi-même, qu’ordonner la vie à une exigence de beauté est d’abord une exigence de soi à soi (quand bien même Foucault ne cesse d’insister, dans L’Usage des plaisirs, sur la dimension relationnelle de ce souci), le rapport de la vie à la vérité est indissociable de la relation que l’individu entretient avec ses contemporains. Le choix des cyniques à cet égard est significatif : la vie cynique, c’est la vie comme provocation, comme mise en danger de soi, comme démonstration aux autres, comme questionnement. C’était déjà le cas dans l’épisode précédent de l’enquête de Foucault sur la parrèsia, avec la parrèsia politique et Périclès. Le parrèsiaste politique est celui qui donne forme à sa vie dans ses rapports avec la vérité, en tant que cette vérité est adressée. Le thème de la parrèsia introduit au coeur de la constitution de soi ce motif de l’adresse et du commun. D’autre part, la parrèsia conduit Foucault à insister sur ce qu’il appelle l’ « altération ». Les derniers mots du manuscrit du cours, que Foucault n’aura pas le temps de prononcer, sont : « il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position essentielle de l’altérité. La vérité, ce n’est jamais le même. Il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l’autre monde et de la vie autre ». Une vie vouée à la vérité et menée dans la perspective de la parrèsia ne peut être qu’une vie s’altérant elle-même et se vouant à l’autre. Là où le motif de l’esthétique de l’existence convoquait la possibilité de modèles de vie, dans la mesure où ce motif suggère qu’il y a des canons possibles de cette esthétique, la vraie vie est davantage tendue vers l’horizon de l’autre, vers l’horizon d’une vie qui soit autre que celle qu’on mène. C’est donc une vie définie par sa dimension d’incertitude, une dimension d’invention plus forte encore que du côté de l’esthétique.

P.L. La notion de « vraie vie » est une notion traditionnelle. C’est aussi une notion qui a des résonances religieuses, le Christ lors de la cène dit à ses disciples « je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Evangile de Jean, 14, 6). Néanmoins, si on lui prête une oreille naïve, c’est quand même un syntagme bizarre. On peut comprendre aisément qu’une vie puisse revendiquer d’être libre, ou personnelle, ou authentique, ou juste. Mais « vraie » ? Pourquoi en en quoi vraie ? Selon quel concept de vérité ? La notion de « vraie vie » semble faire appel à un concept de la vérité qui d’une part n’est pas la vérité au sens épistémologique – le sens retenu par Canguilhem dans le débat radiophonique de 1965 sur « Philosophie et vérité » (voir Dits et écrits n° 31), qui interdit de considérer une philosophie comme vraie ou fausse et situe la vérité dans la science -, et d’autre part ne peut sans doute pas se réduire à la simple dimension de la franchise. 

M.P.-B. Une objection possible consisterait en effet à dire que Foucault avec la parrèsia ne traite en réalité pas de la vérité, mais de la manière de la dire, et que cette manière de dire la vérité peut être honnête ou malhonnête, mais n’est en elle-même ni vraie ni fausse. Il y aurait donc paralogisme à attribuer une valeur de vérité à la manière de dire celle-ci. On peut formuler l’objection autrement : quelles que soient les manières de la dire, la vérité reste la vérité, elle est indifférente à la manière dont on la dit. Qu’il y ait plusieurs manières de dire la vérité n’engage pas le sens épistémologique de la vérité. L’enquête de Foucault reposerait donc sur une erreur catégoriale puisque elle attribuerait à la manière de dire, à l’énonciation, une propriété qui ne convient qu’au dit, aux énoncés. Il me semble que Foucault, pour une part, construit toute la dernière partie de son travail contre cette objection, et contre le présupposé qui la sous-tend : l’idée qu’il serait possible de distinguer radicalement un contenu ou une norme de vérité strictement internes au discours, et des façons de vivre ou de dire, qui elles relèveraient de l’histoire. La remise en cause de cette distinction chez Foucault commence dans L’herméneutique du sujet avec l’interprétation de Descartes. Foucault explique que si Descartes a transformé quelque chose en philosophie, cela tient à sa manière de séparer radicalement les conditions externes d’accès à la vérité et les conditions internes d’établissement de la vérité. Toute la Première Méditation est prise dans l’indistinction des deux domaines, et il faut attendre un certain temps pour que d’un côté la démarche du sujet méditant, de l’autre la norme de clarté et de distinction se séparent l’une de l’autre, et qu’on ait bien d’un côté le sujet et son rapport au vrai, de l’autre la vérité même. Foucault voit là une opération historique, qui a sa date, qui n’est pas la seule articulation possible du sujet et de la vérité, et qui doit être rapportée à une problématique plus fondamentale – qu’il associe à Nietzsche. « Mon problème, c’est le rapport du soi à soi et du dire vrai. Mon rapport à Nietzsche, ce que je dois à Nietzsche, je le dois beaucoup plus à ses textes de la période de 1880, où la question de la vérité et l’histoire de la vérité et de la volonté de vérité étaient pour lui centrales. (…) mon problème n’a pas cessé d’être toujours la vérité, le dire vrai, le wahr sagen – et ce que c’est que dire vrai – et le rapport entre dire vrai et formes de réflexivité, réflexivité de soi sur soi», déclare-t-il dans un entretien de 1983 (« Structuralisme et post-structuralisme », Dits et écrits, texte n°330). Il va chercher chez Nietzsche cette idée que la vérité n’est pas indifférente à la façon dont elle est recherchée, produite, voulue. La volonté de vérité n’est pas n’importe quelle volonté, et la vérité que veut cette volonté n’est pas indifférente à la manière dont la veut. En attestent, dans Le Courage d de la vérité, les développements consacrés au christianisme : Foucault soutient que l’inflexion donnée par les premiers chrétiens à la notion de parrèsia, comme vie en vue de la vérité, va conduire à situer cette vérité dans un autre monde. A la transformation de la volonté de vérité, du souci de la vérité et du courage de la vérité, va correspondre une différenciation métaphysique du monde vrai, désormais situé dans un autre monde. C’est un couplage très nietzschéen entre volonté de vérité et « monde vrai », comme dit Le crépuscule des idoles

