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Fréquenter l’impraticable  
Deux pensées de l'usage : Judith Butler, Giorgio Agamben.
Posted in Autour du politique 40 min read
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Intervention lors du colloque « Giorgio Agamben et l’usage de la métaphysique », Université Paris-Diderot, 8-9 avril 2016.

Dans l’histoire récente de la manière dont les normes s’exercent sur nos vies, le 18 décembre 2016 marque une respiration minuscule et précaire : ce jour-là, en effet, a vu la cour d’appel du Caire suspendre, après dix mois d’incarcération, la condamnation à deux ans de prison prononcée à l’encontre de l’écrivain égyptien Ahmed Naji, pour faits d’attentat à la pudeur et d’atteinte à la culture égyptienne. La sentence visait la publication dans la revue littéraire cairote Akhbar al-Adab d’extraits d’un roman publié initialement à Beyrouth, ouvrage co-écrit par Naji et le dessinateur Zerkani (on dirait ici : un roman graphique), et intitulé Istikhdam al-Hayah, soit The Use of life, l’usage de la vie (ou encore A Guide for Using Life, traduction adoptée quelques temps plus tôt pour une exposition des dessins de Zerkani). Dénoncée par plus de six cent écrivains en Egypte, cette décision de justice se basait sur le caractère sexuellement explicite des passages incriminés, le roman racontant la vie et les péripéties d’un héros souffrant d’une frustration sexuelle douloureuse, et l’auteur décrivant sans détour le désir, l’ennui, la monotonie des conversations et la banalité des drogues en des termes que le tribunal trouva vulgaires mais qui, selon les avocats de Naji, empruntaient autant aux conversations ordinaires qu’à la littérature arabe classique. Surtout, il faut souligner que les poursuites (contredisant directement la liberté d’expression et de création inscrite dans la constitution de 2014) ne furent pas déclenchées directement par les autorités du Caire : pour engager la procédure, celles-ci excipèrent de la plainte d’un lecteur, chez qui la lecture des extraits de Istikhdam al-Hayah aurait causé (ce sont les termes précis de la plainte) “un rythme cardiaque irrégulier et une chute de la pression sanguine”, phénomène médicaux justifiant que le tribunal se saisisse du cas. Ironiquement, l’une des traductions de l’arabe disponibles sur internet s’ouvre sur cet avertissement : “Caution : the excerpt below might also make you feel things”. 

S’il y a des histoires trop belles pour être vraies, celle-ci est peut-être trop triste pour n’être pas précieuse, et sans doute faudrait-il commenter longuement les résonances que ce cas trouve avec la lecture d’Homo Sacer. Une énumération suffira à en discerner les grands traits : la façon dont l’Egypte balance depuis 2011 entre fondamentalisme religieux et militarisme autoritaire, marquant des deux côtés la restauration d’une souveraineté se ressaisissant du pouvoir qui avait, un certain mois de février, paru glisser de ses mains ; la manière dont la frustration sexuelle, dont on sait l’importance pour la société civile égyptienne et les rapports de genre qui s’y établissent aujourd’hui, fait pont entre l’ordre intime des corps et la répression politique ; l’énoncé proprement biopolitique des motifs autorisant la cour à faire exception aux principes posés dans la constitution – quelques palpitations, une chute de tension et le tour est joué. Il faudrait évoquer enfin le titre choisi par l’auteur, cet usage de la vie qui semble faire trait d’union entre La Vie, mode d’emploi et L’Usage des corps, entre Georges Perec et Giorgio Agamben.

Actualité d’un concept

SI le rapprochement nous intéresse ici, c’est aussi par la manière dont cette irruption de l’usage sur une scène politico-judiciaire porte à considérer autrement le dernier tome du cycle Homo Sacer. Dans la mesure où l’ouvrage se présente d’une part comme l’analyse d’une série de sources aussi nombreuses qu’archi-anciennes, d’autre part – et même s’il refuse explicitement de se donner comme conclusion – comme l’accomplissement d’une oeuvre monumentale, cette position en quelque sorte surplombante ou sagittale paraît l’excepter de son contexte immédiat et situer son propos dans cet écart ou ce retrait qui seul, à en croire Agamben lui-même, permet au contemporain de percevoir l’obscurité de son temps (1, 19). Solitude des clés de voûte. Or, comme le montre le cas que l’on vient d’évoquer, non seulement le texte fait tout autant écho à l’actualité en un sens plus immédiat, mais les catégories qu’il mobilise s’inscrivent peut-être aussi dans une configuration d’époque, faisant écho à une ambition partagée (par quoi il faut entendre commune, mais aussi divisée contre elle-même). Cette ambition se trouve formulée explicitement par G.Agamben : “En remettant en question la centralité de l’action et du faire pour la politique, une des hypothèses de la présente recherche consiste à tenter de penser l’usage comme catégorie politique fondamentale” (2, 51). L’histoire récente de cette ambition reste à produire : on s’apercevrait alors qu’elle ne traverse pas seulement la systématicité d’Homo Sacer, à laquelle elle appartient bien sûr de plein droit, sans être passée de bouche en bouche, de livre en livre, depuis une trentaine d’années. 

