Première publication : Cahiers philosophiques, 2012/3 (n° 130).
La cause semble entendue : dans le champ des sciences sociales comme du côté des discours qui accompagnent diverses mobilisations politiques contemporaines, l’héritage de Michel Foucault serait essentiellement celui d’une irruption des corps, à deux titres au moins. Au titre d’objet de recherches d’une part : on ne compte plus les travaux qui empruntent, de manière revendiquée ou plus discrète, au programme énoncé dans Surveiller et Punir et prolongé dans La Volonté de savoir, programme dont ils ne critiquent à l’occasion des catégories que pour mieux en assumer l’horizon fondamental. Ce programme est celui d’une « histoire politique des corps » attentive à reverser la constitution de ces derniers de la nature vers l’histoire, et à souligner combien la définition de leur identité comme de leurs relations réciproques (qu’elles soient de classe, de race ou de genre) est traversée par diverses formes de domination. Une telle démarche, d’autre part, est fréquemment présentée par ses initiateurs non simplement comme le résultat d’une inflexion interne à la recherche académique, comme la quête d’un paradigme à même de prendre en charge tel ou tel point d’histoire ou de philosophie, mais comme un écho et une contribution, à l’intérieur du champ clos de la théorie, aux bouleversements survenus dans ce qu’il faudrait nommer le régime culturel, social et politique des corps eux-mêmes. Ainsi Judith Butler, dans la seconde introduction qu’elle rédige en 1999 à son ouvrage classique Trouble dans le genre, peut-elle situer celui-ci à l’intersection de deux mouvements, qui reconduisent l’un et l’autre hors du monde académique : en amont, explique-t-elle, le livre est né d’une expérience biographique, marquée par une participation de quatorze ans à la culture gaie et lesbienne de la côte Est des États-Unis, dont l’ouvrage est le « produit intérieur » (p.38). En aval, et du côté de la réception, elle se félicite d’avoir trouvé des lecteurs, et son livre des effets, hors de la sphère universitaire, à travers des mouvements tels que Queer Nation ou Act Up. Ainsi, le « trouble dans le genre » dont le titre fait mention n’est pas à comprendre simplement comme l’objet de l’enquête ou comme l’introduction, dans la conception traditionnelle du genre, de bouleversements dont Butler serait, du seul fait de ses positions intellectuelles, l’instigatrice ; si la théorie jette le trouble, c’est parce que, d’abord, le registre sur lequel celle-ci se déploie et le surplomb qu’elle revendique d’habitude vis-à-vis du monde social sont eux-mêmes troublés par le surgissement d’une instance ordinairement tenue à distance – savoir, le corps même de son auteure, ses émotions et ses frayages.
Même si Trouble dans le genre est un ouvrage universitaire, tout a commencé pour moi par un chassé-croisé, alors que j’étais assise sur la plage de Rehoboth à me demander si je pouvais relier les différents aspects de ma vie.
(op.cit., p.39)
La mention, au seuil du livre, de ce corps en position assise dans une station balnéaire, qui est aussi l’un des hauts lieux de la sociabilité gay et lesbienne nord-américaine, ne relève pas simplement de l’incise autobiographique mais assume à sa façon un héritage foucaldien. Dans sa manière d’adosser la démarche intellectuelle à une expérience immédiatement physique, expérience dont la théorie procède et qu’elle vise à rejoindre, Butler décalque silencieusement la manière dont Foucault, en 1972, faisait des corps mutinés des prisonniers à la fois les aiguillons de la rédaction de Surveiller et Punir, les inspirateurs de l’ébranlement que cet ouvrage prétendait introduire dans la réflexion sur la prison et les destinataires privilégiés de ce renouvellement de perspective. Ainsi pouvait-il écrire, à propos des mutineries survenues dans les prisons françaises en 1971 :
Que les punitions en général et que la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être moins l’histoire qui me l’a enseigné que le présent. […] Il s’agissait bien d’une révolte, au niveau des corps, contre le corps même de la prison. Ce qui était en jeu, ce n’était pas le cadre trop fruste ou trop aseptique, trop rudimentaire ou trop perfectionné de la prison, c’était sa matérialité dans la mesure où elle est instrument et vecteur de pouvoir. […] C’est de cette prison, avec tous les investissements politiques du corps qu’elle rassemble dans son architecture fermée, que je voudrais faire l’histoire.
(SP, p.35)
De Surveiller et Punir à Trouble dans le genre, du toit de la prison de Toul à la plage de Rehoboth : comme l’exemple de Butler le montre, une part de la postérité contemporaine de Foucault tient d’abord à ce couplage revendiqué, à ce lien entre le renouvellement de la compréhension théorique des corps et la façon dont ces derniers font valoir, au-dehors, leur présence, leurs requisits et leur irréductibilité aux cadres imposés.
Reste alors à rendre raison de la cohérence d’un tel couplage. Non que la circularité de cette « histoire du présent » soit en elle-même fautive : que les catégories censées rendre compte des transformations du monde contemporain doivent leur renouvellement à ces transformations mêmes, qu’en d’autres termes les crises suscitent l’ébranlement conceptuel depuis lequel il devient possible de les « penser autrement », c’est le pari assumé par l’ensemble de la démarche archéologique de Foucault. Si difficulté il y a, elle tient plutôt à la manière différente dont la référence au corps trouve à s’articuler sur chacun des versants d’un tel dispositif, ou disons entre le point de départ et le point d’arrivée de l’enquête. D’un côté, en amont de l’analyse, Foucault accorde à ces corps qui insistent à se faire entendre, à ces ombres des prisonniers sur le toit, une présence à la fois immédiate et constituante ; il leur attribue le pouvoir de se frayer un passage dans la théorie, les crédite d’une puissance disruptive propre à ouvrir dans la pensée l’espace de nouvelles investigations. De l’autre côté, au terme d’un parcours dont tout l’enjeu aura été de montrer combien ce que nous croyons être les données immédiates de notre présence au monde relève en réalité d’une généalogie conflictuelle, le corps sera devenu le simple produit d’une conjoncture, effet dont la consistance précaire se dissout dans l’histoire.
De l’impulsion initiale au tableau final, la référence au corps oscille ainsi entre la prise en compte d’une instance dont les exigences s’imposent impérieusement, et la décomposition d’une construction historique dotée d’une unité artificielle et transitoire : si, par exemple, les révoltes de prisonniers interpellent Foucault par l’immédiateté de leur refus (révoltes « contre le froid, contre l’étouffement et l’entassement, contre les murs vétustes… » SP, p.34), l’analyse qui s’engrène sur elles tend plutôt à multiplier les médiations, et à montrer comment « l’individu […] est une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle la discipline » (SP, p.195-196). Comme le notait déjà Michel de Certeau :
On a chez Foucault une théorie du corps comme condition illisible des fictions, et une théorie des fictions de corps.
Michel de Certeau, « L’histoire une passion nouvelle », Le Magazine littéraire, n° 123, avril 1977, p. 22-23.
On ne se hâtera pas, pour autant, de crier au double jeu. D’abord parce que tout l’intérêt de la démarche tient, on le pressent, à cette tension même, à cette complémentarité paradoxale en dehors de laquelle chaque versant s’appauvrit : c’est l’aspect le moins intéressant de l’héritage foucaldien que de voir, parfois, ces deux modes de référence au corps s’éloigner l’un de l’autre jusqu’à engendrer, chacun à part soi, deux séries d’affirmations également improductives – d’un côté, l’invocation monotone de la résistance du corps à l’ordre politique, de son opposition têtue et muette à toutes les formes d’oppression ; de l’autre, la litanie des monographies établissant, sans autre bénéfice, la dimension culturelle de déterminations physiques jusque-là indûment attribuées à la nature. Mais le problème est alors de savoir comment cette double position du corps (comme soubassement et résultat de l’histoire, comme condition et horizon de la théorie qui s’en empare) peut éviter de reconduire deux travers justement dénoncés par Foucault lui-même.
