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Ombres d'utopie
Politique de la SF chez Orson Scott Card et Fredric Jameson.
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L'Utopie par-delà ses critiques Previous Dispositif Next

Première publication : Revue Internationale des Livres et des Idées, n°1, 2007.

Les oeuvres de science-fiction se répartissent en deux genres – et un troisième, à part. On classera d’abord les livres selon que le monde qu’ils présentent suscite des affects élevés (l’enthousiasme, l’effroi, l’indignation critique…) ou fait naître au contraire des sentiments gênés tant on ne saurait, passé un certain âge, se complaire sans rougir un peu dans les rêves de gloire, de puissance et d’amour, d’anneaux magiques, de lasers et de voitures volantes. Si tels sont les deux grands genres de science-fiction – la sérieuse et la régressive, la lucide et l’embarrassante, Ballard et Flash Gordon – on classera alors ailleurs, on mettra de côté les livres dont la part infantile n’appelle ni complaisance, ni ironie, ne se laisse ni excuser ni soustraire, mais participe de plein droit au diagnostic porté sur le monde présent, parce qu’elle enseigne quelque chose des rêves de gloire, de puissance ou d’amour dont se tisse notre existence d’adultes. Dans ces livres-là, il arrive qu’on croise des enfants.

Le grand cycle qu’a clos, ce printemps, la parution française de L’Ombre du géant (éd. l’Atalante) appartient à cet étrange troisième genre : avec sa rédaction, Orson Scott Card aura, vingt ans durant et sur quelques milliers de pages, renouvelé la palette des rêveries adolescentes, nourri cette part de la SF qui se refuse à grandir, tout en constituant un univers politico-religieux d‘une impressionnante cohérence – un univers qui est peut-être, à l’ordre géostratégique et intellectuel contemporain, ce que le Dune de Frank Herbert était aux années 60 : une extrapolation, une tentation, une menace. En 1963, Herbert juchait un jeune élu sur des vers de sable producteurs d’une substance, l’Epice, qui était à la fois une drogue, un carburant stratégique et un motif de jihad : on ne saurait dire que, sur la question de savoir quels flux compteraient dans le demi-siècle suivant, l’auteur de Dune se soit beaucoup trompé, et l’exaltation que ses lecteurs retiraient d’une telle chevauchée n‘était pas, du coup, sans vérité. Orson Scott Card, lui, a dès 1985 confié dans La Stratégie Ender à une poignée d’enfants scientifiquement sélectionnés (et non moins scientifiquement manipulés) le soin de défendre l’humanité, de l’unifier sous un Etat universel, de l’absoudre des génocides par eux-mêmes causés et d’inventer, peut-être, d’autres rapports aux autres. De ces enfants, les uns s’exerçent à la guerre en apesanteur, d’autres font et défont l’opinion mondiale en publiant sur internet des tribunes sous pseudonyme, d‘autres encore fomentent des batailles en relisant Vauban.  Reste à se demander quel inquiétant présent cet avenir dessine. 