Une première scansion de cette histoire pourrait être située autour de 1980, au travers d’une constellation de livres trop rarement lus ensemble, et qui dans l’effort pour caractériser la marge d’initiative des acteurs vis-à-vis des structures sans restaurer pour autant la transcendance de l’ego, trouvaient à convoquer le lexique des usages : on songe ici à Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, qui consacraient l’un des plateaux aux postulats de la pragmatique ; à L’Invention du quotidien, de Michel de Certeau dont le premier tome intitulé Arts de faire, puisait assez directement aux sources religieuses de la question ; au Sens pratique, de Pierre Bourdieu, qui réactivait la notion d’habitus jusqu’à en faire clé d’une sociologie arrachée à l’alternative entre objectivisme et subjectivisme ; et, bien entendu, à L’Usage des plaisirs de Michel Foucault, que G.Agamben commente assez largement dans l’Usage des corps. Toutefois, on s’attachera ici non pas à ce moment matriciel, mais à une étape plus récente de cette histoire, bifurcation située à mi-distance entre cette séquence très curieuse du début des années 1980 où le post-structuralisme se cherchait entre Heidegger et la linguistique de l’énonciation, et notre propre actualité : disons, en 1997. Cette année-là, se tiennent deux séminaires : en France, au Collège international de philosophie, G.Agamben mène une lecture minutieuse des Epîtres de Paul, bientôt publiée sous le titre Le Temps qui reste, texte avec lequel L’Usage des corps entretient une filiation directe ; dans le même temps aux Etats-Unis Judith Butler élabore dans le cadre de son séminaire à l’Université de Berkeley la matière de son ouvrage Excitable Speech : Politics of the Performative. Rapprochement artificiel ? On voudrait ici soutenir que, d’un séminaire l’autre, les parentés sont réelles – mais, précisément pour cette raison, l’alternative que dessinent ensemble ces deux approches est d’autant plus marquante ; ses enjeux ne sont pas simplement théoriques, mais tout autant politiques, si l’on admet que la constellation queer d’un côté, et de l’autre côté les emprunts réguliers de nombreux mouvements à Giorgio Agamben, définissent une part de notre horizon politique contemporain.

Tâchons d’esquisser les contours de ce partage. Que l’usage puisse constituer une catégorie politique fondamentale pourrait s’entendre de deux façons. Cela pourrait, première version, vouloir dire que l’activité politique consiste essentiellement en un procès d’appropriation ou de réappropriation par le sujet des normes historiques dont, pour autant, il ne cesse de dépendre et de procéder. Il faudrait voir alors dans la subjectivation politique la démarche d’un sujet “se faisant” (pour reprendre une jolie formule de Merleau-Ponty), mais se faisant sous des conditions historiques, culturelles ou sociales qu’il trouve toutes faites, et auxquelles nous serions commis à “nous faire” tant nous ne saurions rêver de nous en excepter radicalement. Mais on pourrait au contraire entendre, par “politique des usages”, tout autre chose, et même l’inverse : un procès de désappropriation vis-à-vis de ces normes elles-mêmes, une fois noté que leur ressort commun est d’interdire ou de forclore cette inflexion particulière de l’agir, de détourner toujours l’attention de ce que les hommes fabriquent ou “bricolent” ensemble pour se viser que ce qu’ils sont, ou ce qu’ils ont, pour gouverner leur être ou leur identité tout en protégeant leurs avoirs ou leurs biens. Faire usage, alors, signifierait rejoindre un régime ou une modalité de l’agir où le sujet ne se rapporte plus à lui-même, à son action, à sa parole et aux autres, dans la forme abstraite et morte de la propriété. S’approprier, ou se désapproprier ? Subvertir, ou destituer ? Cette alternative travaille souterrainement notre contemporain ; elle fait fonds, comme on va le voir, sur des constructions théoriques incompossibles, si elle implique aussi des options stratégiques assez différentes. Elle ne se présente pas, toutefois, comme un choix indifférent entre deux stratégies de pensée que l’on pourrait préférer l’une à l’autre : elle emprunte plutôt la forme d’un dilemme en ce que chaque branche, chaque tentative de penser l’usage reconduit subrepticement à l’autre, et rencontre à titre de difficulté un élément que l’autre version s’efforce de prendre en charge ou de penser. Ce point de butée, qui fait que chacune des deux stratégies politiques contemporaines rencontre l’autre sur son chemin sans pouvoir pour autant l’assimiler, nous pourrions par provision l’appeler la question de la prise, ou de la déprise, question dont on verra qu’elle insistait déjà, au seuil de L’Usage des plaisirs, dans le dernier livre publié de son vivant par Michel Foucault.

Judith Butler : renégocier les usages hérités.