Éviter, tout d’abord, d’entrer dans ce que Les Mots et les Choses nommaient « le doublet empirico-transcendantal », disposition dont l’ouvrage de 1966 faisait à la fois le principe de l’épistémè moderne et le signe de sa clôture. Dès lors, écrivait alors Foucault, que les contenus positifs offerts à la connaissance, et qui présentent l’homme comme un être vivant, parlant et travaillant, se révèlent tout autant être les conditions de possibilité de cette connaissance même, la réflexion est commise à piétiner indéfiniment d’un de ces pôles à l’autre, devenant au passage d’autant moins certaine de ses opérations qu’elle les découvre plus profondément enracinées dans les coordonnées mondaines de l’expérience humaine. Il faut souligner que, dans la typologie proposée par Foucault pour décrire ce jeu de miroirs entre « l’homme et ses doubles », la première des « formes positives où l’homme peut apprendre qu’il est fini », c’était bel et bien le corps : « À l’expérience de l’homme, un corps est donné qui est son propre corps – fragment d’espace ambigu, dont la spatialité propre et irréductible s’articule cependant sur l’espace des choses » (MC, p.325). Or, la généalogie semble justement reconduire cette stratégie intellectuelle : à son tour, elle prend appui ici sur les transformations qu’entraîne l’irruption des corps dans le champ social pour retracer là les étapes et les formes de leur constitution historique. Peut-elle, dès lors, éviter de reproduire le geste qui, décalquant les conditions de possibilité de la connaissance sur les faits qui lui sont offerts, condamne selon Foucault les sciences humaines à la répétition indéfinie du Même ?
À ce problème épistémologique s’ajoute une difficulté d’ordre normatif. Comment, en effet, faire de l’immédiateté des corps, de leurs protestations et de leurs exigences, le fil conducteur d’une critique en acte, sans reconduire à travers elle la fiction d’une instance jusque-là réprimée et tenue en lisière de l’histoire ? Et comment dans ce cas éviter de renforcer l’idée, suspecte pour Foucault, selon laquelle l’émancipation consisterait à redécouvrir ce qui a été trop longtemps tu ? C’est dans La Volonté de savoir, cette fois, que le problème se fait le plus sensible tant ce livre porte à un haut degré de radicalité d’une part l’idée d’une constitution historico-politique du corps, d’autre part l’affirmation de ce que les appels à la libération contribuent efficacement à maintenir le dispositif moderne de pouvoir. Refusant l’horizon d’une « libération sexuelle », Foucault affirme qu’il convient au contraire de comprendre comment l’instance du sexe et son occultation supposée sont activement produites par l’agencement de savoir-pouvoir qu’il nomme « dispositif de sexualité » : ce qui qualifiait en propre les aspirations profondes du corps se voit ainsi déplacé du côté des effets d’un montage social. Dans le même mouvement toutefois, à la question de savoir ce qu’il conviendrait d’opposer à un tel dispositif, c’est bien aux corps que le texte fait appel :
C’est de l’instance du sexe qu’il faut s’affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir contre les prises du pouvoir les corps, les plaisirs, les savoirs, dans leur multiplicité et leur possibilité de résistance. Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs.
VS, p.208
Que le sexe procède des mécanismes de sexualité, qu’à ces mécanismes, par ailleurs, il convienne d’opposer les corps et les plaisirs oblige à se demander d’une part comment éviter de naturaliser ces derniers, d’autre part comment éviter de faire jouer à leur propos « l’hypothèse répressive » dont Foucault appelle en outre, tout au long de ce premier tome de l’Histoire de la sexualité, à se départir.
Il faut, pour répondre à cette question, être attentif aux détails. Car « les corps » que Foucault invoque ici à titre de points d’appui ne sont pas exactement « le sexe » qu’il désigne, au singulier, comme une construction ; des uns à l’autre intervient une différence de nombre dont on comprend qu’elle ne joue pas un rôle seulement quantitatif, mais bien opératoire en ce qu’elle participe à distinguer les différents registres de l’analyse. Unité, diversité, multiplicité s’étagent dans ce passage, et viennent caractériser respectivement le phénomène dont il s’agit de rendre raison (« l’instance du sexe »), les mécanismes qui concourent à le produire (« les divers mécanismes de la sexualité »), les éléments constitutifs enfin de cette opération, à la fois surfaces d’inscription pour la « fabrique du sexe » et principes de sa déstabilisation éventuelle : « la multiplicité des corps, des plaisirs, des savoirs », « les corps et les plaisirs ». On n’a donc pas affaire à une argumentation circulaire dont le même corps constituerait à la fois le point de départ et d’arrivée, mais à une analyse feuilletée, où Foucault distribue sur plusieurs registres distincts les acceptions ordinairement confondues dans la notion générale de corps. Sans doute toute philosophie soucieuse d’aborder rigoureusement cet objet se voit-elle contrainte à une telle mise en ordre : quiconque prétend traiter du corps est bientôt amené à distinguer et à articuler au moins la question du corps propre, celle du corps vivant, celle enfin du corps matériel. Si la démarche de Foucault se distingue, c’est toutefois, comme on va le voir, par sa manière de mener cette analyse à contre-pente, et d’y opérer deux inversions décisives. Pour le dire vite : à rebours de toute phénoménologie, il donne d’abord pour soubassement à la conscience vécue de mon corps l’objectivité anonyme que constitue le corps ; à rebours de toute recherche d’essence, il dérive ensuite cette unité même de la multiplicité des corps et de leurs interactions sociopolitiques. Parcourons successivement ces différents feuillets.
Une interprétation souvent reçue voudrait que Foucault n’ait fait intervenir la référence au corps qu’au début des années 1970, sous la double impulsion d’une lecture attentive de la généalogie nietzschéenne et de l’impasse dans laquelle se serait engagée une archéologie trop exclusivement discursive, incapable à la fois de donner un soubassement aux énoncés et d’expliquer le passage d’une épistémè à l’autre. C’est l’interprétation proposée, en particulier, par Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1984, chap. V). Une telle lecture a ses raisons, on y reviendra ; mais on ne saurait oublier que les recherches développées dans les années 1960, loin d’ignorer le corps, en avaient déjà fait l’un de leurs objets centraux à travers Naissance de la clinique, paru en 1964. L’enjeu de cet ouvrage est d’abord de montrer comment il est possible de rapporter la naissance de la médecine moderne, plutôt qu’à la découverte d’une vérité de la maladie déjà déposée dans les choses, à la réorganisation des conditions sociales, discursives et épistémiques de l’expérience médicale elle-même. Comme le résume la conclusion du livre :
Pour que l’expérience clinique fût possible comme forme de connaissance, il a fallu toute une réorganisation du champ hospitalier, une définition nouvelle du statut du malade dans la société et l’instauration d’un certain rapport entre l’assistance et l’expérience, le secours et le savoir […] il a fallu ouvrir le langage à tout un domaine nouveau ; celui d’une corrélation perpétuelle et objectivement fondée du visible et de l’énonçable.
NC, p.199-200
En choisissant de procéder ainsi, Foucault s’oblige toutefois à faire un sort à une autre façon de rechercher les « conditions de possibilité de l’expérience médicale » ; cette autre stratégie, partant du constat selon lequel la saisie strictement objective du corps est impuissante à se fonder elle-même, consisterait à enraciner celle-ci dans l’expérience originaire du corps vécu, comprise non comme appréhension sensible préludant à une connaissance rigoureuse, mais comme condition de toute présence du sujet au monde et à soi-même. On aura reconnu, dans cette voie alternative, la démarche développée dans la phénoménologie française par Maurice Merleau-Ponty dont La Structure du comportement (1942) et La Phénoménologie de la perception (1945) forment l’arrière-plan sur lequel l’ouvrage de Foucault entend se détacher. De cette sorte de rivalité entre archéologie historique et phénoménologie découle un curieux mélange de proximité et de distance vis-à-vis de la caractérisation merleau-pontienne du corps. Ainsi peut-on entendre Foucault, dans une conférence radiophonique réalisée en 1966, adopter une position fort proche de celle de Merleau-Ponty :
[Mon corps] est lié à tous les « ailleurs » du monde, et à vrai dire, il est ailleurs que dans le monde ; car c’est autour de lui que les choses sont disposées, et c’est par rapport à lui, comme par rapport à un souverain, qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain… Le corps est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place.