P.L. Si on essaie de comprendre concrètement, sur un exemple, ce qui dans cette vie relèverait de la norme du vrai, et permettrait de dire « là c’est vrai, là non », qu’est-ce qui fait qu’un geste est vrai ? En quoi le geste cynique est-il vrai, où se situe sa vérité ?

M. P.-B. L’analyse du cynisme par Foucault s’organise ainsi. Premièrement, le cynisme prend pour objet ce qui, dans les normes sociales, peut sembler relever d’une exigence de vérité entendue au sens large, et aussi archaïque, comme non-dissimulation, droiture, constance, etc. Deuxièmement, ce qui occupe le cynique, le préoccupe et le scandalise, c’est la façon dont la vie selon ces normes sociales ordonnées au motif de la vérité est rarement conforme aux exigences et impératifs dont elle se revendique. Comme dit Diogène, même Socrate, quand il rentre chez lui, porte d’élégantes pantoufles. Les hommes ne vivent pas selon la norme qu’ils professent. Troisièmement, l’acte cynique sera donc l’acte qui pousse au bout la fidélité à la norme de non dissimulation, de droiture, de constance, qui du coup en renverse la signification, poussant par exemple la revendication d’indépendance jusqu’à la mendicité, donc au déshonneur ; et l’acte qui manifeste de manière éclatante aux yeux de tous que les hommes ne vivent pas selon la manière dont ils disent qu’ils vivent, l’écart entre les normes revendiquées par les hommes et leurs conduites. La vraie vie selon les Cyniques est une vie qui à la fois s’ordonne à cette exigence de vérité au sens large, manifeste ce que ces normes disent en vérité, et rend public l’écart à la vérité de la conduite des autres. C’est de ces trois manières qu’il est question de vérité dans la vie cynique.

P.L. Cela situe la vie qui peut être dite vraie dans un rapport à un code moral très commun, pas particulièrement original en lui-même. Ce qui rendrait la vie vraie, c’est qu’elle applique ce code jusqu’à montrer son caractère parfois exorbitant. Cette vie montre que lorsque l’on applique le code jusqu’au bout, on arrive là où il ne devrait pas nous conduire.

M.P.-B. Et on manifeste que les hommes ne le suivent pas. On laisse donc chacun devant l’alternative non résolue entre l’invivable que le respect radical du code induit, et l’insupportable qu’il y a à voir les hommes ne pas le suivre. C’est une structure de dilemme, très frappante au regard de la grande banalité du code moral vis-à-vis duquel le cynique se constitue. Foucault parle à cet égard d’un éclectisme à effet inversé. Là où les éclectiques retiennent le plus petit dénominateur commun des philosophies les plus diverses pour parvenir à une sagesse bonhomme qui concilie tout et satisfait tout le monde, les cyniques gardent le dénominateur commun minimal de toutes les philosophies et sagesses pour en tirer le maximum de scandale. Il y a une très grande banalité du naturalisme cynique, au regard de ses effets dévastateurs du point de vue social.