Peut-être faudrait-il d’ailleurs mettre cette question au pluriel ; l’une des forces de ces romans est en effet de témoigner d’un présent divisé, en proposant, via une construction narrative savante mais limpide, deux versions du même récit central, versions dont procèdent des séries divergentes, l‘une plutôt éthico-religieuse, l’autre géopolitique. Le récit-noyau a pour cadre une station orbitale abritant l’école de guerre, école où de très jeunes enfants soustraits à leur famille, sont entraînés en vue d’assurer la défense contre la prochaine vague d’attaque extraterrestre dans une guerre opposant la Terre aux Doryphores. On suit, dans le premier roman, le parcours de celui qui deviendra le chef de la flotte : Ender (diminutif d’Andrew mais aussi, littéralement, « le termineur »), dont la violence et le charisme dissimulent une aptitude plus secrète à l’empathie. Seul à même de comprendre et d’aimer les doryphores, il sera par là même seul capable de les exterminer – mais aussi, réalisant immédiatement l’énormité de son crime, de se révéler au monde comme l’auteur de ce « xénocide », quitte à errer sa vie durant comme un paria anonyme, prêchant de planète en planète un nouveau culte des morts et tâchant d’empêcher que de nouvelles rencontres entre races ne tournent à pareille catastrophe. Après un premier cycle de trois romans consacrés à suivre ces pérégrinations (avec, avouons-le, une inspiration déclinante passé le magnifique La voix des morts), Card décide de revenir à son point de départ : située dans les mêmes limites temporelles que le roman initial, La stratégie de l’ombre en propose une nouvelle version, centrée cette fois autour d’un autre cadet de l’école de guerre, ancien enfant des rues dont Ender faisait dans l’autre livre son homme de confiance, et qui le suivra comme son ombre. Ainsi étroitement ajusté au récit précédent en mettant au premier plan l‘un de ses personnages secondaires, la « saga des ombres » fait bifurquer la série : désormais, celle-ci sera consacrée aux hauts faits de ce minuscule bambin, Bean, être qu’on croirait échappé de la philosophie de Hobbes tant le résument la crainte de la mort et l’aptitude au calcul. Sur une Terre que la victoire contre les doryphores a de nouveau voué aux ambitions nationales, il deviendra la cheville ouvrière d’une unification fédérale dont le frère d’Ender, aîné pervers devenu faiseur de paix, assurera la direction politique. Cependant que s’engage une immense partie de wargame entre les anciens enfants de troupe devenus ennemis en revenant à leurs nations d‘origine, la recherche de la paix est aussi, pour Bean, une course contre la mort : génétiquement privé de ce qui, chez l’homme, met fin au processus de croissance, le stratège lilliputien est condamné, à brève échéance, à mourir de gigantisme.

Ce résumé suffit déjà à discerner ce qui, dans la construction de l’intrigue, distingue l’œuvre de Card de l’ordinaire des sagas fantastiques. La plupart des récits de ce genre mettent en scène la manière dont, sur fond de logiques sociales (dynastiques ou familiales par exemple – dans Dune, les Atréide et les Harkonnen), des individus d’exception parviennent à faire triompher leur effort obstiné pour demeurer fidèles à leurs idéaux, pour rester qui ils sont. Chez Card, le motif est inverse : d’emblée arrachés à leurs communautés d’origine, les personnages centraux touchent au légendaire par leur manière de pivoter sur eux-mêmes, et leur destin est d’abord de devenir tout autres – héros devenu paria et tueur par compassion, enfant décharné et minuscule que sa croissance finit par menacer, petit monstre se muant en grand homme. En quoi Card témoigne d’une période, la nôtre, où l’individu a d’une certaine façon cessé d’être une injonction (be yourself !) pour redevenir un problème : qui être, ou qui devenir, dans les conditions du présent ? Il y a quelques années, Serge Daney notait en riant que, dans La Dernière tentation du Christ de Scorsese, la seule inquiétude de Jésus était : « pourquoi moi ? »… On ne dira pas, pour autant, que ces cycles se contentent de gloser les affres de l’individualisme contemporain. Jouant avec des figures classiques – celles du chef de guerre, du fondateur de religion, ou de l’homme d’Etat -, ce mormon de stricte obédience qu’est Orson Scott Card ne met en scène des individus que pour se demander quelle promesse de communauté ils transportent avec eux, et de quels types d’unité l’humanité est aujourd’hui capable. Le résultat est aussi inquiétant qu’intéressant.