Michel Foucault, « Le corps utopique », conférence radiophonique du 21 décembre 1966, disponible en CD France-Culture, coll. « INA-Mémoire vive ».
Dans Naissance de la clinique, il s’agit au contraire de faire un pas en arrière vis-à-vis de cette souveraineté prêtée au corps vécu sur l’organisation du monde. Le propos de Foucault consiste en effet à soutenir ceci : s’il y a, comme l’affirme Merleau-Ponty, dépendance de la connaissance objective moderne à l’égard d’une corporéité plus fondamentale, il ne faut pas y voir une donnée d’essence, renvoyant à l’enracinement du cogito dans l’expérience du corps propre, mais un fait d’histoire, lié à un changement dans des « dispositions fondamentales du savoir » (NC, p.202) , dispositions dont le sujet n’occupe pas le centre. C’est en tout cas la thèse qu’énoncent avec netteté les derniers paragraphes de l’ouvrage : Foucault y fait du positivisme, qui appréhende le corps en extériorité, et de la phénoménologie, qui prétend au contraire l’installer au foyer de l’expérience, les versants adverses et jumeaux d’une même configuration historique :
Ce que la phénoménologie opposera [au positivisme] avec le plus d’obstination était présent déjà dans le système de ses conditions : les pouvoirs signifiants du perçu et sa corrélation avec le langage dans les formes originaires de l’expérience, l’organisation de l’objectivité à partir des valeurs du signe, la structure secrètement linguistique du donné, le caractère constituant de la spatialité corporelle, l’importance de la finitude dans le rapport de l’homme à la vérité et dans le fondement de ce rapport, tout cela était déjà mis en jeu dans la genèse du positivisme […] si bien que la pensée contemporaine, croyant lui avoir échappé depuis la fin du XIXe siècle, n’a fait que redécouvrir peu à peu ce qui l’avait rendu possible.
NC, p.203. Nous soulignons.
Pour ce qui nous concerne, ce passage peut être lu ainsi : si la phénoménologie a raison de rapporter la connaissance du corps – celle, en particulier, que développe la médecine – à un système de conditions qui ne relèvent pas de la seule autorité des faits tels qu’ils s’imposeraient et prendraient sens d’eux-mêmes sous un regard soucieux d’objectivité, elle s’illusionne à son tour lorsqu’elle met ces conditions au compte d’une expérience anhistorique, lorsqu’elle prétend les déduire de la manière dont, de toute éternité, mon corps m’est donné (et me donne comme son vis-à-vis le monde extérieur, faisant de ce dernier un système organisé, spatialisé et signifiant). Si l’on suit Foucault, il faut au contraire ressaisir « le corps », tel que la médecine moderne le saisit, et « mon corps », tel que la phénoménologie tente d’en déployer l’expérience, comme l’avers et l’envers d’une même transformation historique, initiant le double développement d’un corps offert au regard et d’un corps parlant de lui-même, mais les dérivant ensemble d’une rencontre entre déterminations extérieures – formes sociales, codes de la perception, structures du discours.
Cette dérivation est au cœur du propos dès le premier chapitre de l’ouvrage. Intitulé « Espaces et classes », celui-ci est caractéristique du double mouvement selon lequel Foucault parcourt alors la question du corps. Notant que « pour nos yeux déjà usés, le corps humain constitue, par droit de nature, l’espace d’origine et de répartition de la maladie », il se propose d’établir au contraire que « la coïncidence exacte du “corps” de la maladie et du corps de l’homme malade n’est sans doute qu’une donnée historique et transitoire […]. L’espace de configuration de la maladie et l’espace de localisation du mal dans le corps n’ont été superposés, dans l’expérience médicale, que pendant une courte période » (NC, p.1-2). Pour la médecine classificatrice du XVIIIe siècle en effet, la maladie se définit d’abord dans l’espace taxinomique qui la relie aux autres affections selon des relations de genre et d’espèce ; vis-à-vis de cette distribution première, la localisation du mal dans le corps du malade joue un rôle latéral, « spatialisation secondaire » qui infléchit les symptômes à la manière dont, en botanique, la répartition géographique d’une espèce, les sols et les reliefs sur lesquels elle pousse peuvent en modifier certaines caractéristiques sans en faire varier la définition essentielle.
« Une seule et même affection spasmodique peut se déplacer du bas-ventre où elle provoquera des dyspepsies, des engorgements viscéraux, des interruptions du flux menstruel ou hémorroïdal, vers la poitrine avec étouffements, palpitations, sensation de boule dans la gorge, quintes de toux et finalement gagner la tête »
NC, p.8-9
On voit ce qui intéresse Foucault dans le vacillement du regard qu’induit l’exhibition de cette médecine d’un autre âge. Sa démarche se laisse analyser ainsi : 1. Au point de départ, il conteste la réduction positiviste du corps à un objet sur lequel, de toute éternité, la maladie aurait été lisible, pour peu qu’on veuille bien voir : que la maladie se déploie dans l’espace du corps est un événement qui, comme le soutient la phénoménologie, requiert un déplacement en amont du regard objectif. 2. La plongée dans les archives médicales va toutefois permettre de situer ce « caractère constituant de la spatialité corporelle » là où le phénoménologue ne l’attendait pas : non dans l’intimité de l’expérience que le sujet fait de son corps, et par son corps, mais dans le recouvrement de deux espaces d’abord mutuellement extérieurs, espace nosologique et espace organique, « espace plat, homogène des classes » et « système géographique de masses différenciées par leur volume et leur distance » (NC, p.8). 3. Au terme de ce parcours, il s’agit bien de rendre raison de la manière dont le sujet moderne acquiert un corps qui soit « son corps » – en l’espèce, une maladie qui soit véritablement la sienne, puisqu’il ne sera plus indifférent pour la définition de celle-ci qu’elle apparaisse en tel ou tel point de l’organisme. Mais cette transformation ne signe pas, comme le voudrait la phénoménologie, la reconquête d’un rapport à soi plus ancien que toute objectivation possible ; l’intimité profonde de la maladie et du malade y découle d’une extériorité première et comme d’un chevauchement entre les espaces où se distribuait jusque-là le savoir. On pourrait dire que, là où Merleau-Ponty remonte du corps-objet vers le corps propre qui lui donne sens et en permet la compréhension, Foucault fait valoir que ce « propre » est d’abord le plus impropre, tant il résulte d’événements historiques contingents et divers et tant, en définitive, le fondement de cette saisie de soi échappe radicalement au sujet. De cette dépossession, de cette expropriation dont procède pourtant la saisie en propre de l’homme par soi-même, Foucault trouve le symbole dans l’injonction de Bichat : « Ouvrez quelques cadavres », mot d’ordre à partir duquel la dissection va suturer l’un à l’autre le relevé des symptômes et l’observation anatomique – et signe, du même coup, que « le premier discours scientifique tenu par [notre culture] sur l’individu a dû passer par ce moment de la mort » (NC, p.200-201).