Vie et morale

P.L. N’y a-t-il pas une certaine régression théorique à situer la vie dans son rapport à un code moral que nous connaissons, que Foucault n’a pas besoin d’exhumer, alors qu’en travaillant sur le biopouvoir, mais aussi sur un cas comme celui d’Herculine Barbin, il avait dégagé de manière originale une épaisseur propre à la vie : pas la vie de la science du vivant, mais la vie comme objet de normes ? Dégager la vie comme objet de normes, cela créait un effet de savoir, un de ces effets de perspective dont l’œuvre de Foucault est pleine. Tout à coup, on ne voyait plus la vie comme objet des lois juridiques, des lois de l’Etat, ni la vie comme objet des lois du vivant, de la biologie, mais comme objet de normes, sociales, sexuelles, hygiéniques, etc… Avec la « vraie vie », on revient à l’application d’un code moral. 

M. P.-B. Effectivement, cette problématique de la parrèsia, et bien davantage encore la problématique du bios qui est au centre du Courage de la vérité, ne peuvent se comprendre indépendamment des enquêtes que Foucault a menées préalablement autour de la catégorie de « vie », en particulier dans les années 70, quand il montre que la vie, dans la modernité, est construite comme objet de normes en deux sens. D’une part, une norme extérieure qui la saisit comme objet de connaissance et de transformations possibles – ce sont toutes les enquêtes de Surveiller et punir sur la vie et le vivant comme objets de manipulation ; d’autre part, une norme entièrement intériorisée par le sujet, dans la forme d’une sollicitation permanente du vécu dont la confession et l’aveu seraient les modèles. L’enquête sur le rapport entre la vie et les normes dans les années 70 explore d’une part le vivant et les techniques qui entreprennent de le transformer, d’autre part le vécu et les techniques qui se proposent de l’investir. Du coup, cette enquête pose une question : comment vivre ? Comment vivre, s’il s’agit d’échapper à des techniques qui entreprennent de transformer le vivant ou de solliciter votre vécu, de vous inciter à vous replonger en permanence dans votre vécu – leur échapper ou en tout cas trouver un espace de jeu vis-à-vis d’elles ? Ce qui arrive à Herculine Barbin, c’est qu’elle est confrontée d’un côté à des médecins qui entendent déterminer quel est son sexe biologique, et de l’autre à des psychiatres qui lui disent : « cherchez en vous la vérité de votre sexe ». Et elle en meurt. Elle meurt très précisément à l’intersection de ces deux manières de normer la vie.

Foucault va donc se demander très tôt comment vivre en dehors ou à l’écart de ces deux horizons normatifs. Et cela va le conduire, de manière récurrente, à parler de la « vie », de façon assez allusive, vague, par exemple dans « La vie des hommes infâmes » (1977, Dits et écrits n° 198), ou dans cette collection qu’il lance et où il publie les souvenirs d’Herculine Barbin, qu’il appelle « Les Vies parallèles ». On sent là le souci de déterminer un autre concept de vie, qui serait la vie en tant qu’elle échappe  ou s’échappe, la vie en tant à la fois qu’elle se manifeste et demeure irréductible aux normes qui entreprennent de la prendre en charge. La vie, quoi ! La vie au sens biographique du terme, toute la difficulté étant, dans cette recherche d’un tiers concept de la vie, d’éviter aussi bien le romantisme ou le rousseauisme, le mythe d’une vie absolument nue, dépouillée de tous ses oripeaux sociaux, que le biologisme et le vitalisme. Le vitalisme à la Deleuze n’est à mon sens pas du tout conforme aux orientations philosophiques de Foucault – à supposer, d’ailleurs, qu’on ne se méprenne pas en attribuant à Deleuze lui-même une sorte de métaphysique de la vie, ce qui est un autre débat. Pendant assez longtemps, le hors-champ de la généalogie, ce qui est désigné en creux et de loin par les analyses qui étudient la vie comme objet de normes, c’est donc la vie en tant qu’elle se déroule et s’expérimente, et en tant que la vérité de cette expérimentation n’est pas entièrement contenue dans et par la biologie et la psychanalyse.

La nouveauté, au début des années 1980, c’est que Foucault pense trouver une solution à son problème – comment déterminer la vie en dehors du réseau normatif qu’on vient d’évoquer -, et cela du côté de la notion de rapport : la vie est rapport à des normes. Pierre Macherey est le premier à avoir, très tôt, repéré la fécondité de cette idée chez Foucault (je vous renvoie aux textes réunis sous le titre De Canguilhem à Foucault, la force des normes, La Fabrique, 2009). Finalement, vivre, qu’est-ce que c’est, si ce n’est ni une mécanique ni une interrogation sur son identité profonde ? C’est construire, produire un certain rapport à des normes, qui soit à la fois un rapport de référence et d’écart. C’est ce qui va donner lieu à toute la problématique de la subjectivation comme rapport aux normes dans L’usage des plaisirs, et rapport au vrai dans les derniers cours. Dans cette insistance sur la dimension du rapport, je vois à nouveau quelque chose de profondément nietzschéen, au sens où Nietzsche peut parler du « pathos de la distance » : vivre, c’est vivre à distance, trouver la distance par rapport aux normes.