Empruntons ce sentier aux chemins qui bifurquent en obliquant, d’abord, vers Excitable Speechs et la proposition théorique et politique que Judith Butler y formule. Les constructions théoriques que Butler y avance ne sauraient être détachées des questions âprement débattues qui en forment alors l’horizon historique immédiat : en 1997, la promotion d’une politique minoritaire fondée sur l’appropriation transgressive les discours et sa capacité à contester les normes sociales et les identités assignées – en d’autre termes le geste queer, dont Gender Trouble est devenu le bréviaire et l’étendard – est mis à l’épreuve de contradictions politiques assez lourdes, placé dans un lit de Procuste qui l’oblige à jouer serré. Le diagnostic que Butler porte sur la conjoncture politique américaine est alors celui d’un “deux poids et deux mesures” : d’un côté, l’Etat est particulièrement sévère lorsqu’il s’agit de pénaliser les images, discours et productions pornographiques (en matière de sexualité, l’Etat n’hésite pas à intervenir) ; d’un autre côté, il est particulièrement indulgent envers les “discours de haine” (expression que sa parenté avec le hate crime leste d’une charge juridique particulière aux Etats-Unis), considérant que ceux-ci relèvent purement et simplement de la liberté d’expression. Le dilemme est alors le suivant : faut-il exiger de l’Etat de criminaliser les discours racistes, à l’exemple de ce qu’il pratique déjà en matière de pornographie ? Mais alors on prend acte de l’exclusion du discours pornographique, qui interdit de facto toute politique queer, des photographies de Mapplethorpe à la pratique du coming out ou aux campagnes de prévention du VIH-SIDA  : “Cette extension du pouvoir de l’Etat constitue une menace extrême pour la pratique discursive de la politique gay et lesbienne. Au centre de ce mouvement, en effet, se trouvent nombre d’actes de discours qui peuvent être – et ont effectivement été – considérés comme des conduites offensantes et injurieuses” (3, 44). A l’inverse, si l’on exige que soit étendue la liberté d’expression en matière sexuelle, au nom de quoi refuser cette même licence à ceux qui brûlent des croix dans le Sud des Etats-Unis, dans la grande tradition du Ku-Klux Klan ? 

Tel est le contexte dans lequel Judith Butler va être amenée, pour son compte, à formuler une “politique des usages”, et à réinterpréter l’action politique sous cette catégorie. Le dilemme que l’on vient d’énoncer, remarque-t-elle, n’est insoluble qu’à la condition d’interpréter la situation comme mettant aux prises la souveraineté de l’Etat à celle que l’individu peut exercer sur sa propre parole : d’un côté, les défenseurs de la liberté d’expression invoquent le fait pour chaque sujet de s’exprimer comme il l’entend (supposant par là que ses mots ne sont que des mots, enveloppes extérieurs sur lesquelles chaque sujet dispose d’une maîtrise souveraine et dont la circulation ne nuit en rien à la souveraineté des autres). De l’autre côté, requérir la criminalisation de certains discours, c’est supposer que les mots blessent bel et bien, mais blessent si profondément que leurs victimes ont pour seul choix de se placer sous la protection souveraine de l’Etat. Sortir de ce face-à-face, c’est donc montrer (contre la thèse de l’individu souverain) qu’il y a bien une efficacité de ce type de discours ; mais c’est en même temps (contre la thèse de l’Etat comme recours exclusif) établir que les sujets ne sont pas sans recours vis-à-vis de ces discours qui les épinglent ou les heurtent ; qu’ils peuvent avoir une certaine prise, capables qu’ils sont de les retourner, de les renverser dans un autre usage de la parole. Double bénéfice de ce changement de regard : ces discours sont des discours efficaces, justiciables donc d’une analyse qui en souligne et en dénonce l’usage ; mais de ces discours, il est possible de se ressaisir, c’est-à-dire de faire un certain genre d’usage. 