Paraître emprunter ainsi la démarche régressive de la phénoménologie pour la faire bifurquer brusquement vers l’histoire a un enjeu précis, au-delà du désaccord quant au type de fondement dont relève la connaissance. Cet enjeu, on pourrait déjà le dire éthico-politique, même si cette terminologie n’apparaît que plus tard dans l’œuvre : il s’agit en effet pour Foucault de s’interroger sur la solidarité profonde unissant, dans la modernité, le regard objectif qui installe le corps dans le rôle d’une chose offerte à l’observation, et le discours qui fait valoir, au contraire, la dignité de l’expérience du corps propre, son irréductibilité à toute saisie en extériorité. Est-il vraiment possible d’opposer, au corps-machine et aux sciences qui s’en emparent, l’éminence et l’authenticité du corps vécu, au prétexte que celui-ci serait à la fois fondement et limite de tout savoir du corps ? En filigrane d’un ouvrage portant sur la « naissance de la clinique », sur les raisons donc qui poussent la science à se porter au chevet du malade, la question est évidemment posée. Or, les indications données par Foucault ne laissent guère de doute sur sa position. D’une part, la fiction d’un rapport immédiat et sensible entre le médecin et son malade, l’invocation de leur compréhension mutuelle, est incapable de rendre raison de l’apparition de la médecine moderne comme science de l’individu :
Cet accès à l’individu, nos contemporains y voient l’instauration d’un « colloque singulier » et la formulation la plus serrée d’un vieil humanisme médical, aussi vieux que la pitié des hommes. […] le vocabulaire faiblement érotisé de la « rencontre » et du « couple médecin-malade » s’exténue à vouloir communiquer à tant de non-pensée les pâles pouvoirs d’une rêverie matrimoniale.
NC, p.X-XI
D’autre part, si Foucault est aussi virulent, c’est que de telles approches occultent le véritable événement historique, en quoi consiste selon lui l’apparition de la médecine moderne :
Cette nouvelle structure est signalée, mais n’est pas épuisée bien sûr, par le changement infime et décisif qui a substitué à la question : « Qu’avez-vous ? », par quoi s’inaugurait au XVIIIe siècle le dialogue du médecin et du malade avec sa grammaire et son style propres, cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : « Où avez-vous mal »
NC, p.14
On touche ici au lien qui unit, dès les travaux de la période dite « archéologique », les dimensions « historique et critique » (NC, p.XV) de la réflexion de Foucault. La tentative pour remonter en deçà de l’opposition entre positivisme et phénoménologie, l’effort pour mettre au jour leur surface d’apparition historique commune ne sont pas étrangers à cette énigme : dans la modernité, l’accès renouvelé de l’homme à soi-même, qu’il s’articule dans le discours objectif de la science ou dans les formes réflexives d’une analyse du vécu, est solidaire d’une dépossession où le corps, somme toute, n’est parlant que pour l’autre, ou à travers l’autre, sous son œil scrutateur ou son oreille attentive, dans une structure en tout cas où l’interprétation des signes se double de l’instauration d’une relation asymétrique que Foucault appellera, plus tard, relation de pouvoir. Si l’accès à l’individu, événement sur lequel s’ouvre et se clôt Naissance de la clinique, ne peut être compris à partir de la seule exploration du corps propre, c’est aussi que cette dernière est impuissante à rendre compte de la solidarité entre la compréhension de soi et le surgissement de la petite question « Où avez-vous mal ? », question qui réorganise entièrement les rapports entre le médecin et son malade et donne au premier barre sur le second. Si Histoire de la folie se voulait, selon les mots de sa première préface « l’archéologie d’un silence », Naissance de la clinique fait une place, discrète mais décisive, au mutisme des patients.
Si nous nous sommes arrêtés longuement sur Naissance de la clinique, c’est qu’il est possible à notre sens d’y reconnaître quelques éléments matriciels à même d’éclairer cette prolifération des corps qui marquera les travaux de Foucault durant la décennie suivante. Où situer alors la rupture, s’il est vrai que la référence au corps introduit bel et bien une transformation, entre « l’archéologie » des années 1960 et la « généalogie » pratiquée dans Surveiller et Punir et La Volonté de savoir ? En fait, il faut ici distinguer : si, dès 1964, le corps est un objet et un enjeu de la critique, il devient au seuil des années 1970 un instrument, un opérateur de la démarche elle-même, Foucault s’appuyant désormais sur la référence au corps pour clarifier ce que ses catégories critiques pouvaient avoir, auparavant, d’ambigu et d’insatisfaisant.
De cet usage nouveau, Foucault s’explique dans un cours tenu au début de l’année 1973 intitulé Le Pouvoir psychiatrique, dont la publication posthume jette un éclairage précieux sur l’ensemble de la période. Expliquant pourquoi il compte revenir cette année-là sur la psychiatrie, étudiée quinze ans plus tôt dans Histoire de la folie, il se fait reproche d’avoir à l’époque recouru trop souvent à la notion de « violence » pour qualifier l’usage qu’Esquirol ou Pinel pouvaient faire de la force physique dans leurs traitements asilaires ; du même coup, la tonalité critique du livre s’adossait implicitement sur une opposition ininterrogée entre un pouvoir « violent » et un autre qui ne le serait pas. Une telle supposition présentait, ajoute-t-il en 1973, deux défauts. Premièrement, elle laisse supposer l’existence et la légitimité d’un pouvoir qui, d’être non physique, serait par là même non violent ; secondement, elle tend à identifier toute expression physique du pouvoir avec l’exercice irrégulier d’une force déréglée, rendant illisible la part de rationalité investie dans le recours à la force et la pluralité des manières dont celui-ci peut être organisé. Contre ces deux travers, Foucault entend désormais introduire deux correctifs, lisibles à travers deux thèses énoncées dans ce cours :
… ce qu’il y a d’essentiel dans tout pouvoir, c’est que son point d’application, c’est toujours, en dernière instance, le corps. Tout pouvoir est physique, et il y a entre le corps et le pouvoir politique un branchement direct.
… le pouvoir est physique […] non pas au sens où il est déchaîné, mais au sens, au contraire, où il obéit à toutes les dispositions d’une espèce de microphysique des corps .
PP, p.15-16
Le lecteur de Surveiller et Punir reconnaîtra, dans ces deux préceptes énoncés en forme de repentirs, les fondements de la « microphysique du pouvoir » mise en jeu dans l’étude des disciplines. Désormais, la prise en compte de ce qu’il advient des corps jouera un double rôle. Premièrement, elle visera à démystifier toute approche des phénomènes sociaux limitée à la seule considération des discours de légitimation qui les soutiennent ou des formes juridiques qui les organisent : rappeler que « tout pouvoir est physique », c’est en particulier interdire la compréhension et l’évaluation de la modernité à l’aune de l’humanisme dont elle se revendique lorsqu’elle prétend avoir substitué à la contrainte par corps un ensemble de relations contrôlées et sanctionnées par le droit. Secondement, l’attention minutieuse aux corps aura charge de montrer qu’au plan physique, justement, la différence historique dans l’exercice de l’autorité ne passe pas entre violence brutale et obligations désincarnées, mais entre différents modes d’organisation du pouvoir, chacun d’entre eux constituant « un jeu rationnel, calculé, géré ». Il s’agit donc à la fois de contester tout idéalisme juridico-politique au nom de la matérialité des corps et de mettre au jour les diverses formes de rationalité, voire d’« idéalité » immanentes à ceux-ci. Toute l’économie de Surveiller et Punir se situe entre ces deux gestes, mis au service d’un même objectif : affoler l’opposition reçue entre une pénalité d’Ancien Régime fondée sur la violence et la prison moderne, institution dont l’obéissance aux principes de l’État de droit suffirait à garantir l’humanité. À cette alternative, Foucault répond :
1. L’instauration de l’égalité juridique entre les citoyens, la codification des procédures ou l’établissement d’une échelle des peines ne font nullement disparaître la nécessité pour le pouvoir d’avoir prise sur les corps. Davantage : ils requièrent comme leurs conditions d’exercice une mise en ordre préalable de la société par le truchement de mécanismes qui permettent l’application des formes juridiques mais en biaisent continuellement les effets (SP, p.224 sq)
2. Cette critique qui décèle le corps sous la raison ne va pas cependant sans cet autre mouvement, qui exhibe et différencie les modes de rationalisation des corps : dès la section intitulée « Supplice », Foucault montre ainsi que l’apparente barbarie des châtiments d’Ancien Régime obéit en fait à une économie précise, qui en règle le déroulement et relie son cérémonial à la logique même du pouvoir royal : « Le supplice pénal ne recouvre pas n’importe quelle punition corporelle : c’est une production différenciée de souffrances, un rituel organisé pour le marquage des victimes et la manifestation du pouvoir qui punit » Non que Foucault cherche à réhabiliter l’écartèlement, la roue ou la tenaille : il s’agit plutôt de désamorcer le discours qui, renvoyant les supplices anciens à une sauvagerie sans âge, prétend par contraste disculper la pénalité moderne en la situant du côté d’une intervention incorporelle, seulement soucieuse de « l’âme » des condamnés. Il s’agit en somme de dire : une rationalité précise était déjà à l’œuvre dans le châtiment le plus brutal infligé au corps, les corps sont encore mis à contribution dans un régime qui se voudrait pure incarnation de la raison ; la question n’est pas alors de tout confondre mais d’appréhender, dans leur spécificité, les technologies politiques à travers lesquelles les corps sont mis en ordre.