C’est ici que l’on peut revenir à votre question : du coup, pour articuler cette idée que la vie est rapport à des normes, Foucault va s’intéresser à des formes d’expérience et à des périodes historiques dans lesquelles les normes dont il parle ressemblent finalement beaucoup à des lois. Le progrès que Foucault fait dans la conception de la subjectivation comme écart se paie d’une relative régression dans la conception des normes dont il s’agit de s’écarter. Dans L’usage des plaisirs, Foucault parle d’un code moral, alors que dans les années 70 il tentait de déconstruire cette notion de code en disant que penser une société, ce n’est pas penser ses codes fondamentaux, c’est penser ses normes et la manière dont elles s’effectuent dans du savoir et des techniques. Il reste que ces codes auxquels il va s’intéresser, antérieurs à la codification chrétienne des actes, sont suffisamment lâches pour laisser jouer en-dessous d’eux toute une série de modèles, de contre-modèles, de prescriptions, d’inventions.

Cynisme, dandysme, scepticisme

P.L. Dans Le courage de la vérité, la vie philosophique est représentée par la vie cynique. Souscrivez-vous à l’idée que la « vie philosophique » est une vie radicalement autre, une vie scandaleuse, une vie qui peut conduire le code moral le plus banal – celui que les Cyniques mettent en pratique n’a rien de paradoxal dans ses formulations – jusqu’à « une étrangeté dans la pratique philosophique, une extériorité, et même une hostilité et une guerre » (p. 214) ?

M.P.-B. En tout cas, c’est pour cela que la philosophie se remet à intéresser Foucault. Foucault ne s’est jamais revendiqué philosophe avant les années 80. Vraiment jamais, même dans les années 60. Il ne commence à se revendiquer philosophe qu’à partir du moment où il trouve dans la philosophie autre chose qu’une détermination totalisante du sens de l’expérience, à savoir une manière de vivre. C’est ce qui intéresse Foucault dans la notion de philosophie.

P .L. On peut se demander si Foucault, plutôt que d’élucider complètement toutes les difficultés théoriques liées à cette notion de « vraie vie », n’a pas préféré dans un premier temps (qui allait malheureusement, et il le savait, être le dernier) approcher son sens possible à travers une étude, manifestement enthousiaste, des Cyniques. Dans la tradition philosophique, les Cyniques font l’objet à la fois d’une marginalisation et d’une fascination, et chez Foucault aussi on peut repérer une forme de fascination, qui renoue avec l’attention qu’il a souvent portée à des figures, prestigieuses ou misérables, d’expériences-limite – de grands écrivains ou au contraire des hommes infâmes. A ce propos, l’intérêt actuel pour l’idée de la philosophie comme manière de vivre ou de la « vie philosophique » me semble porteur de deux tentations symétriques. D’un côté, la réduction des enjeux philosophiques à une sorte de morale, certes estimable, mais un peu convenue ; de l’autre, une « esthétique de l’existence » assurant la promotion du dandysme, ou de formes excessives et transgressives d’expériences, exorbitantes par rapport à l’ordinaire des modes de vie, des pratiques professionnelles, et des investissements militants. Pierre Hadot a exprimé sa crainte que l’esthétique de l’existence ne soit « qu’une nouvelle forme de dandysme » (La philosophie comme manière de vivre, p. 217). Le dandysme a été pour Foucault l’objet d’un intérêt théorique, au même titre que la « vie des hommes infâmes », et un exemple parlant, mais je ne trouve pas du tout qu’il ait adopté une attitude de dandy dans son travail philosophique, dans sa manière d’assumer les exigences du travail philosophique. Le dandysme philosophique, je le verrais plutôt dans une manière aristocratique de singulariser un travail universitaire des plus classiques, qu’on trouvera chez Granel ou Gérard Lebrun. Là, on peut parler d’universitaires qui remplissent les critères académiques en cultivant un « pathos de la distance ». Mais Foucault ne fait pas cela, il ne travaille pas du tout comme cela. Et je ne vois pas qu’il nous convie au dandysme.