Ainsi énoncé, et même si la distance initiale semble grande, le projet de Judith Butler présente dans sa structure un certain nombre de similarités avec ce qui se dessine dans L’Usage des corps : d’une part, la recherche d’une pensée à la fois post-souveraine et extra-juridique ; d’autre part, la recherche de ce lieu de pensée dans l’examen de la manière dont le sujet est mis en jeu, intimement, au travers de sa parole, a rapport avec sa celle-ci, et dont il peut ou non se démarquer de la manière dont cette parole le constitue comme sujet dominé ou comme sujet séparé. On ne peut alors s’étonner que cette interrogation trouve à s’articuler, dans l’un et l’autre livres, via la mise en relation entre jeux de langage et formes de vie, même si cette relation est en quelque sorte parcourue en sens inverse. Là où, en effet, la question de la parole est retrouvée par Agamben dans le fil d’une réflexion sur les formes de vies, l’enquête infra-souveraine ou post souveraine chez Butler prend d’abord la forme d’une relecture How to Do Things with Words ?, texte princeps de la pragmatique linguistique, et de la théorie austinienne des performatifs. Sur celle-ci, il va s’agir de procéder à une série de greffes, ou de montages entre thèses et notions empruntées à plusieurs auteurs, et de soutenir par là trois idées : a) un discours performatif (e.g. la promesse ou l’injure) ne se limitent pas à transformer le lien juridique entre les individus ; davantage qu’une modification des relations de droit, grille sous laquelle ces actes ont longtemps été compris, il faut lire dans le performatif à la fois une interpellation à la manière de Louis Althusser, c’est-à-dire une constitution de l’individu en sujet, et une forclusion à la façon de Lacan, le sujet ainsi constitué par l’acte injurieux l’étant de manière originairement fendue ou fêlée : “On n’entre pas dans le langage sans en payer le prix : les normes qui régissent la constitution du sujet parlant différencient le sujet de l’indicible, c’est-à-dire que la formation du sujet exige que soit produit de l’indicible” (3, 183). Autrement dit, faire injure, c’est à la fois faire de l’autre un sujet, mais en faire un sujet toujours-déjà privé d’une part de lui-même, part d’indicible qui lui est refusée ou retirée. Au terme de cette réinterprétation quelque peu acrobatique des performatifs, J.Butler peut ainsi articuler à même l’effectuation des actes de langage l’exercice d’une censure qui, d’un même trait, produit la subjectivité et la soustrait à elle-même. Par là-même, se trouve justifiée l’idée que le discours de haine ne relève pas seulement de la liberté d’expression, si par “expression” on entend l’énoncé d’une opinion entre deux sujets extérieurs et antérieurs à leurs dire.

il est bel et bien possible de considérer l’usage comme une catégorie politique fondamentale, à condition d’entendre que cet usage est toujours une ré-utilisation.

En soutenant ainsi que le discours de haine atteint l’autre dans la mesure où il contribue à constituer ou à re-constituer sa position de sujet séparé de lui-même, Butler semble toutefois donner du grain à moudre aux tenants de l’interdiction de toutes les formes d’excitable speech. L’argument prouve trop : il tend à suggérer que face à l’injure nous sommes entièrement démunis, puisque exposés à un discours qui tout à la fois nous interpelle et nous forclôt. C’est la raison pour laquelle Butler opère, sur la théorie du performatif, une troisième greffe :  lisant Austin à la lumière des textes que J.Derrida consacre aux speech acts, elle retient de ce dernier l’idée que la force performative d’un discours lui vient non des règles que le discours vient instancier, mais des usages, entendus comme autant d’itérations successives que ce discours re-produit ou sur lesquelles il s’engrène, se soutenant de cette série tout en différant d’elle à chaque nouvelle répétition. Le performatif serait d’essence itérative ou répétitive, plutôt que juridique ou légale. Or, si l’efficace d’une parole, sa capacité à instituer le sujet – c’est-à-dire, on l’a vu, à l’interpeller et à le forclore – se constitue dans l’immanence de ses usages, il est possible de penser en retour une appropriation ou une réappropriation de la parole comme négociation avec les usages hérités. Une politique des usages est ici circonscrite ; il est bel et bien possible de considérer l’usage comme une catégorie politique fondamentale, à condition d’entendre que cet usage est toujours une ré-utilisation, une renégociation vis-à-vis d’usages antérieurs, qui inscrivent le sujet dans des relations de pouvoir liés à ses échanges performatifs : “Celui qui a recours au discours de haine est responsable de la répétition de ce discours, de son renforcement et de l’établissement de nouveaux contextes de haine et d’injure. La responsabilité du locuteur ne consiste pas à refaire le langage ex nihilo, mais bien plutôt à renégocier les usages hérités qui contraignent et autorisent son discours” (3, 50).

Entre les deux versants de la citation qui précèdent (l’un, établissant la responsabilité de celui qui tient un discours de haine ; l’autre, pointant la latitude de celui qui s’y trouve exposé), surgit toutefois un problème ou un point de butée. En effet, considérer qu’user politiquement du langage, c’est le retourner, le renverser ou l’infléchir, implique de nommer ce qui rend possible une telle inflexion, à la fois point d’appui ou de rebroussement, et critère permettant de différencier l’usage “contre-citationnel” de l’usage citationnel ordinaire ; autrement dit, en quel sens l’usage queer du langage peut-il se démarquer effectivement de la série des usages hérités, ou se contenter d’introduire en celle-ci une insignifiante variante ? Dès lors que l’usage transgressif intervient dans la foulée de ces autres usages qui, tout à la fois, lui confèrent sa force performative et appellent la contestation qu’il tente de négocier, qu’est-ce qui assure l’effectivité de la déprise politique invoquée par Butler, et sur quoi le sujet peut-il compter ? 