Récuser que la politique moderne transcende le plan des relations physiques entre individus, mais récuser aussi que ces relations se résument à l’exercice déréglé de la force brutale : c’est à l’intérieur de ce programme renouvelé que les questions déjà présentes dans Naissance de la clinique vont faire retour. Reprenons les trois affirmations alors avancées par Foucault : 1. Une intime solidarité lie le corps comme objet offert à une connaissance objective et « mon corps » comme expérience vécue appelant une élucidation réflexive : par-delà leur opposition apparente, l’un et l’autre sont redevables d’une matrice commune. 2. De ce fait, a parte subjecti, le rapport que chacun entretient avec son propre corps s’entretisse d’une extériorité où la dépossession menace, depuis le « Où avez-vous mal ? » du médecin où la parole devient symptôme jusqu’aux dissections de Bichat. 3. Faire la critique de cette disposition moderne du corps doit passer, non par une expérience fondamentale où le sujet, s’autoaffectant, pourrait reconquérir son intégrité, mais par une histoire de l’individu où l’on établirait comment ce dernier, loin d’être un donné infrangible, résulte d’un entrecroisement tout extérieur de déterminations historiques et d’opérations politiques. Ce sont ces trois affirmations qui vont trouver leur plein développement à travers la généalogie du pouvoir, telle qu’elle se donne en particulier dans Surveiller et Punir et La Volonté de savoir. Faute de pouvoir rappeler ici l’ensemble des remarques que Foucault y consacre au corps, on se limitera à indiquer ce qui, selon nous, en règle l’économie.
La manière particulière dont les ouvrages semblent former diptyque est instructive. Il semble, au premier abord, qu’ils se distinguent par l’expérience du corps qu’ils mettent en exergue : en 1975, Surveiller et Punir traite essentiellement du corps observé, c’est-à-dire exposé à une caractérisation scientifique et à une réorganisation technique qui en maximisent l’utilité et l’obéissance.
Le moment historique des disciplines, c’est le moment où naît un art du corps humain qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile, et inversement.
SP, p.139.
En 1976, dans La Volonté de savoir, c’est le corps parlant et parlé qui est mis en question, corps dont chaque manifestation appelle non la description extérieure et objective, mais un déchiffrement dont le sujet lui-même soit à la fois la source et la règle, le texte et le lecteur, dans une proximité dont la fable du sexe qui parle inventée par Diderot dans Les Bijoux indiscrets constituerait le blason.
Nous vivons tous depuis bien des années au royaume du prince Mangobul : en proie à une immense curiosité pour le sexe, obstinés à le questionner, insatiables à l’entendre et à en entendre parler, prompts à inventer tous les anneaux magiques qui pourraient forcer sa discrétion.
VS, p.101.
Il est ainsi frappant de voir Foucault, à un an de distance, thématiser la présence du corps dans la modernité sous deux figures non seulement différentes, mais qui paraissent au premier abord s’exclure réciproquement. D’un côté, les opérations disciplinaires se caractérisent par l’éviction des éléments signifiants de la conduite au profit de la seule prise en compte de ses déterminations et de ses effets physiques : « La contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes ; la seule cérémonie qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice » (SP, p.139). Sur cette mise à l’écart du sens dans la gestion des corps, Foucault s’arrête longuement, en montrant dans le chapitre « La douceur des peines » comment l’incarcération muette l’a emporté à la fin du XVIIIe siècle sur une pénalité « sémiotechnique » fondée sur la cérémonie et la représentation (SP, p.116-134). De son côté, l’enquête sur la sexualité aboutit à des conclusions exactement inverses : « Nous nous sommes placés nous-mêmes sous le signe du sexe, mais d’une Logique du sexe, plutôt que d’une Physique. » (VS, p.102). Multiplication, cette fois, des signes et du sens. Or, ces formes a priori incompatibles d’attention au corps se trouvent finalement réintégrées dans une seule et même histoire, puisque le dernier chapitre de La Volonté de savoir en fait deux pôles principaux du pouvoir sur la vie, pôles « reliés par tout un faisceau intermédiaire de relations » ; ce que Foucault nomme l’« anatomo-politique du corps humain », et ce qu’il appelle la « bio-politique des populations » (VS, p.182-183). Nulle prééminence, donc, de l’intimité que l’homme moderne entretient vis-à-vis de son corps, et de l’interprétation qui la prolonge, sur les opérations qui dénient au contraire à la corporéité toute valeur significative, prétendent l’expliquer objectivement et la modifier techniquement. Au contraire, du point de vue méthodologique, il est sans doute essentiel que l’enquête menée dans Surveiller et Punir précède les analyses de La Volonté de savoir : le principe anti-herméneutique qui gouverne le premier livre (« sous les moindres figures, chercher non pas un sens, mais une précaution », SP p.141) rend possible, dans le second, ce pas de côté consistant, plutôt qu’à prendre le corps pour objet d’interprétation, à prendre cette interprétation elle-même pour objet d’une histoire. Autrement dit, il faut avoir mesuré combien la modernité a pu minutieusement extirper de la relation que chacun entretient avec son corps, jusqu’à la moindre parcelle de sens, pour qu’apparaisse dans toute son étrangeté le surcroît de signification que les individus accordent par ailleurs et dans le même temps à leur sexe. Il faut avoir pris la mesure de cette « anatomie du détail » que constituent les disciplines pour qu’ensuite ce discours où le sujet, en première personne, recherche son identité dans les méandres de son désir apparaisse sous un autre jour : non comme la mise au jour d’une vérité profonde abusivement recouverte par les objectivations du corps, mais comme l’effet d’une « incorporation » première, depuis l’extériorité anonyme des pratiques et des institutions sociales. (Sur « l’incorporation » des perversions, cf. VS, p. 58-60.)
Cette contemporanéité historique du corps-objet et du corps-signifiant implique aussi un jeu d’emprunts réciproques entre les processus qui donnent naissance à chacune de ces figures. En d’autres termes, quelque opposées qu’elles puissent sembler, on ne saurait entièrement dissocier les techniques qui instituent, du dehors, le corps comme objet à connaître et celles qui, au contraire, exigent du sujet qu’il s’y reconnaisse lui-même et s’en explique dans un discours. Pour Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Surveiller et Punir démontrerait l’enracinement des « sciences sociales objectivantes » dans la pratique de l’examen, et La Volonté de savoir celui des « sciences sociales subjectivantes » dans le rituel de l’aveu (Dreyfus & Rabinow, art.cit., chap.VII et VIII). Mais une telle distinction n’a de valeur que relative, parce que l’enjeu de ces deux livres est aussi de montrer comment chacune de ces procédures enveloppe, de manière essentielle, un moment emprunté à l’autre : il n’est pas de corps discipliné sans un « assujettissement » qui excède ses strictes déterminations physiques ; réciproquement, il n’est pas de corps sexualisé sans la constitution d’un savoir objectif et d’une subordination à autrui qui déborde le cadre du strict rapport à soi.
Cet entrelacement est thématisé, dans Surveiller et Punir, à travers la fameuse métaphore de l’âme, donnant lieu au renversement du soma sema platonicien :
L’homme dont on nous parle et qu’on invite à libérer est déjà en lui-même l’effet d’un assujettissement bien plus profond que lui. Une « âme » l’habite et le porte à l’existence, qui est elle-même une pièce dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps. L’âme, prison du corps.
