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L'abus de pouvoir devient la norme

Quand l'appel aux sacrifices voisine avec la gloutonnerie (2010)

Quand l'appel aux sacrifices voisine avec la gloutonnerie (2010)

Première publication : Le Monde, 9 juillet 2010.
Lire sur le site du Monde.

Ce début d’été restera marqué par la conjonction de deux événements disparates. Le vote, ici, d’une loi autorisant la suspension des allocations familiales versées aux parents d’enfants absentéistes ; l’éclosion, là, de scandales politiques dont la dimension familiale n’est, parfois, pas absente, mais où l’on croise aussi cigares, appartements, jets privés ou missions coûteuses – scandales dont la répétition, qui avait pu sembler d’abord anesthésiante, finit par irriter suffisamment l’opinion pour que Nicolas Sarkozy décide d’afficher une restriction du train de vie de l’Etat et la démission de deux secrétaires d’Etat. Tel est l’horizon contemporain : d’un côté, le sévère appel à renforcer un pouvoir paternel défaillant, par la limitation des ressources dont des familles modestes disposent ; de l’autre, et de la part de ceux-là mêmes qui décident de telles mesures, une expansion exubérante des moyens dont l’exercice du pouvoir s’entoure et s’accompagne. 

Ce n’est pas la première fois que les moins fortunés sont invités à compenser leurs maigres biens par un surcroît de probité, là où ceux qui les y convient s’autorisent à s’en dispenser. Aujourd’hui, toutefois, l’austérité exigée des plus pauvres et l’impudence avec laquelle les détenteurs de l’autorité ont pris l’habitude de profiter de leur fonction s’alimentent d’une même représentation du pouvoir, conçu d’abord comme activation d’un pouvoir sur soi. D’un côté, dans le champ des politiques sociales, s’est imposée l’idée selon laquelle les individus doivent, s’ils veulent accéder aux droits et aux allocations, témoigner d’abord d’une initiative et d’une aptitude à se conduire eux-mêmes (être, comme on dit, « pro-actifs »), selon une éthique où l’autonomie individuelle, mesurable à ses effets et à ses succès, prime sur la position sociale. De l’autre côté, c’est ce même modèle de l’activation individuelle qui a tendu à faire des largesses envers ministres et secrétaires d’Etat un mode de gouvernement : parce que l’enjeu était de permettre à de grands professionnels de donner toute la mesure de leur énergie et de leur originalité dans la poursuite d’objectifs et l’obtention de résultats, il convenait de « bien les traiter », la société s’enrichissant de l’épanouissement de leur capacité d’agir, identifiée avec l’expression d’une réussite personnelle – vision d’une « société biographique » que Jacques Séguéla résumait en voyant dans l’absence de Rolex le signe que l’on avait raté sa vie. Etre actif, en personne, si l’on veut bénéficier de dispositifs d’aide toujours plus spécifiques ; disposer, pour son compte, de coudées suffisamment franches pour se donner à plein, via un système de gratifications variables dont les discrètes primes accordées aux préfets selon leurs efforts sont un autre indice : une même individualisation des techniques et des relations de pouvoir tend à justifier, pour les uns, restrictions, pour les autres libéralités.

Face à cette mutation, il y a trois manières de réactiver la critique des abus de pouvoir. La première consiste à mesurer la profondeur de cette rupture, qui voit l’éloge du talent ministériel chasser la considération de l’égalité, et l’accès conditionnel à la solidarité sociale balayer deux siècles de lutte pour l’adjonction, aux droits-libertés, des droits-créances susceptibles d’en assurer les conditions matérielles d’exercice : opposer, en bref, au pouvoir une affirmation politique des droits. La deuxième consiste à remarquer qu’à rebours d’une interprétation courante, le problème actuel ne vient pas d’une culture de l’autonomie devenue excessive, brisant les digues de l’autorité et de la décence. Car l’individualisation invoquée n’est pas synonyme d’autonomie véritable : elle se résout ici en une injonction à l’initiative empêchée de s’exercer (il y a abus à exhorter les plus démunis à infléchir le cours de leur vie en les privant des moyens de conquérir confiance, respect et estime d’eux-mêmes), là en une autonomie politique renonçant à soi dans la soumission au jeu des réseaux, des cadeaux et des influences – ce qui se nomme corruption, par quoi la volonté politique échappe à elle-même. Ne pas vilipender, donc, les dérives du soi souverain ; mais développer les institutions sociales de la dignité, et veiller aux institutions politiques de l’indépendance. Enfin, si la sensibilité aux abus de pouvoir s’exacerbe du contraste entre les sacrifices exigés des uns et la gloutonnerie des autres, si l’opinion croit à bon droit reconnaître dans cette symétrie la marque d’un rapport de classes, on ne saurait pour autant se réjouir de voir un jour nos dirigeants se convertir à une tempérance digne de la rigueur imposée aux plus modestes. Car si par rigueur, il faut entendre le retour des politiques monétaristes plutôt que le respect ascétique des lois, il n’est pas interdit de voir dans cet impératif la marque d’un abus de pouvoir : de même que des ministres imposent aux plus vulnérables une sobriété dont ils s’exceptent, les marchés ordonnent désormais aux Etats de réduire des déficits que le sauvetage du système bancaire a d’abord largement contribué à creuser. Reste à faire de cet abus-là un enjeu politique, plutôt qu’une fatalité.


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