Chez Butler, à cette difficulté vient répondre une série de thèses et de mises en garde : la capacité de se réapproprier les normes, de retourner le discours stigmatisant en disant queer ou en se revendiquant nigger, n’équivaut pas pour le sujet à la restauration d’une souveraineté de plein droit ; les choses ne sont jamais acquises une fois pour toutes – de même qu’en face, du côté du pouvoir qui stigmatise, injurie, discrimine, etc, rien n’est jamais gagné, puisque chaque acte politique, chaque nomination stigmatisante s’expose à cette reprise et à cette contestation possibles. Ces deux affirmations, toutefois, restent abstraites : reste à savoir comment ou en fonction de quoi la rupture s’opère, s’il s’avère qu’elle ne s’effectue pas toujours. Une fois écartée la lecture du performatif comme simple instanciation d’une règle surplombante, reste à déterminer ce qui enfonce un coin entre la régularité et son interruption, fût-elle temporaire ou précaire. S’il s’agit de renégocier les usages hérités, quels sont alors les termes de la négociation ? Il est alors frappant de constater que l’élément que Butler introduit à cet égard en tiers dans le rapport entre le pouvoir des mots et le pouvoir sur les mots (celui que les sujets peuvent reconquérir), que cet élément tiers soit précisément le corps, et la façon dont les corps sont mis en jeu. Non seulement, en effet, Butler soutient que la parole est inscription du corps dans le langage, mais elle ajoute que c’est dans et par son excès que le corps donne la force au langage de se désapproprier des usages avec lesquels il négocie : “Le corps n’est pas simplement la sédimentation des actes de discours qui l’ont constitué. Cette constitution peut échouer, lorsque l’interpellation rencontre une résistance au moment où elle veut imposer ses exigences ; alors, quelque chose excède l’interpellation, et cet excès est vécu comme l’extérieur de l’intelligibilité (…). Il y a une incongruité irréductible du corps parlant, lequel excède toujours son interpellation et ne peut être contenu par aucun de ses actes de discours” (3, 205-206). Cette théorie politique de l’usage comme appropriation et renégociation, lorsqu’elle tente d’identifier ce qui peut rendre possible une forme de déliaison, doit convoquer le corps parlant comme élément à la fois intime et inappropriable dont l’excès va troubler le rapport entre l’autorité que l’on reçoit pour parler, et l’autorisation que l’on se donne pour dire tout autre chose que ce qui était attendu, prévu ou répété d’avance. 

Giorgio Agamben : l’usage comme désappropriation

Il serait évidemment tentant, baroque et parfaitement illusoire “d’emboîter” dans l’espace ainsi ménagé, dans ce creux du corps, la réflexion qui se faufile durant les mêmes années à travers la lecture de Saint-Paul par Giorgio Agamben, réflexion sur les ressources éthiques et sotériologiques de l’usage en tant qu’il introduit entre soi et soi-même, entre le pleurant et le non-pleurant l’écart d’un “comme-non”. La tentation est forte, tant les citations tirées de L’Epitre aux Corinthiens semblent faire signe vers cet excès et cette déprise que Butler invoque de son côté : “tu as été appelé esclave ? Ne t’en soucie pas. Mais même si tu peux devenir libre, fais plutôt usage” (4, 49). Faire usage signifie ici “être esclave comme non-esclave” : l’analyse proposée de ce motif paulinien se trouvera reprise dans L’Usage des corps, où la vocation messianique est dite consister “dans la désactivation et la désappropriation de la condition factuelle, qui est ainsi ouverte à un nouvel usage possible” (2, 96-97). Or, Agamben lie directement cette capacité à faire dérailler l’identité à soi à l’instance du corps, et au caractère fondamental que celui-ci manifeste : sa dimension inappropriable, ce “caractère d’inappropriabilité et d’étrangeté qui est inhérent au corps propre et ne saurait lui en être dissocié” (2, 134). Que le corps propre soit toujours en même temps impropre (comme le manifestent, par exemple, les expériences de la honte, de la nausée ou du besoin – Agamben suit ici la leçon de Levinas) ne suffit certes pas au genre d’échappée que l’appel du messie vient ouvrir, selon Paul ; mais en séparant originairement l’être de lui-même, en logeant le plus lointain au coeur du plus propre, cette impropriété du corps ouvre une brèche, rappelant en cela “l’incongruité irréductible du corps parlant” évoquée par Butler.

On ne dira pas, cependant, que les corps inappropriables de G.Agamben viennent rejoindre d’eux même la place que réserverait pour eux la théorie des corps incongrus de J.Butler – loin de là. Au contraire, on soutiendrait volontiers que, dès 1997, le rapport entre la politique des usages telle que Butler l’entend et la théorie de la puissance destituante que propose de son côté Agamben, n’est pas de complémentarité, mais d’incompossibilité au sens leibnizien : au sens où ces deux constructions, pour tirer leur possibilité d’un même lieu sans doute et agencer chacune pour leur compte la référence à des coordonnées de l’expérience au moins homonymes (le discours, l’usage, la souveraineté, le corps) ne sauraient coexister dans le même espace intellectuel. On le vérifiera en parcourant quelques-unes des étapes croisées chez J.Butler, et que nous retrouvons chez G.Agamben agencées dans un tout autre récit. 