SP, p.34.
Est ici directement visée la transformation moderne de la pratique pénale sur laquelle s’ouvre d’ailleurs le livre, et qui a vu le jugement moderne glisser de la question du caractère délictueux des faits vers la personnalité de l’inculpé et les origines biographiques de son geste, à travers « tout un ensemble de jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs, concernant l’individu criminel » (SP, p.24). Or, Foucault est loin de juger ce déplacement simplement illusoire, comme si cette double quête d’un sens du crime et d’un sens de la peine se contentait de masquer l’efficacité strictement corporelle des disciplines, qu’il reviendrait à la « microphysique » de dévoiler : l’âme dont il s’agit n’est pas seulement mirage, mais « pièce », ce qui veut dire concrètement que la référence à la personnalité du criminel est un élément indispensable au fonctionnement coordonné des diverses instances intervenant désormais « dans l’armature du jugement pénal » (ibid.). En bref, l’extériorité du savoir et de l’intervention que les disciplines s’assurent sur les corps des individus appelle la référence à l’intériorité d’un « qui ? » susceptible, à l’occasion, de confirmer en première personne le bien-fondé des traitements qui lui sont infligés, à l’image des petits pensionnaires de la colonie pénitentiaire de Mettray sur la voix desquels se clôt Surveiller et Punir :
… les colons disaient couramment, pour chanter les louanges de la nouvelle politique punitive des corps : « Nous préférerions les coups, mais la cellule nous vaut mieux.
SP, p.300
La Volonté de savoir, de son côté, effectue le chemin inverse, puisque le livre se donne pour tâche de déceler le « moment objectivant » enveloppé dans le dispositif de sexualité, quand bien même ce dernier est d’abord défini comme une incitation permanente à la réflexivité, comme la production sociale d’un rapport herméneutique de chacun à soi-même. D’une part, précise Foucault, la manière dont les individus partent à la recherche de leur vérité au travers de leur sexe s’accompagne, historiquement, d’un discours d’allure plus théorique et extérieur, là où la pastorale médiévale maintenait fortement liées l’interrogation sur la chair et la pratique de la pénitence :
Le lien solide qui attachait l’une à l’autre la théorie morale de la concupiscence et l’obligation de l’aveu (le discours théorique sur le sexe et sa formulation en première personne), ce lien a été sinon rompu, du moins détendu et diversifié : entre l’objectivation du sexe dans des discours rationnels et le mouvement par lequel chacun est mis à la tâche de raconter son propre sexe, il s’est produit depuis le XVIIIe siècle toute une série de tensions…
VS, p.46-47
Toutefois, si cette déliaison est possible, c’est que la logique de l’aveu où s’origine, d’après Foucault, la double recherche contemporaine d’une vérité du sexe et d’une vérité de soi-même par le sexe est en elle-même traversée d’une ambivalence fondamentale : « rituel de discours où le sujet qui parle coïncide avec le sujet de l’énoncé », où d’autre part les effets de l’énoncé suscitent des « modifications intrinsèques » chez l’énonciateur, en un sens donc pur jeu de soi-même sur soi-même, l’aveu ne se conçoit pourtant pas sans « la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui n’est pas simplement l’interlocuteur, mais l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier » (VS, p.83). On retrouve ici un trait général de la pensée de Foucault : un soupçon du même genre le conduisait, dans Histoire de la folie déjà, à revoir à la baisse la valeur de la prise de conscience promise par les traitements asilaires, et à y lire plutôt une « humiliation d’être objet pour soi » (HF, p.519). Pour ce qui nous occupe, on retiendra que la relation réflexive de chacun vis-à-vis de son propre corps, telle que La Volonté de savoir la décrit autour de la référence nodale à la sexualité, est foncièrement compromise avec les formes d’un savoir objectif où Foucault ne voit pas un vecteur d’émancipation mais un point d’accrochage des relations de pouvoir au cœur même du soi. D’un mot : on ne discipline pas mon corps, à la manière d’un objet, sans que j’aie tôt ou tard à me raconter ; et je ne peux m’avouer qui je suis sans faire jouer, vis-à-vis de mon corps vécu, la distance d’un savoir et celle d’un regard.
Comment caractériser le corps ainsi constitué, au point de recoupement entre normalisation disciplinaire et herméneutique du désir ? C’est peut-être ici le concept d’individu qui désignerait le mieux le point de fuite des diverses enquêtes menées par Foucault. L’idée peut sembler paradoxale : l’individu, n’est-ce pas au contraire (et conformément à l’étymologie) cet indivisible que discours et pouvoir saisissent comme matériau de leurs interventions, et qu’ils tendent à recouvrir sous des figures historiquement variables ? Nous touchons ici au cœur du soupçon de circularité initialement évoqué, tant Foucault semble tantôt faire de l’individu le support, et tantôt le produit des processus discursifs et sociaux. L’ambiguïté se desserre cependant à partir du moment où l’on repère que Foucault distingue, à de multiples reprises, entre corps et corps individuel, faisant du second une transformation historique et politique du premier. C’est ainsi, par exemple, qu’il faut comprendre tel passage de La Volonté de savoir décrivant le mode de fonctionnement du pouvoir :
Il ne fixe pas de frontières à la sexualité ; il en prolonge les formes diverses, en les poursuivant selon des lignes de pénétration indéfinie. Il ne l’exclut pas, il l’inclut dans le corps comme mode de spécification des individus.
VS, p.64.
Un tel énoncé est inintelligible si l’on ne saisit pas que la « spécification », loin de s’appliquer à des corps dont l’individualité serait préalablement et entièrement fixée, contribue à la détermination de celle-ci en appelant chacun à se reconnaître et à se distinguer à travers les objets, pratiques, etc., sur lesquels se fixe son désir. Le corps individuel est ainsi bel et bien décrit par la généalogie, non comme l’unité de compte pré-politique de l’analyse, mais comme la superposition d’une série de processus d’individualisation dont Foucault souligne à la fois la solidarité et la variété.
C’est ainsi que Surveiller et Punir peut définir le corps individuel moderne comme la synthèse de quatre caractéristiques, solidaires de quatre techniques disciplinaires dont la logique est différente et complémentaire :
En résumé, on peut dire que la discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types d’individualité, ou plutôt une individualité qui est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire (par la composition des forces)
SP, p.169.
On voit que, si Naissance de la clinique se demandait comment la modernité avait pu lever « le vieil interdit aristotélicien », c’est-à-dire « tenir sur l’individu un discours à structure scientifique » (NC, p.X), la réponse de Surveiller et Punir consiste d’une part à rapporter cette structure, plutôt qu’à une évolution interne à l’histoire de la biologie, à sa matrice sociale, d’autre part à montrer que certaines alternatives épistémologiques sur le statut même de l’individualité (telle la rivalité entre les modèles de la machine et de l’organisme, dont Foucault n’ignore pas l’attention que lui a consacrée Georges Canguilhem) peuvent trouver un terreau commun dans l’histoire des diverses techniques de mise en ordre des corps. L’individu humain n’est pas redevable d’une compréhension mécanique, ou organique, ou dynamique, sans être d’abord façonné par sa répartition en tableaux et classement, par son enrôlement dans des manœuvres et par les vertus de l’exercice (SP, chap. « les corps dociles ») À ce portrait déjà complexe, La Volonté de savoir ajoute la corrélation entre deux modes d’individualisation au moins : ce qu’il faudrait nommer d’une part une identification subjective, adoptant les formes d’un discours de soi sur soi, d’autre part une différenciation objective, opposant divers types de corps en leur associant une menace et un mode de normalisation précis. D’un côté, le corps s’individualise comme ce foyer dont chacun tâche de reconnaître l’identité et où il tâche de discerner sa propre identité, selon une double quête du « vrai sexe » que Foucault résumera plus tard ainsi :
Au point de croisement de ces deux idées – qu’il ne faut pas nous tromper en ce qui concerne notre sexe, et que notre sexe recèle ce qu’il y a de plus vrai en nous – la psychanalyse a enraciné sa vigueur culturelle.