M. P.-B. Je ne sais pas très bien ce que Hadot appelle « dandysme ». J’ai l’impression qu’il s’agit d’une version appauvrie de la notion de dandysme que Foucault convoque. Foucault se penche sur le dandysme à propos de Baudelaire, dans le cours sur Qu’est-ce que les Lumières ? Convoquer successivement Kant et Baudelaire, c’est une manière curieuse de croiser les références, mais cela revient, non seulement à éclairer Kant par Baudelaire, mais aussi bien Baudelaire par Kant. S’il s’agit de mettre en lumière chez Kant, contre le transcendantal, l’irruption de ce que Foucault définit comme une attitude de modernité à la manière de Baudelaire, inversement, il s’agit de déceler dans le dandysme baudelairien une exigence de vérité et d’élucidation, tout le contraire d’une pose. Pour Foucault, Baudelaire est celui qui invite le « peintre de la vie moderne » à faire voir dans la mode de l’habit noir le rapport essentiel d’une époque avec la mort. Ce que le dandy voit dans la rue et les habits noirs des bourgeois, c’est que « nous célébrons tous quelque enterrement » (Le peintre de la vie moderne). Deleuze cite un personnage de Rossellini voyant des ouvriers sortir d’une usine et disant « j’ai cru voir des prisonniers »,  à propos de Foucault et de Surveiller et punir. Il n’est pas impossible que, via Deleuze, Foucault se reconnaisse très bien dans le geste baudelairien et puisse dire à la manière de Baudelaire « j’ai cru voir des prisonniers » à propos d’ouvriers, d’écoliers, etc… S’il y a un intérêt pour le dandysme chez Foucault, c’est dans la mesure où le dandysme articule une certaine façon de vivre et de se distinguer, et une certaine manière de distinguer : voir et faire voir les choses autrement. Mais l’intérêt théorique pour le dandysme va de pair avec le fait que si Foucault s’intéresse finalement à la vraie vie plutôt qu’à la vie belle, c’est en raison de son intérêt pour l’adresse et le rapport au commun.

En ce qui concerne la manière de remplir les exigences académiques, on est frappé par sa manière à la fois de ne jamais parler de ses pairs et d’entretenir un dialogue constant avec eux en brassant les disciplines les plus variées, d’adopter toutes les conventions académiques du type note en bas de page, tout en se faisant régulièrement accuser de produire des fictions. Il y a là une façon de jouer et de ne pas jouer le jeu en même temps, qui me semble plus complexe et intéressante qu’une forme d’aristocratisme de la pratique de la philosophie. La manière de travailler de Foucault me paraît assez conforme à ce qu’il décrit comme un travail de distinction dans tous les sens du terme. Il conjoint une forme d’aristocratisme, au sens au moins où il se veut porteur d’une œuvre absolument singulière et où il n’est jamais là où on l’attend, avec le sentiment que ses travaux peuvent recouper l’intérêt de communautés beaucoup plus vastes, dont il ne sait pas forcément grand-chose, sinon qu’elles sont là. Dans son livre sur le scepticisme, Frédéric Brahami opère la distinction  suivante : dans l’Antiquité, le scepticisme était une attitude aristocratique, l’attitude de celui qui se distingue des croyances de la foule ; dans la modernité, en tout cas chez Hume, le scepticisme devient populaire : c’est le scepticisme du bon peuple qui n’entend rien aux spéculations des métaphysiciens (Frédéric Brahami, Le travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF, 2001). Je suis tenté de dire qu’il y a chez Foucault une curieuse manière de croiser ces deux formes de scepticisme : ses constructions historiques et philosophiques extrêmement sophistiquées, et qui aboutissent à une forme de scepticisme, peuvent rencontrer des positions de scepticisme qui sont celles des acteurs eux-mêmes. Il déclarait à ce propos avoir écrit Surveiller et punir pour les prisonniers – et pas pour les surveillants de prison.

Subjectivité et liberté

P.L. Revenons sur les divergences entre Foucault et Pierre Hadot, puisque ce sont les deux auteurs qui, en France, ont remis à l’honneur les thèmes du souci de soi et de la vie philosophique. Dans un séminaire donné à l’ENS en mai 2009, Arnold Davidson a rappelé que pour Hadot, l’idée plotinienne de « sculpture de soi » désigne un art d’ôter le superflu qui recouvre et encombre le soi. Le soi est donc quelque chose qu’on ne doit pas produire, construire, inventer, mais redécouvrir. Et ce soi n’est pas une singularité individuelle, mais la rationalité entendue moins comme loi universelle que comme perspective universelle (si l’on peut dire), point de vue cosmique ou océanique sur le monde et les événements. Foucault ne me semble pas du tout intéressé ni par la redécouverte d’un soi rationnel, ni par l’expansion du moi aux dimensions d’un point de vue océanique ou cosmique, ni enfin par la tranquillité de l’âme. Il est très loin d’aspirer à un retour à la sagesse antique. Il est plutôt concerné par un usage des concepts de la philosophie antique pour penser l’autonomie aujourd’hui, comme s’il avait trouvé dans les pratiques éthiques de l’Antiquité une forme de subjectivation qui n’était pas un pur assujettissement au pouvoir des normes. A cet égard, on pourrait examiner la valeur opératoire qu’il accorde aux concepts de conduite et d’usage pour faire du rapport entre l’individu et le code le point d’un travail d’autonomie ou d’émancipation.