D’abord, notons que la manière dont Agamben promeut l’usage au rang de catégorie politique s’enlève sur le fond d’une critique radicale de toute ambition rectificative : user, cela ne veut surtout pas dire chez lui réajuster, réorienter, de se réapproprier de manière instrumentale les dispositifs dans lesquels nous sommes pris. Un petit texte, exotérique vis-à-vis du cycle Homo Sacer, en témoigne sans ambiguîté : la conférence intitulée “Qu’est-ce qu’un dispositif ?”, prenant plaisamment pour exemple le téléphone portable, fourmille de notations aussi anti-butleriennes que possibles. “De là, la vanité de ces discours sur la technique remplis de bonnes intentions : ils prétendent que le problème des dispositifs se réduit à celui de leur bon usage. Ces discours semblent oublier que si un processus de subjectivation (dans notre cas, un processus de désubjectivation) correspond à chaque dispositif, il est tout à fait impossible que le sujet du dispositif l’utilise “de manière correcte”” (5, 45). La vanité de toute ambition rectificatrice ou de toute réappropriation est ici renvoyée à son “ingénuité” (5, 34). 

Deuxièmement, cette idée selon laquelle le sujet est radicalement incapable de réorienter l’usage qu’il fait d’un dispositif dans la mesure exacte où il est constitué par ce dernier, ne s’explique pas seulement par le fait qu’Agamben se ferait une représentation particulièrement univoque et restrictive de la technique, là où Butler serait sensible à la dimension itérative et diacritique du langage ; elle tient, plus souterrainement à la conception que l’un et l’autre se font du droit. Chez Butler en effet, relève de l’ordre des usages – et de leurs négociations – l’ensemble des actions consistant à appliquer une règle ; de la performance linguistique à la décision juridique, l’acte n’est au fond jamais interprété comme l’actualisation d’une règle dont la transcendance devrait être prise en compte, mais comme un épisode voué à s’inscrire dans la série des actes de même rang, dans une logique en quelque sorte jurisprudentielle. La démarche d’Agamben à l’endroit du modèle juridique est exactement inverse ; elle consiste à prendre extrêmement au sérieux le droit – dans le cycle Homo Sacer, et dès les premières explications avec Foucault (dans l’introduction du tome 1), Agamben expose son intention de rectifier chez ce dernier le statut conféré au droit, de manière à reconnaître que celui-ci, loin, loin de se limiter à un vernis posé sur un ensemble de techniques ou de dispositifs matériels, possède sa rationalité propre de sorte qu’il faut, non rapporter le modèle juridico-institutionnel du pouvoir à sa réalité microphysique, mais chercher le point d’intersection entre les deux ordres. Cette différence d’approche est essentielle pour ce qui nous concerne : là où Judith Butler peut affirmer que le langage interpelle et forclôt le sujet, tout en créditant le sujet d’une capacité de s’emparer en retour du langage, une telle  dialectique est impossible chez Agamben, parce que l’on n’hérite pas d’usages progressivement sédimentés, mais d’une tradition métaphysique, théologique et juridique dont il serait vain ou fallacieux d’entendre négocier les catégories et concepts fondamentaux (appeler à une telle négociation tiendrait, en réalité, de l’erreur catégoriale pure et simple). 

Cette appréciation différente de la portée du droit implique, chez nos deux auteurs, un lien tout différent entre l’édification du sujet et son aliénation. Que veut dire Agamben lorsqu’à propos des dispositifs, il identifie subjectivation et désubjectivation ? Là où, pour Butler, l’interpellation et la forclusion sont certes co-incidentes, mais soumises ensemble à la loi du performatif, autrement dit commises à se rejouer sans cesse pour subsister, chez Agamben le sujet est fondamentalement séparé (étymologiquement, sacré), de sorte que celui qui croit pouvoir s’emparer des choses, pour les utiliser autrement, a toujours-déjà été approprié à ces choses, et se trouve rapporté à lui-même et à ses actions sous la forme abstraite et séparée du droit : droit de propriété, droit de consommation (dont on sait qu’elle fait disparaître cela même dont on use), etc. S’il s’agit de porter politiquement le fer contre cette manière de nous rendre originairement indisponibles à nous-mêmes, il faut donc que l’usage vienne non réorienter une pratique mais suspendre une logique ; il faut que, tapi sous l’ordre du droit, il trouve la force de déconcerter entièrement la logique de l’appropriation et de la réappropriation. Il est ainsi frappant que, relisant dans l’ouverture de L’Usage des corps le statut de l’esclave chez Aristote, Agamben traite de l’usage comme ”une capture dans le droit d’une figure de l’agir humain qui reste encore à définir” (2, 51). Ici, le droit vient enregistrer et formuler ou formaliser, un type de rationalité ou une inflexion de l’action qui ne lui appartiennent en rien ; pour oser un rapprochement hâtif, le rapport du droit à l’usage ici est du même genre que celui qui, chez Kant, unit la loi à la liberté comme la ratio cognoscendi et sa ratio essendi. Le droit donne à connaître l’usage, il en porte la marque et se soutient de lui, mais l’usage en lui-même n’a rien à voir avec ce droit qui en présente le témoignage : ce, parce que l’usage de son côté destitue entièrement la relation sujet-objet au profit d’un entrelacement entre passivité et activité, d’une inséparation entre la vie et les formes qu’elle emprunte. L’inséparation, ici, fait pièce à ce qui chez Butler s’articulait en termes de renversement, de reprise ou de subversion.