Clôtures

A un premier niveau, se disposent autour de ces individus d’exception une série de communautés closes, unifiées, totalisées : l’Ecole de guerre, espace d’une communauté d’enfants qu’allégorisent ces joutes en apesanteur où des armées de cadets affrontés dovient triompher l’une de l’autre à travers une version sophistiquée des tournois de paintball ; l’Hégémonie, communauté de pays ayant enfin surmonté leurs divisions pour envisager l’avenir d’une seule voix, à travers la ratification (par référendum !) d’une constitution des Peuples Libres de la Terre ; la Colonisation enfin, vaste mouvement visant à permettre à l’humanité d’essaimer ses diverses versions à travers la galaxie, de telle sorte d’une part que de grandes distances interdisent aux différences culturelles de se muer en conflits, d’autre part qu’aucun ennemi ne puisse plus prétendre frapper l’espèce humaine au cœur. Fredric Jameson, dans un essai intitulé Archéologies du futur à paraître cet automne, s’attache à établir en quel sens la SF est de plein droit justiciable d’une analyse en termes d’utopie politique, et remarque que l’un des caractères les plus constants de l’utopie est sa dimension de totalité, à la fois clôture et système : « c’est précisément cette catégorie de totalité qui préside aux formes de réalisation utopique : la ville utopique, la révolution utopique, la communauté ou le village utopique, et bien sûr le texte utopique lui-même… ». Cette condition, les espaces politiques la réalisent chez Card de livre en livre, à des échelles chaque fois plus vastes et sous des règles de statut varié, du règlement scolaire à la constitution planétaire, puis au projet colonisateur. Comme de juste, cette série d’utopies juridico-politiques ne prennent sens qu’arc-boutées sur des figures adverses, sur des formes d’altérité qu’elles rejettent mais dont elle se soutiennent. De même que, chez Thomas More, l’autonomie de l’île d’Utopia impliquait un « impitoyable machiavélisme de la politique étrangère (…) – corruption, assassinat, mercenariat et autres formes de Realpolitik » (Jameson, op.cit.), de même les utopies de Card ont pour envers l’hostilité absolue et l’absence de scrupules vis-à-vis de certains Autres : pour l’Ecole de guerre, les Doryphores (que l’anglais appelle buggers, i.e. à la fois insectes et gêneurs) ; pour l’Hégémonie, ces formes perverties d’internationalisme que sont l’Empire chinois et le Califat panarabe, dont L’Ombre du géant retrace l’essor et la défaite ; pour la Colonisation, l’influence néfaste d’un Congrès central, bureaucratique et hostile à l’autonomie des différents mondes.

Accordons-le à Jameson ; il y a bel et bien là déploiement d’un projet utopique, même si celui-ci se situe aux antipodes des orientations que l’auteur marxiste des Archéologies du futur tache de déceler dans la SF : en filigrane du texte, c’est la dimension proprement utopique d’une certaine politique américaine contemporaine (et jusqu’à sa défiance envers l’Etat fédéral) qu’O.S.Card fait en quelque sorte déborder de son lit. Là où, pour prolonger la comparaison précédente, Frank Herbert laissait délirer sous sa plume les luttes de libération nationale, sur fond d’appropriation par les peuples colonisés des matières premières indispensables aux transports, L’Ombre du géant rêve tout haut d’un dépassement des conflits entre nations, conduit par une autorité politico-militaire assez forte pour terrasser ses adversaires, et assez sage pour n’en espérer aucun pouvoir personnel, hormis la reconnaissance historique d’avoir su faire triompher les droits de l’homme et la démocratie. Utopie dont la teinte néo-conservatrice ne fait, à l’occasion, aucun doute (comme le confirme telle page embarrassante sur l’inaptitude structurelle de l’islam à assurer une gouvernance mondiale, du fait de son caractère intrinsèquement tyrannique…). Cette rêverie, pourtant, va bien au-delà de la mise en scène de telle ou telle doctrine préexistante, ce qui ne serait guère intéressant : comme le souligne encore Jameson, saisir le sens des utopies suppose de se détourner des matériaux sociaux et historiques qu’elle mobilise, pour s’intéresser à la dynamique qui les ordonne et les polarise. Ainsi, la force de l’écriture de Card tient à sa manière de révéler, sous des contenus idéologiques aisément reconnaissables, le ressort narratif et passionnel qui meut une telle aspiration politique, ou comme on dit « la fait courir » : ce qu’il faudrait ici nommer la passion du Plan. Card l’avoue volontiers : les quelques deux mille pages du « cycle de l’Ombre » voudraient ressembler à une gigantesque partie de Risk à l’échelle du monde tel qu’il sera dans deux siècles ; et chaque chapitre de La Stratégie Ender, déjà, s’ouvrait sur une conversation chuchotée entre les enseignants de l’école de guerre, fomentant secrètement les épreuves que leurs malheureux protégés (et les lecteurs avec eux) découvriraient bientôt à l‘aveugle. Des plans, donc, et des plans à l’intérieur des plans : dans les romans de Card, le training a remplacé l’ananké, et la guerre est moins rapport des forces qu’affrontement des ruses, de telle sorte qu’au-delà des conditions matérielles, « l’histoire se déroule comme elle se déroule pour des raisons hautement personnelles ». Il se peut que, par là, quelque chose de notre manière collective d’envisager le monde et d’y agir soit donné à percevoir. Si l’on s’intéresse aux affects qui gouvernent notre temps, il y a quelque chose de profondément instructif au plaisir intense que l’on peut prendre à lire un ouvrage de SF dont le héros est un enfant agé de huit ans ayant une parfaite connaissance des succès et des échecs d’Alexandre, de Napoléon, de Frédéric le Grand et du Général Lee : signe, peut-être, que la Stratégie a supplanté le Voyages au rang de ce qui cheville l’imaginaire aux soubresauts planétaires. L’époque n’est plus au Trip, elle est au Plan.