M.P.-B. Sur la question du soi, il faut se rappeler que Foucault vient de Kant. Le moment kantien, qui constitue pour lui une rupture fondamentale, c’est d’abord le moment d’un sujet qui se découvre comme vide, qui ne peut espérer se rejoindre lui-même dans une intuition originaire et redécouvrir ce qu’il est substantiellement. Sur ce point, il ne peut y avoir de retour aux Anciens chez Foucault. Sa stratégie philosophique, son nominalisme, son refus de sortit d’une détermination historique des questions pour déterminer ce qu’il en est de tel ou tel objet en vérité, tout cela est post-kantien. Un post-kantisme sans doute très singulier, mais qui prend acte de ce qu’on ne reviendra pas à la saisie substantielle de soi par soi.

Les Anciens sont en effet convoqués à l’appui d’une pensée de l’autonomie, ce qui est évidemment un geste curieux. Car s’il s’agit de penser l’autonomie, pourquoi ne pas penser depuis les Modernes ? S’il s’agit de penser dans l’horizon d’un sujet qui est davantage le sujet kantien que l’âme platonicienne, pourquoi revenir à Platon ? On peut déceler une raison très précise de ce retour-là dans l’intérêt porté par Foucault au motif anthropologique dans les années 1960 : ce moment où il soutient la vérité de Kant n’est pas le transcendantal mais l’anthropologique, pas le système des conditions universelles de possibilité de l’expérience, mais la façon dont ces conditions universelles ont partie liée avec une contingence fondamentale – et cette liaison s’appelle l’homme. Là même où on voudrait dégager les structures universelles du vrai, elles se révèlent commises et compromises avec un impensé, une zone de contingence où au fond les choses se passent. Ce motif anthropologique donne lieu dans les années 1960, dans Les mots et les choses, à la critique de l’homme comme pli anthropologique, mais il va alimenter ensuite l’idée que c’est dans cette zone intermédiaire, sous les grandes normes auxquelles il se réfère, dans l’élément ordinaire de son existence sociale, que le sujet est modelé, construit, constitué, ou peut se constituer. On est frappé de constater qu’en 1960, dans l’introduction à sa traduction de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, un certain nombre de thèmes sont déjà en place. « La pensée anthropologique ne proposera pas de clore la définition (…) d’un Wesen humain.(…) Il est du sens initial de l’anthropologie d’être Erforschung, exploration d’un ensemble jamais offert en totalité, jamais en repos en soi-même parce que pris dans un mouvement où nature et liberté sont intriquées dans le Gebrauch, dont notre mot d’usage couvre quelques uns des sens. »Quelle est la dimension anthropologique ? C’est la dimension de l’usage : «Etudier donc, non la mémoire, mais la manière de s’en servir ». Dans la même page : « l’usage est arraché au niveau de l’actualité technique et placé dans un double système : d’obligation affirmée à l’égard de soi, de distance respectée à l’égard des autres. » et un peu plus loin, Foucault souligne l’importance du Spielen : « l’homme est le jeu de la nature ; mais ce jeu, il le joue et il en joue lui-même… ». L’usage, le jeu, l’exercice, la distance : toutes ces notions qui vont être très directement thématisées dans la dernière partie de l’œuvre de Foucault sont dans son commentaire de l’Anthropologie. Même s’il y a peut-être de l’illusion rétrospective, il me semble que le retour aux textes antiques sert à problématiser autrement ce creux anthropologique des manières de faire, d’être, de se conduire, qui reste ménagé dans le sujet moderne ; creux où se décident nos sujétions (c’est la leçon des années 1970 : une conduite, c’est d’abord une manière d’être conduit), mais où pourrait se dessiner une manière de construire sa propre liberté. Simplement, dans la mesure où les modernes n’ont pas situé la liberté à cet endroit-là mais dans le rapport à la loi morale, il faut aller chercher un corpus de références qui permettent cette problématisation. Les Antiques viennent relayer, dans la réflexion sur la moralité, sur la philosophie pratique et sur un autre modèle possible de l’autonomie, le moment anthropologique que Foucault décèle chez Kant. C’est comme cela que je vois les choses, c’est ma lecture.