Selon Agamben, celui qui croit pouvoir s’emparer des choses a toujours-déjà été approprié à ces choses, et se trouve rapporté à lui-même et à ses actions sous la forme abstraite et séparée du droit.

A la relation horizontale, posée par la théorie queer, entre usages du pouvoir et contre-usages transgressifs, Agamben substitue le nouage et l’affrontement entre un droit qui vient de plus haut – parce que ses catégories transcendent historiquement et logiquement les pratiques – et un usage qui monte, dirait-on, de plus bas ou de plus profond. Car l’usage, tel qu’Agamben l’entend, ne se constitue pas comme tel dans la dynamique itérative du langage, qui d’un même trait institue les relations de pouvoir et donne la possibilité de les renverser ; il se forme dans la relation avec un inappropriable, dans la fréquentation d’un impraticable au sens strict, ce qu’Agamben illustre successivement par la référence au corps, à la parole et au paysage, expériences où le propre se noue à l’impropre, l’exil au séjour, et l’intimité à la “mise en relation avec une zone inappropriable de non-connaissance” (2,141). Notons que l’ordre démonstratif est, chez nos deux auteurs, symétrique et inverse : Butler part du langage comme puissance constituante, découvre que ce langage enveloppe une part d’excès, et convoque finalement le corps comme ce qui pourrait nommer cette puissance d’excès du langage sur lui-même ; Agamben part du corps et du corps propre comme ce qui est foncièrement impropre, pour introduire ensuite la parole par analogie, pour situer le statut de la parole et du sujet vis-à-vis de sa propre parole.

On voit la différence. Chez Butler, il s’agit de faire un autre usage des mots en les retournant contre leur signification ordinaire, selon une dynamique à la fois dialectique et identificatoire : dans le slogan “we’re queer, we’re here, get used to it”, on voit bien par exemple, comment la répétition vient dialectiser la stigmatisation, rend possible pour une communauté de s’identifier et d’exiger collectivement que cette identité fasse date, que l’on “se fasse” à cette manière de faire quitte à l’accueillir dans les us (“get used !”). Chez Agamben, au contraire, il s’agit de soumettre les mots à un tout autre genre de répétition qui suspende entièrement, sans recours, la dimension d’identification du langage, et ne fasse lever de communauté messianique qu’à la mesure de ce suspens même : “Je vous le dis, frères : le temps s’est contracté. Le reste est que ceux qui ont des femmes, soient comme n’en ayant pas, et ceux qui pleurent comme ne pleurant pas…” (2? 96). Il faudrait comparer de près les deux logiques de la différence et de la répétition – là, lorsque Butler évoque la répétition des mots de “démocratie” ou de “liberté” ; ici, lorsqu’Agamben cite l’épitre de Paul : s’il y a bien, chez Agamben et au travers de cette insistance sur le “comme non” (hos me), une politique de la répétition, elle ouvre sur une forme de sidération destituante, qui désactive ou déconnecte les dispositifs du pouvoir. 

Destitution ou subversion des usages ?

