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Citoyen, à quel sujet ?

Sur Etienne Balibar, Citoyen-Sujet et autres essais d'anthropologie philosophique.

Sur Etienne Balibar, Citoyen-Sujet et autres essais d'anthropologie philosophique.

Première publication : Le Monde des livres, 20 octobre 2011.

Revenant sur vingt ans de recherches, Etienne Balibar noue la politique aux transformations de la subjectivité.

« Dernières nouvelles de l’homme », écrivait volontiers Alexandre Vialatte au seuil de ses chroniques. Formule malicieuse : en traitant l’Homme de la philosophie comme un simple quidam, elle faisait glisser d’un coup le propos de l’éternité vers l’histoire, exposait notre essence même aux aléas de la conjoncture. C’est un déplacement du même genre qui traverse le dernier livre d’Etienne Balibar, et court d’articles en essais sur la vingtaine d’années retracée par Citoyen-Sujet. De cet intellectuel critique, soutien et aiguillon de la gauche sur de multiples terrains (Europe, immigration, Palestine…), le projet d’ensemble pouvait jusqu’ici sembler complexe à retracer, tant Balibar a travaillé au long de son oeuvre à explorer une pluralité de références, de Marx à Spinoza ou à la pensée des droits de l’homme, comme autant de coins enfoncés dans l’orthodoxie universitaire. Or, dans Citoyen-Sujet, c’est bien le précipité d’une trajectoire philosophique qui se donne à lire, comme la nervure d’un double souci. Premier souci : plutôt que de fonder la réflexion politique sur un humanisme intemporel, faire apparaître en quel sens la question « Qu’est-ce que l’homme ? » est déjà, de part en part, historico-politique. Car en héritier du structuralisme, Balibar le souligne : s’il est bien nécessaire d’adosser l’invocation des droits, ou la lutte pour l’émancipation, à quelque chose comme un sujet qui puisse s’en reconnaître porteur, rien n’oblige pour autant à restaurer la silhouette éternelle d’une Conscience ou d’une Nature humaine. Au contraire, le propre de la modernité est sans doute d’avoir renouvelé et multiplié les figures du sujet, de l’avoir fait individu ou citoyen, mais aussi bien prolétariat, psyché ou masses. D’avoir surtout (et c’est le second souci du livre) introduit au coeur de la subjectivité, et dans le rapport de chacun à lui-même, la dimension relationnelle et transversale d’un commerce des hommes : le « je » de la modernité se situe d’abord dans l’horizon d’un « nous tous », horizon qui ouvre chacun sur les autres et porte en lui l’exigence d’une commune égalité.

Citoyen-sujet : le titre peut se lire comme un aller et retour. D’un côté, si dans le mot « sujet » on peut entendre non seulement la subjectivité mais bien la sujétion, la critique du sujet ne date pas d’hier : bien avant Foucault et Althusser, dès 1789, l’homme a cessé d’être un sujet pour devenir un citoyen. Il y a là un nouveau mode d’être : le sujet de Dieu ou du monarque existait devant eux, et via l’obéissance à leur loi verticale ; le citoyen existe parmi ses semblables, et naît libre pour autant que tous le sont également. D’un autre côté, pourtant, la question du sujet se trouve par là relancée : tous citoyens – mais qui, au juste ? Quel profil attribuer aux sujets, s’ils doivent endosser ce rôle nouveau qu’est la citoyenneté ? Ainsi la modernité, s’interrogeant sur les qualités permettant à chacun de donner carrière à cette liberté, multipliera les distinctions entre les hommes et raffinera l’analyse de leur diversité, au risque de prendre appui sur les différences de genre ou de race pour réputer certains plus citoyens que d’autres. De même, parce que la citoyenneté implique d’exercer démocratiquement la justice, les modernes prêteront aux sujets un pouvoir essentiel de juger et de se juger, au risque de faire du rapport à la loi la clef du psychisme et de l’inconscient, et de plonger l’individu contemporain dans les affres de la culpabilité individuelle. Ainsi, la subjectivité nouvelle dont nous sommes crédités depuis quelques siècles est grosse d’ambiguïtés : condition de la citoyenneté, elle peut devenir la limite d’une citoyenneté sous conditions, excluant par exemple sujets fous ou sujets criminels. Il faut alors comprendre ce qui rend les sujets capables de distendre ce cadre : lorsque la citoyenneté se fige en un statut étriqué, lorsqu’elle accueille comme d’autant d’évidences les partages entre le public et le privé, le politique et le social, le national et l’étranger, il revient aux acteurs de réinventer leur rôle, de « démocratiser la démocratie » et de s’inventer « sujets insoumis », comme autant de vivants paradoxes.

En apparence, Citoyen-sujet se présente sagement comme un parcours en trois parties : de la subjectivité d’abord saisie dans sa dimension propre (depuis l’ego cartésien, ici lu comme « point d’hérésie »), on passe ensuite au collectif (prolétariat, nation ou masse), pour réconcilier ces figures adverses du « chacun » et du « tous » dans une interrogation sur le sujet de droit. Aller ainsi de l’intimité du sujet à son inscription dans le monde a quelque chose d’ironique : en réalité, en chacun de ses moments, l’analyse que propose Balibar perturbe les frontières de l’intérieur et de l’extérieur. Toujours le citoyen perce sous le sujet : le livre montre comment, sitôt que je dis « je », l’autre est déjà là, et la différence sexuelle toute proche ; de même, il découvre les ferments d’une contre-société dans les passions de La Nouvelle Héloïse, ou les échos de la théorie du droit dans l’invention du surmoi chez Freud. Mais s’il y a ainsi du politique dans l’intime, si l’individu est compromis, jusque dans son for intérieur, avec les formes institutionnelles, politiques et juridiques du monde qu’il habite, cela veut dire réciproquement que l’ordre social peut se trouver exposé aux contestations de ceux qui le peuplent. S’il y a résistance du sujet, celle-ci n’est donc pas à mettre au compte d’un fond de liberté sauvage ou d’une capacité à échapper à son temps, mais du « malêtre » même où il se trouve, pris entre les normes historiques contradictoires qui prétendent fixer son identité, à la fois l’inclure et l’exclure, l’égaliser et le différencier. Dernières nouvelles de l’Homme : certains, paraît-il, sont des femmes ou des étrangers ; par leur manière de faire s’entrechoquer ces catégories, ceux-là entendent relancer le mouvement de l’égalité.

Mathieu Potte-Bonneville

Etienne Balibar, Citoyen-Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, « Pratiques théoriques », 2011.


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