Ouvertures

Tout ceci est évidemment effrayant – mais l’un des mérites de Card est de décrire, dans le même mouvement, ce qu’une telle utopie peut avoir d’exaltant et d’épouvantable. La vision béatifique d’une humanité essaimant ses cultures aux quatre coins de la galaxie n’est pas très loin de ressembler aux fantasmes d‘apartheid, hantés par la phobie du contact – l’un des romans mettra d’ailleurs en scène une planète entière saisie de troubles obsessionnels compulsifs. L’espace enfantin de l’école militaire ferait, à l’occasion, passer l’ile de Sa Majesté des mouches pour une aimable crèche, et se mue bien vite en donjon sadien : il faut qu’Ender y tue, à deux reprises et sans le savoir, l’un de ses coréligionnaires pour que ses maîtres soient convaincus de ses aptitudes défensives et consentent à le promouvoir. Il faut, surtout (et cela rappellera peut-être quelque chose) que l’héroïque défense de la Terre contre ses adversaires extraterrestres prenne la forme d’une attaque préventive, alors même que ceux-ci ont renoncé à l’offensive – ce pourquoi, d’ailleurs, la flotte chargée d’exterminer les buggers sur leur propre planète sera commandée à distance par des enfants qui croient se livrer à un simple jeu vidéo, leurs maîtres faisant ainsi en sorte qu’ils n’aient à éprouver de pitié ni à l’égard de l’espèce qu’ils exterminent, ni à l’égard des astronautes qu’ils envoient de très loin à la mort. La perfection stratégique implique un parfait aveuglement éthique : ici, la tonalité du cycle s’inverse, de l’utopie politique à sa dénonciation souterraine, et d’une rêverie sur l’unité de l’Homme à une méditation sur la rencontre de l’autre.

Cette dimension est d’abord présente dans les quatre premiers tomes de l’oeuvre : dans les pérégrinations qu’Ender s’impose, une fois découvert, assumé et révélé au monde son propre crime, après avoir écrit la biographie sèche et poignante de la reine des doryphores et emporté, cousu dans son manteau comme la nuit de Pascal, le cocon de l’ultime rescapée jusqu’au jour où il lui trouvera un lieu pour éclore. Fredric Jameson remarque que la vocation utopique a « une certaine affinité avec les jeux d’enfants, mais également avec ce don qu’ont les étrangers de percevoir des réalités trop familières d’une manière nouvelle et inhabituelle » (op.cit.) : si, comme on l’a vu, « le cycle de l’ombre » déploie la première dimension, sous la forme d’un délire stratégique et totalisateur, « le cycle d’Ender » est lui consacré à poser le problème d’un rapport avec l’étranger comme tel, c’est-à-dire d’une reconnaissance qui ne sombrerait ni dans les ravages de l’assimilation, ni dans ceux de l’extermination. L’opposition eux/nous, qui structurait la perspective précédente, fait ici place à une palette de distinctions qui sont autant de sources de dilemmes : ainsi La Voix des morts propose-t-elle de distinguer entre « l’utlänning, (l’étranger vivant ailleurs sur la même planète), le framling (l’étranger qui vit sur une autre planète), le raman (l’humain qui n’est pas de notre espèce), le varelse (l’animal chez qui aucune entente n’est possible) ». Non plus, donc : ami ou ennemi ? Mais : raman, ou varelse ? De même, la clôture n’est plus ce qu’il faut instituer et défendre, mais ce qu’il s’agit de traverser sans l’abolir : s’il n’est pas plus possible de se préserver radicalement de l’autre que de le protéger à jamais de nous, si le fortin comme la réserve sont des enclaves également vouées à  l’échec, le problème et le risque sera de nouer une relation qui ne nie pas la différence, quitte à périr dans cet écart. L’un des personnages de La Voix des morts restera paralysé d’avoir voulu franchir trop vite la frontière qui sépare la colonie de ses voisins indigènes, dans les allers-retours nécessaires à nouer un pacte de coexistence  – ce que le roman nomme un covenant, droit de la différence s’opposant aux formes juridiques totalisées dont nous avons déjà parlé.