Résumons. Cette politique de la destitution par l’usage rencontre sur son parcours une série de questions assez analogue à celles que croise, de son côté, une politique de la subversion des usages, questions qu’elle ordonne et interprète pourtant de manière diamétralement opposée : sont en question des deux côtés la sortie de la souveraineté ; la relation entre les registres juridique, technique et pratique ; le rapport au corps et à son excès ; les effets politiques de la répétition. Il n’est pas surprenant du coup que cette politique de la destitution vienne achopper à son tour sur un point de butée, symétrique et inverse de celui que nous avions reconnu chez Butler. On l’avait vu : dans Le Pouvoir des mots, une fois posée la possibilité générale d’une appropriation subversive des normes, se pose le problème de ce qui fait levier, permet effectivement (parfois, pas toujours) la déprise, ce qui autorise à continuer autrement. De son côté cette désappropriation destituante que promeut Agamben – ce qu’on pourrait nommer, au sens strict, une désinvolture -, laisse ouvert le problème de ce qui lui donne prise sur l’ordre même qu’elle conteste. Plusieurs indices attestent de cette difficulté, dans L’Usage des corps : ainsi, de la critique selon laquelle Foucault n’aurait pas su voir “la possibilité d’une zone de l’éthique totalement soustraite aux rapports stratégiques, d’un ingouvernable qui se situe au-delà des états de domination et des relations de pouvoir” (2, 163°. Si cette zone est “totalement soustraite” à l’ordre que, par ailleurs, elle vise à défaire, comment la relation s’accomplit-elle de l’un à l’autre et de quel genre d’action à distance parle-t-on au juste ici ? La médiation entre les deux ordres n’est signalée, en fait, que sous une forme assez générique : ainsi, du caractère inappropriable du langage, décrit au travers d’une très belle opposition entre le “style” et la “manière” : “tout usage est un geste polaire  d’une part appropriation et habitus, de l’autre perte et expropriation” (2, 136).  La curiosité serait pourtant, entre ces pôles, de savoir à quels usages spécifiques, à quels moments spécifiques cette désappropriation vient trouver place et trouver prise sur l’ordre même qu’elle conteste ou dont elle entend se défaire. Si L’Usage des corps se conclut par une référence au “conseil nocturne” dans Les Lois de Platon, on songerait ici plutôt aux étranges développements que La République consacre au “nombre nuptial”, calcul abstrus censé permettre l’ajustement entre l’ordre idéal de la cité et la composition singulière du corps social censé réaliser celle-ci – calcul au demeurant impossible, introuvable martingale dont l’échec dessine, chez Platon, les limites de cette politique générique.

Une hypothèse pour finir. Il est assurément possible, et à vrai dire fréquent, que le genre de renvoi dos-à-dos ici esquissé ne traduise en réalité que la tournure isosthénique de l’esprit du commentateur. On est cependant tenté de reconnaître, dans cette bifurcation entre deux types de politique des usages l’écho d’une autre hésitation, inscrite en quelque sorte au coeur de l’élaboration que Michel Foucault proposait dans la dernière partie de son oeuvre, et dont s’inspirent tant Judith Butler que Giorgio Agamben. On a dit ailleurs combien, si l’on veut comprendre le lien établi par Foucault entre usages et subjectivité, il importe de tenir également compte de cet autre concept que les derniers tomes de l’Histoire de la sexualité introduisent avec insistance, de cette “problématisation” qui fait couple avec la subjectivation et la suit comme son ombre. Si, à travers l’analyse qu’il propose de la chresis grecque, Foucault montre comment le sujet est amené à se constituer à travers un certain usage, il souligne aussi que cet usage trouve sa consistance et son intelligibilité historique dans sa relation intime avec certains “points de problématisation”. Or, ces points de problématisation ont, sous la plume de Foucault, deux acceptions si souvent substituées l’une à l’autre que l’on serait tenté de les considérer comme l’avers et l’envers d’une même médaille : ce que Foucault nomme “point de problématisation” fait signe, tantôt, à un inappropriable fondamental (on connaît la liste, complaisamment reprise au fil des entretien : folie, crime, sexualité…), et tantôt à des zones de tension ou de contradiction normative étroitement circonscrites dans l’histoire, problèmes véritablement “ponctuels” car strictement dépendants d’une conjoncture sociale, culturelle et politique donnée. Soit, par exemple, le problème de l’érotique masculine sur laquelle se conclut L’Usage des plaisirs : l’antinomie du garçon (où Foucault n’hésite pas à voir le foyer de la conception platonicienne de l’amour). Si cette antinomie est un “point de problématisation”, c’est sans doute au regard de ce que la sexualité peut avoir d’inquiétant, de débordant, d’extérieur. Mais l’historien, de son côté, y verra tout autant un point extrêmement circonscrit et historique : le double statut que les Grecs confèrent au désir des hommes mûrs pour les jeunes gens est étroitement lié au statut du citoyen et au rôle de la philia dans l’économie de la cité grecque. Ce point de problématisation est donc, dans le même temps, posé comme l’un des avatars du caractère problématique de la sexualité, caractère dont Foucault souligne sinon l’universalité, du moins la récurrence à l’échelle de l’Occident ; et il est posé, comme un point de crispation, un impensé dont dépend un ordre politique déterminé dans l’immanence des relations de pouvoir propre à une société particulière, celle des Cités-Etats du Ve siècle avant notre ère. 

Pour peu qu’elle soit bien fondée, il arrive qu’une ambiguïté trace la voie pour longtemps : peut-être en va-t-il ainsi de l’hésitation contemporaine entre une stratégie de réappropriation des normes qui viendrait jouer au ras des relations sociales, à même les mots qui nous sont adressés, et une stratégie d’expropriation par l’usage qui, au contraire, entend se situer sur un plan entièrement différent et disqualifier les relations de pouvoir par l’appel ou la convocation d’un dehors radical. Peut-être sont-elles, dans la contradiction qui les oppose, notre point et notre problème.

Mathieu Potte-Bonneville


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