« Le vrai sexe », Dits et Écrits, t. IV, p.118..
De l’autre côté, les corps se distinguent selon le type d’intervention sociale qu’ils appellent et justifient en devenant le centre d’une inquiétude particulière : La Volonté de savoir indique ainsi, à titre de pistes pour une recherche future (recherche que Foucault laissera toutefois en jachère), la nécessité de décrire les processus d’« hystérisation du corps de la femme », de « pédagogisation du sexe de l’enfant », de « socialisation des conduites procréatrices » de « psychiatrisation du plaisir pervers » (VS, p.137-139)comme autant de formes dans lesquelles les corps modernes sont commis à se distribuer, et au travers desquelles ils acquièrent leur définition individuelle.
Il y a donc (et cela seul devrait suffire à prévenir toute interprétation « libérale » de Foucault en défenseur de l’individu roi) une essentielle disparité des manières suivant lesquelles l’individualité des hommes est posée, via l’insertion de leur corps dans des relations sociales d’un certain type. De là une conséquence et un problème. Conséquence : on ne saurait faire de cette individualité du corps le support de droits opposables à toute intervention politique, parce qu’on ne saurait d’abord la considérer comme une entité antérieure et extérieure à cette intervention même. Non que celle-ci puisse s’exercer sans heurts ni résistance, sans que quelque chose résiste à son développement ; mais on ne peut faire jouer, pour qualifier ce « quelque chose », les catégories de l’individu sans se souvenir que ces catégories sont solidaires du type de normalisation que ce point de résistance tient justement en échec. C’est ce que Foucault indique clairement dans le cours intitulé Les Anormaux, à propos de la figure de « l’individu à corriger » : figure née aux XVIIe et XVIIIe siècles pour qualifier ceux qui échappent aux « nouvelles procédures de dressage du corps, du comportement, des aptitudes » ; mais figure que sa caractérisation comme individu vise justement à réinsérer dans le jeu social, « dans ce jeu […] entre la famille et puis l’école, l’atelier, la rue, le quartier, la paroisse, l’église, la police, etc. » (AN, p. 53-54, 308-309). Il ne s’agira donc pas, du point de vue critique et pratique, de soustraire le corps individuel à l’emprise du pouvoir, défini classiquement comme souveraineté d’État, mais « de nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache » (« Le sujet et le pouvoir », Dits et Écrits, t. IV, p. 232). Problème, du coup : quelle consistance donner à ce « nous », s’il doit à la fois se distinguer d’une collection ou d’une association d’individus et demeurer ancré dans la référence au corps qui règle, de part en part, la critique généalogique ?
Répondre à cette question suppose de faire intervenir un troisième registre de référence au corps, dont la récurrence dans l’œuvre de Foucault suit un autre rythme et une autre périodisation que ceux que nous avons déjà croisés : ni question irradiant à partir d’un ouvrage qui la prend pour objet explicite (comme c’est le cas des relations entre corps propre et corps vivant dans Naissance de la clinique), ni méthode venant singulariser une période précise de l’œuvre (comme c’est le cas de la « microphysique du pouvoir » à partir de 1973), mais contrepoint à la fois ancien et erratique, surgissant au détour des textes sans s’expliquer ni se justifier beaucoup. On en trouverait l’indice dans telle déclaration sibylline de la leçon inaugurale de 1970 au Collège de France :
Le mince décalage qu’on se propose de mettre en œuvre dans l’histoire des idées […] je crains bien d’y reconnaître quelque chose comme une petite (et odieuse peut-être) machinerie qui permet d’introduire à la racine même de la pensée le hasard, le discontinu et la matérialité.
OD, p.61
Cette revendication matérialiste pourrait surprendre dans un texte essentiellement consacré à élucider la catégorie de discours (au point que Foucault se trouve contraint d’évoquer, pour qualifier son approche, un curieux « matérialisme de l’incorporel », OD, p.60). Elle porte pourtant une double leçon. Premièrement, elle indique que le souci de la matérialité précède dans l’œuvre le moment où Foucault va faire référence au destin des corps afin de démystifier l’approche idéaliste et juridique du social ; en amont de sa fonction critique, au-delà de la seule enquête sur l’individualité humaine, le modèle des corps matériels vient très tôt colorer le type de regard que Foucault porte sur ses objets historiques, fussent-ils discursifs. Secondement, cette « odieuse machinerie » ne vise pas à donner à l’histoire une « base réelle » qui permette par exemple d’assigner aux faits de discours une cause déterminée, stable et solide comme la matière même. Au contraire, la matérialité n’est ici convoquée que pour être aussitôt associée au « hasard » et au « discontinu » comme s’il s’agissait, en émiettant ainsi le fond des choses, de décevoir toute quête et toute promesse de sens et d’unification, un peu à la façon dont, chez Épicure et Lucrèce, les formes offertes à l’expérience et à l’imagination des hommes se révèlent finalement n’être que des combinaisons momentanées d’atomes sans signification profonde, nées à la fois des lois nécessaires du mouvement et de l’événement à jamais inexplicable du clinamen. La prégnance d’un tel modèle « corpusculaire » affleure d’ailleurs, à l’occasion, au ras des textes pour caractériser le terme dernier de l’analyse du pouvoir : « J’étais parti, écrit Foucault, à la recherche de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grandes qu’elles sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner » (« La vie des hommes infâmes », Dits et Écrits, t. III, p. 240..)
Suivre cette piste reviendrait à déceler chez Foucault la présence, à l’arrière-plan de l’analyse, d’une référence aux corps qu’il faudrait dire, sans paradoxe, essentiellement plurielle. Régulièrement, Foucault installe, au lieu même où les philosophes situent d’habitude l’autorité fondatrice et unitaire d’une essence, une multiplicité irréductible, un fond de désordre dont émergent des figures individualisées (mais, pour cette raison même, variables et précaires). Cette affirmation, on vient de le voir, précède historiquement l’adoption du paradigme généalogique et son attention à la dimension physique du pouvoir : on en trouverait trace dès Histoire de la folie, où ce que Foucault nomme alors déraison prend parfois les traits d’une force qui, comme chez Goya, défait l’unité des corps et des visages (HF, 550-551). Mais elle va surtout fournir à l’histoire des procédures d’individualisation développée dans les années 1970 le support qui lui manque, situant « les corps », dans leur pluralité indénombrable, au foyer d’une histoire politique du corps et des formes individuelles qu’il adopte successivement. Aussi peut-on lire, dans Surveiller et Punir :
[Le pouvoir disciplinaire] « dresse » les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une multiplicité d’éléments individuels – petites cellules séparées, autonomies organiques, identités et continuités génétiques, segments combinatoires.
SP, p.172;
Est-on passé pour autant, avec ce type de référence, au-delà du « positivisme heureux » (OD, p.72) que Foucault revendique, vers une métaphysique faisant l’éloge, au fond du réel, d’une puissance de métamorphose dont le corps humain ne serait qu’une manifestation parmi d’autres ? Dans la comparaison qu’il propose des matérialismes foucaldien et marxien, Étienne Balibar avançait ce soupçon, notant que « la question ne peut pas ne pas être posée de ce qui, dans le matérialisme et l’historicisme de Foucault, amène au voisinage immédiat du vitalisme, pour ne pas dire du biologisme » (Étienne Balibar, « L’enjeu du nominalisme », in coll., Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale Paris 9-11 janvier 1988, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 1989, p. 74.). On pourrait ajouter que la réinterprétation, par Toni Negri, de la biopolitique foucaldienne dans le sens de son intégration à une philosophie de la vie comme puissance d’autoaffirmation des multitudes s’est depuis lors chargée de donner une réponse franche à cette question. On ne statuera pas ici sur la fécondité politique de cette lecture ; il nous semble seulement qu’elle ne correspond pas à l’intention de Foucault lorsque celui-ci évoque « les corps ». À notre sens, cette référence ne vise pas à ouvrir l’enquête historique sur un horizon plus fondamental, à même d’en assurer à la fois l’assise ontologique et l’orientation téléologique. Au contraire, elle a pour fonction première d’interdire toute détermination en dernière instance de ce qui se trouve au juste transformé et individualisé dans le jeu des relations de pouvoir, donc toute désignation d’une commune mesure à laquelle les différentes configurations historiques pourraient se voir ramenées. Pour être plus précis, on pourrait dire que cette mention « des corps » joue deux rôles distincts : elle a charge de faire apparaître toute définition historique du corps comme singulière et d’en faire surgir la dimension problématique.