Il est ainsi frappant de voir coexister, dans le même univers imaginaire, deux inspirations aussi radicalement différentes que le délire de la totalité et l‘éloge de la traversée, la politique du Même et le souci de l’Autre, l’imaginaire constructiviste et l’empathie la plus sensible. Sans doute (F.Jameson l’indique) toute utopie puise-t-elle à deux sources distinctes, que Coleridge nommait déjà Imagination et Fantaisie. Reste que, là encore, la force de l’écriture de Card est peut-être inextricablement liée à ses sources politico-religieuses, pour peu familières ou sympathiques qu’elles puissent nous être : comme le note quelque part Alain Badiou, une « éthique de l’autre » n’a peut-être quelque chance d’échapper à la platitude qu’à condition de s’adosser, plus ou moins explicitement, à une invocation du Tout-Autre, en tant qu’il me précède, me transcende et me convoque impérieusement. C’est pourquoi, sans doute, la religion occupe une place insistante dans cette série de romans, sous les formes les moins déguisées : il faut une nonne ici, un évêque-là, pour soutenir l’intrigue, figures à la fois récurrentes et étrangement folkloriques, comme s’il fallait indiquer l’insistance d’un problème sous ses formes périmées. Faut-il en conclure que, là où l’imaginaire utopique bâtit des enclaves, et exige du coup de nier « toutes les notions chrétiennes de fraternité universelle et de loi naturelle, en décrétant la différence fondamentale entre eux et nous » (Jameson, op.cit.), la religion seule donnerait la force de traverser le miroir, et de rappeler ce que toute totalisation implique de sacrifice ? On aimerait soutenir qu’autre chose est à même, aujourd’hui, de soutenir un élan d’universelle fraternité… Il n’empêche : lorsque, penché sur son micro, le très jeune Bean, seul à avoir compris (peut-être parce que lui-même est, sinon un alien, du moins un outsider) qu’il envoie à travers ses jeux de vrais soldats au sacrifice, leur récite à voix basse les mots de David pleurant Absalom, on reste un peu sans voix. 

Restes

C’est donc un curieux vertige qui saisit le lecteur du « cycle d’Ender » et du « cycle de l’ombre », renvoyé au fil des pages d’une communauté l’autre : de l’unification politique d’une humanité réconciliée avec elle-même, mais au prix d’éviter tout contact, à la distance que vient y creuser l’infinie compassion envers autrui, ciment d’une relation différente. Entre ces lignes, naît un soupçon : cette communauté éthique est-elle autre chose que le décalque, en trompe-l’œil, de la précédente, ou se contente-t-elle de parer celle-ci de l’aura du sacrifice et de justifier le meurtre au nom des affres de la rédemption ? De la société ouverte et de la société close, laquelle dit la vérité de l’autre ? La question a évidemment des enjeux plus larges, à supposer que ces livres racontent quelque chose de notre actualité : la dualité qui les travaille est-elle l’indication d’un affrontement entre les tendances du présent ou de leur profonde complicité, tant la sollicitude éthique comme la foi religieuse accordent plus souvent au politique leur bénédiction qu’elles n’en entravent le cynisme ? La question mériterait en fait d’être posée, chez Card, à l’ordre de la narration elle-même, et au plaisir qu’on prend à la parcourir : y a-t-il, au long de ces milliers de pages où les affres de la culpabilité voisinent avec la fantaisie militaire, des éléments critiques qui résistent assez longtemps pour n’être pas reversés à la logique de la (science-) fiction, aux désirs de toute-puissance qu’elle sollicite et au futur radieux qu’elle promet – ou bien ne sont-ils là que parce qu‘on aime, de temps en temps, être un peu triste entre deux batailles ?