P.L. Entre le « dernier Foucault » et ses travaux archéologiques et généalogiques antérieurs, outre une certaine continuité méthodologique, ne trouverait-on pas une continuité thématique dans la réflexion sur le sujet et sa liberté ? Il me semble que Foucault n’esquive pas une question simple et très difficile : comment penser des sujets libres dans l’histoire ? Soit, comment penser, et faire jouer effectivement une liberté qui ne suppose pas une capacité infinie de se déterminer (la position transcendantale d’un libre-arbitre anhistorique, que Foucault a toujours refusée), mais qui ne soit pas illusoire ? L’œuvre de Foucault a longtemps maintenu cette difficulté dans une forme antinomique. L’archéologie situait l’ « homme » au lieu d’une antinomie du sujet (transcendantal) et de l’objet (des sciences positives comme des gestes administratifs). La généalogie, en examinant le sujet moins comme effet de l’histoire que comme objet du pouvoir, reconduisait l’antinomie au niveau de la liberté et de l’obéissance : dans les sociétés qui conjuguent discipline et contrôle, comme le pouvoir assujettit les individus par des techniques qui le convoquent en tant que sujet libre doué d’initiative, l’affirmation de sa liberté risque toujours d’être une naïveté. Ne pourrait-on penser que l’antinomie trouve sa résolution au niveau de l’éthique, précisément parce que l’étude des pratiques de soi antiques a conduit Foucault à déplacer la question de la libération vers des pratiques partielles, ambiguës, et relationnelles ? Les notions de conduite et d’usage ont permis de délivrer la subjectivation de la forme reçue de l’identité et de l’individualité. L’émancipation ne se jouerait plus dans l’auto-position d’un sujet libre et maître de son identité, mais  au point d’articulation de la conduite et du code normatif.

M. P.-B. Effectivement, pendant longtemps la difficulté est maintenue par Foucault dans une forme antinomique. Je suis d’accord avec ces formulations, à ceci près qu’il me semble qu’on a moins chez le dernier Foucault une « solution » des antinomies précédentes du sujet et de l’objet ou de la liberté et de l’obéissance, qu’un déplacement du motif de l’antinomie elle-même. Au fond, le sujet éthique est un sujet qui va se constituer au lieu même où il rencontre dans son existence des antinomies qui l’obligent à se constituer. Pour user d’une formule éculée : on est passé des antinomies du sujet au sujet de l’antinomie. Ce qui est central, c’est le couplage des notions de subjectivation et de problématisation. Foucault introduit les deux notions en même temps, manière de dire qu’il n’y a de subjectivation que dans un rapport à une problématisation. C’est là que les lectures libertaires de Foucault, qui croient que Foucault dessine un monde où l’on pourrait décider souverainement de qui on est, n’ont aucune pertinence. On est commis à se faire sujet, selon Foucault, quand on a des soucis, des problèmes, quand aucune position ne paraît tenable. Jusque là, ce point était essentiellement établi dans l’analyse de l’antinomie du garçon dans L’usage des plaisirs. Le cours sur le gouvernement de soi et des autres enrichit la palette d’exemples, avec l’antinomie de la parrèsia démocratique : être un sujet démocratique, c’est dire le vrai, car il n’y a pas de démocratie sans sujet s’engageant en vérité ; mais en même temps, des sujets disant la vérité menacent la démocratie, parce que ces sujets peuvent reconstituer une forme d’expertise ou d’aristocratie qui en déséquilibre le jeu. C’est le dilemme de Périclès.  Dans Le courage de la vérité, on trouve une autre antinomie : comme on l’a vu, les cyniques manifestent combien si on ne suit pas les normes, c’est inacceptable, si on les suit c’est invivable. Il y a vraiment une structure fondamentalement dilemmatique du sujet ou de la subjectivation chez Foucault, qui jette d’aileurs une lumière nouvelle sur ses travaux antérieurs. On peut se demander si Les mots et les choses, Surveiller et punir, ne sont pas des exercices de subjectivation ; comme si Foucault, mettant en lumière les antinomies du sujet moderne, plutôt que de dire aux gens « voilà ce qu’il en est, vous voyez bien, c’est impossible d’y échapper, c’est contradictoire, c’est une illusion », disait plutôt « voilà où nous en sommes, et c’est en ce lieu que nous pensons ». Autrement dit, ces antinomies ne sont pas inventées par un philosophe pour embarrasser ses contemporains, elles sont l’assignation des points de subjectivation propres à la modernité. A la lumière des derniers textes, on voit bien que la pratique de soi était à l’œuvre chez Foucault bien avant d’être thématisée. Mais il n’y a pas de « solution » aux antinomies : in fine, vivre, c’est avoir des problèmes.

P.L. Une différence importante avec la figure hellénistique du sage, c’est que la liberté, celle du philosophe comme celle des autres, ne peut se représenter comme maîtrise autarcique du sens. Elle se joue, de manière partielle et ambiguë, dans le rapport entre la performance de soi et les codes prescriptifs et identitaires qui à la fois contraignent et autorisent cette performance, dans toutes les sphères de l’expérience, qu’il s’agisse du genre (Judith Butler a travaillé dans cette direction), de la pratique professionnelle, de la vie conjugale et familiale…