L’enjeu de la démarche généalogique de Foucault, c’est, on l’a dit, de mettre en question la vision progressiste de la modernité politique en rapportant l’histoire des formes juridiques et institutionnelles à la succession des différentes techniques mises en œuvre pour s’assurer la maîtrise du corps. Cette tentative pourrait toutefois s’exposer à une objection : ne pourrait-on, sur ce nouveau terrain, à la fois retrouver une continuité de l’histoire en établissant des filiations entre les différentes techniques et rétablir la possibilité d’une lecture téléologique, en repérant comment les modes de gestion du corps ont peu à peu gagné en précision, en efficacité, etc.? Si, par exemple, la rationalité politique très particulière que Foucault nomme « gouvernementale » naît, comme il le soutient dans Naissance de la biopolitique, d’une réflexion menée au XVIIIe siècle sur les manières de minimiser les coûts du pouvoir, ne peut-on au moins arguer d’une amélioration économique sur ce plan ? Après tout, la notion de progrès trouvant sans doute des critères plus clairs dans le domaine technique qu’au plan politique ou moral, il pourrait bien y avoir contradiction entre le refus, par Foucault, de toute téléologie et le matérialisme de son approche.
C’est précisément sur ce point que la prise en compte « des corps » et de l’extériorité imprévisible des événements qui les traversent trouve une fonction stratégique. La manière dont Foucault convoque, à plusieurs reprises, l’histoire des diverses épidémies du Moyen Âge et de l’âge classique est caractéristique : l’examen de l’espace déserté des léproseries médiévales, bientôt réinvesti par les insensés, ouvre Histoire de la folie (HF, p.13-16) ; le contraste entre ce modèle ancien et les mesures de quadrillage inventées, au XVIIe siècle, pour contrôler l’épidémie de peste éclaire l’origine des mécanismes disciplinaires dans Surveiller et Punir (SP, p.197-201). ; cette dualité exclusion-discipline est elle-même remise en jeu un peu plus tard, puisque à la peste et à la lèpre Foucault va opposer l’épidémie de variole, creuset d’une rationalité de type statistique et de pratiques inédites, préludant aux nouvelles formes de gouvernementalité (STP, p.11-13) À chaque moment donc, les distinctions conceptuelles élaborées pour rendre compte de l’exercice du pouvoir sont comme retrempées dans cette histoire de la maladie, et l’évolution des techniques politiques est ainsi exposée à l’intervention extérieure d’événements dont l’irruption décourage toute tentative pour en produire une histoire linéaire. Faire de l’épidémie de peste le déclencheur d’une série d’innovations dans le contrôle des corps, puis de celles-ci un modèle que les principales institutions sociales généraliseront, deux siècles plus tard, aux circonstances normales de la vie collective, c’est bien faire jouer, dans l’histoire des disciplines, ce que L’Ordre du discours nommait le hasard, le discontinu et la matérialité. Ce n’est pas glisser un soubassement métaphysique sous les aléas de l’histoire, mais interdire au contraire le mouvement régressif qui conduirait, de la continuité de celle-ci, vers l’exhibition de ses fondements et de ses objectifs permanents. En d’autres termes, Foucault use de ce qu’il appelle « les corps » comme d’un opérateur visant, en démultipliant les causes de chaque fait historique, à en faire surgir la singularité, opération qu’il nomme « événementialiser (« Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et Écrits, t. IV, p. 23-25.)
On réduirait toutefois la portée de la position de Foucault à limiter ce souci des corps aux effets qu’il induit dans la considération objective de l’histoire. Que les événements aient leur source dans l’« hétérogène », au sens littéral du terme (i.e. ce qui prend naissance dans la différence, ou le divers, pour reprendre les analyses profondes de Patrice Loraux, « Le souci de l’hétérogène », in coll., Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997, p. 31-39), c’est sans doute ce que le généalogiste doit avoir en vue s’il veut éviter, ayant dissous les idéalités « du sexe » ou de « la raison », de trahir son nominalisme en faisant du corps un nouvel absolu. Mais c’est aussi, sans doute, ce à quoi il s’oblige à veiller du point de vue éthique, comme ce qui convient d’être préservé, défendu et affirmé contre toute prétention à déterminer définitivement ce qu’il en est du corps. « Les corps et les plaisirs », dont Foucault fait « le point d’appui de la contre-attaque » dans La Volonté de savoir et dont nous sommes partis ici, ne peuvent certes jouer le rôle d’un principe, tant leur invocation demeure délibérément indéterminée ; mais c’est qu’ils ont charge de rappeler le caractère précaire, contestable et potentiellement violent de toute caractérisation du corps en vérité, en faisant valoir ce qui excède et déstabilise celle-ci.
Ce rôle critique affleure, en particulier, dans le récit que propose Foucault du cas d’Herculine Barbin, hermaphrodite, élevée dans un entourage presque exclusivement féminin avant d’être obligée de changer de sexe légal, ce qui la conduira au suicide. Toute l’analyse qu’il propose du mémoire rédigé par Herculine est en effet traversée par une opposition entre la différence sexuelle, gage d’identité à soi, à laquelle Herculine est assignée, et les différences corporelles dont (le mémoire qu’elle rédige en atteste) la vie dans une communauté monosexuelle permettait auparavant l’expérience.
La plupart du temps, ceux qui racontent leur changement de sexe appartiennent à un monde fortement bisexuel ; le malaise de leur identité se traduit par le désir de passer de l’autre côté […]. Ici, l’intense monosexualité de la vie religieuse et scolaire sert de révélateur aux tendres plaisirs que découvre et provoque la non-identité sexuelle, quand elle s’égare au milieu de tous ces corps semblables.
« Le vrai sexe », Dits et Écrits, t. IV, p. 121.
On voit le rôle que joue ici la référence aux communautés monosexuelles : non celui d’un modèle à défendre, mais celui d’un « point de problématisation » vis-à-vis des prétentions à faire de la différence sexuelle la seule vérité du corps individuel et de son identité. Il est significatif, au passage, que Foucault trouve trace de cette autre expérience non directement, mais dans un texte témoignant après-coup de ce qu’il en a coûté pour quelqu’un d’y renoncer : loin de mettre en scène, de façon rousseauiste, des corps s’ébattant librement, pour dénoncer ensuite la façon dont le pouvoir les opprime et les rabat, Foucault ne décèle ceux-là qu’au travers de celui-ci, comme son ombre ou son scrupule. Tout se passe comme si (pour parodier Kant), la définition médicale, juridique et normative du corps était la ratio cognoscendi d’une multiplicité des corps plus ancienne qu’elle, multiplicité interdisant du coup de considérer les diverses versions de l’individualité moderne comme évidentes, satisfaisantes et définitives. Libre alors à qui voudra ne voir, dans cet appel à ne pas oublier « les corps », qu’une incantation vide (puisque débordant par définition toute objectivation possible) et une rêverie irresponsable (si ignorante des souffrances de ceux dont le corps résiste à toute identification qu’elle va jusqu’à prendre pour figure éthique un jeune hermaphrodite désespéré). Il nous semble pourtant précieux que s’indique ainsi, de loin en loin et comme en creux, l’écart entre les formes de mise en ordre sociale ou discursive du corps et le désordre qui leur résiste : comme un rappel à ne pas négliger ce qu’enveloppe de grave le geste de ramener le pluriel à l’unité.
Mathieu Potte-Bonneville