La probité de Card, sur ce point, consiste à faire une place, dans la construction même de son récit, à ce qui vient en contester la logique même, de telle sorte que le lecteur n’accèdera pas à l’utopie sans se rappeler ce qu’il en coûte, ni ne goûtera la toute-puissance sans l’amertume. Deux inventions remarquables, au moins, en attestent. La première concerne cette religion que La Voix des morts invente, et que les récits d’Ender propagent : étrange religion, puisqu’elle se réduit à un rite, celui de raconter après la mort d’un homme quelle fut sa vie, exactement, sèchement et sans détours , rôle qu’assument les individus ayant choisi de se faire « porte-parole des morts », speakers for the dead. Une religion, donc, qui soit pure mémoire, pur acte de rappeler que, comme le disait Auguste Comte, l’humanité compte plus de morts que de vivants – c’est-à-dire, qui contredise exactement la logique de l’utopie, sa préférence pour l’avenir et ses désirs de table rase, son rêve d’expulser le négatif et sa promesse que tout ce qui nous a été pris nous sera rendu. Installer ainsi le passé, l’irrémédiable et la perte au cœur d’un roman « d’anticipation » n’est pas un mince geste. Or ce qui vaut du temps vaut aussi du lieu, et Card affecte d’une complication symétrique les rêves d’ubiquité et de transparence que la SF porte avec elle. Sur ce point, il semble avoir perçu, dès 1985, la manière dont internet allait découpler la rencontre des mots et celle des corps, faisant peser d’autant plus durement sur les seconds leur finitude et leur lenteur qu’il soustrait les premières aux contraintes de l’espace, nous restituant en somme à notre pesanteur en démultipliant la vitesse de nos paroles. C‘est pourquoi, dans le monde qu’il décrit, les communications entre planètes éloignées sont instantanées – mais les corps, eux, demeurent soumis à la loi du voyage, vieillissant de surcroît à des rythmes variés selon la vitesse relative de leurs déplacements, et d’autant moins qu’ils vont plus vite. Ainsi le jeune Ender, ayant fui la Terre à vitesse-lumière, peut-il communiquer quelques temps après avec son frère resté sur sa planète natale, et parvenu de son côté  au terme de sa vie : par un effet de construction remarquable, leur conversation racontée du point de vue des deux protagonistes clôt alors à la fois le tout premier et le tout dernier livre, les quatre tomes du « cycle de l’ombre », et les soixante-dix années qu’ils décrivent, se logeant entre les deux derniers chapitres de La Stratégie Ender – le temps d‘un battement de cils de voyageur stellaire. La boucle est bouclée, si l’on veut : mais la totalisation, cette fois, est teintée dans la masse même du récit d’une ombre de mélancolie. Il y a là davantage qu’un exercice de virtuosité, ou que les amusettes habituelles aux familiers des paradoxes temporels. Relisant Le Principe espérance de Marc Bloch, Fredric Jameson note que la science-fiction hérite de l’utopie dans la triple promesse d’un temps aboli, d’un corps transfiguré et d’expériences collectives où nos individualités trouveraient à se fondre. Cette promesse-là, Card ne la délivre pas sans la décevoir un peu ; brodant indéfiniment sur la trame des utopies contemporaines, il vient rappeler d’un même geste que celles-ci ne sauraient être ni sans passé, ni sans reste. La science-fiction qu’il pratique ne nous laisse pas tout à fait demeurer des enfants.

Mathieu Potte-Bonneville

Orson Scott Card, Le cycle d’Ender (La Stratégie Ender, La Voix des morts, Xénocide, Les Enfants de l’esprit), éditions J’ai lu.

La saga des ombres (La Stratégie de l’ombre, L’ombre de l’Hégémon, Les Marionnettes de l’ombre, l’Ombre du géant), éditions L’Atalante, coll. « La dentelle du cygne ».

Fredric Jameson, Archéologies du futur – un désir nommé utopie, éditions Max Milo, coll. « L’inconnu ».


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