M.P.-B. Que la liberté ne puisse être pensée comme autarcie du sens, et qu’elle se joue dans le rapport entre performance et code, c’est certain. Mais de ce point de vue, il y a une véritable tension chez Foucault. D’un côté, il manifeste un optimisme de principe : tout ce qui a été fait peut être défait. Les normes qui organisent nos existences sont des normes essentiellement actuelles, ce sont des normes immanentes,  Pierre Macherey y insiste avec raison : chez Foucault, la norme n’est jamais transcendante vis-à-vis de ce qu’elle norme, elle ne se tient pas en surplomb de ses effets, il n’y a ni complot ni arrière-mondes qui nous piègeraient toujours déjà. Donc, la contestation de la norme est possible ici et maintenant. Foucault admet par principe la possibilité d’un événement qu’aucune structure surplombante ne saurait déjouer d’avance. La norme est toujours exposée à ses effets. D’où la critique de son optimisme par Bourdieu : Foucault, en posant un renversement toujours possible du pouvoir oublierait la domination, cela parce que sa théorie du pouvoir ignore la question sociale, la domination au sens social du terme. Or, cette critique porte partiellement à faux car dans le même temps, Foucault est conscient de la profondeur historique des problèmes, et concentre même son propos sur des structures qui ont une redoutable capacité de survivre à leurs critiques. La prison, bien sûr, mais aussi les formes de gouvernement, qui sont des formes quand même redoutablement récurrentes. La tension est là. La liberté n’est pas déjouée d’avance, elle se joue effectivement ici et maintenant dans la manière dont on invente de nouveaux rapports avec les normes qui nous entourent ; mais ces nouveaux rapports ne sont visiblement pas simples à inventer, nombreux sont ceux qui s’y sont essayés et n’y sont pas parvenus.

P.L. Dans la mesure où les usages sont partagés et les conduites relationnelles, la liberté de chacun peut concerner d’autres que soi ; donc, à la différence de la maîtrise autarcique du sage, du retrait, ou du dandysme, devenir un projet politique collectif où la pratique militante soit indissociable du travail sur soi.

M.P.-B. C’est, à coup sûr, l’horizon dans lequel Foucault travaille, et il n’y a chez lui, contrairement à ce que l’on a prétendu, aucun aucun moment de repli ou de retrait. La limite – mais on ne peut demander aux penseurs plus qu’ils ne peuvent donner -, c’est qu’il n’y a pas chez lui de pensée des formes de l’organisation des collectifs par des usages communs ou des problématisations communes. Par exemple, dans un texte fameux, « Polémique, politique et problématisations » (Dits et écrits, n°342), Foucault institue un « nous », expliquant que, s’il y a un « nous » du consensus ou de la traditionnalité, il y a aussi un « nous » des gens qui sont confrontés ensemble au même problème. Mais être confrontés ensemble au même problème ne fait pas de soi une communauté politique. Reste le problème de l’organisation, problème que Deleuze et Guattari posaient dans L’Anti-Œdipe avec leur réflexion sur les dispositifs de capture, les devenirs-nomades ; ces développements n’ont pas vraiment leur correspondant chez Foucault.

P.L. Dernière question, vous appartenez, avec Philippe Artières, Jean-François Bert, Pascal Michon et Judith Revel, à un collectif qui a pris le nom de Maurice Florence (un des deux pseudonymes utilisés par Foucault), et qui a republié le texte de 1977, « La vie des hommes infâmes », dans un ouvrage qui s’intitule Archives de l’infamie. Pourquoi republier et compléter ce texte de Foucault ?

M.P-B. En fait, ce livre allait de pair avec une exposition à la Bibliothèque Municipale de Lyon. Le texte de Foucault est une préface à un livre qui n’a pas eu lieu. Comme tel, il appelle des prolongements. Et je pense qu’il a suscité des vocations chez un certain nombre de ses lecteurs,  qui se sont reconnus dans l’étrange programme que Foucault traçait à ce moment-là, du côté de l’histoire, des sciences sociales et de la philosophie. D’où l’idée de le republier, d’abord en essayant de mesurer l’écart par rapport au moment de sa première publication, et de voir la lecture qu’on peut en faire aujourd’hui. D’autre part, nous avons essayé de lui associer des archives, dans un jeu assez libre. Le livre nous a paru proposer des points d’attaque possibles pour constituer des corpus d’archives, qu’on peut analyser du point de vue de ce qu’elles racontent des rapports entre la vie, le pouvoir, l’exclusion et l’écriture. « La vie des hommes infâmes » nous est apparue comme une matrice ou une règle du jeu pour analyser comment la vie est saisie par l’écriture à travers les archives, comment elle lui résiste aussi, comment elle s’en saisit. Le sens de ce projet était donc de donner à la préface de Foucault une actualité éditoriale – à un moment politique où l’on se préoccupe d’expulser les indésirables, de ficher la moitié de la population, ce texte sur les pratiques de mise en fiches de la population à l’Âge classique a une pertinence -, et de le prendre comme règle pour la constitution de corpus d’archives, en acceptant une grande hétérogénéité, puisque il y a des documents de statut très divers.

Propos recueillis par Pierre Lauret.


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