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Exercice du pouvoir et abus de pouvoir

Conversation avec Sophie Wahnich.

Conversation avec Sophie Wahnich.

Dialogue initié et animé par Nicolas Truong dans le cadre du Théâtre des idées, Festival d’Avignon, 16 juillet 2010.

Tyrannie ou démocratie, les exemples d’abus de pouvoir ne manquent pas. Non seulement tel dictateur ubuesque se permet d’affamer son peuple et d’accumuler les richesses, mais de nombreux représentants d’une République démocratique n’hésitent pas aujourd’hui à « se servir plutôt qu’à servir ». Les abus de pouvoir ne sont pourtant pas l’apanage des sommets de l’État. À l’école, à l’université, dans la rue, la famille ou à l’intérieur de l’entreprise, des groupes ou des individus exercent leur emprise, profitent de leur position afin d’asseoir leur domination. Pourquoi est-on sensible aux abus pouvoir ? Pour quelles raisons y cède-t-on si souvent ? Peut-on diriger sans dominer ? Les attributs du pouvoir éloignent-ils du sens des responsabilités civiques ? Les révolutions sont-elles condamnées aux dérives autoritaires ? Comment éviter, même en démocratie, que le gouvernement de tous ne se transforme en la tyrannie d’un seul ? La résistance à l’oppression est une vertu individuelle qu’il serait peut-être possible d’entretenir, le refus des abus de pouvoir une sensibilité à éveiller par une vie démocratique plus concrète et effective, par une éducation destinée à former un corps social résistant, comme le pensait notamment les révolutionnaires de 1789. Et si, comme le disait Alain (1868-1951), la démocratie n’était qu’« un effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir » ? Une conversation où seront invités les textes et les propos de Montesquieu et Foucault, Robespierre et Saint-Just, à travers un va-et-vient permanent entre passé et présent.

Nicolas Truong.

Une citation est projetée au mur : « Il règne actuellement une atmosphère malsaine de nuit du 4 août. » Jean-François Copé, juin 2010.

Nicolas Truong : C’est loin d’être la première fois que la question de l’abus de pouvoir se pose dans l’histoire, toutefois j’aimerais savoir ce que vous pensez des récentes affaires politiques en France. Sophie Wahnich, vous dites qu’il y a une similitude entre l’affaire Woerth-Bettencourt et la situation pré-Révolution française, vous comparez le majordome qui a divulgué quelques secrets d’alcôve au Figaro de Beaumarchais…

Sophie Wahnich : Je suis agacée de constater que c’est dans la sphère privée que des secrets d’État se dévoilent, de surcroît par des personnages que l’on avait jusqu’alors oubliés ! Le couple maître-serviteur, très présent dans l’Ancien Régime et au XIXe siècle, s’est longtemps effacé : il ressurgit aujourd’hui en rappelant que le corps privé peut se révolter face à l’abus de pouvoir. Le théâtre en a d’ailleurs beaucoup fait état. Au XVIIIe siècle, les figures du maître et du serviteur ont interrogé la notion même d’abus de pouvoir privé et public. Dans Le Mariage de Figaro, Figaro déplore devoir se servir de son intelligence là où les nobles se donnent seulement la peine de naître – aujourd’hui il ne s’agit plus de noblesse, mais de richesse. À l’époque, certains avocats se sont insurgés contre le sort réservé aux jeunes domestiques qui refusaient les avances de leur maître. Accusés de vol de mouchoirs, ils risquaient la peine de mort (le vol chez les domestiques étant considéré comme un viol de la personne lésée). La résistance à l’oppression s’est muée en abus. Ces avocats ont ainsi remis en question le pouvoir exorbitant de la justice, toujours du côté des grands. Et l’espace privé de la domesticité est aujourd’hui toujours mobilisé pour réclamer justice. Le majordome de la famille Bettencourt serait en quelque sorte un Figaro réduit à utiliser le levier des sans-pouvoirs, des pratiques jugées illégales, pour rendre compte d’un abus de pouvoir ou d’un conflit d’intérêts. Le rapport entre secret et justice est au cœur de cette rupture moderne qui considère que, pour pouvoir inventer un espace juste, il faut sortir des politiques secrètes, des politiques du persiflage et des rumeurs, pour arriver à la transparence. Si les secrets ne sont pas aussi bien maintenus, c’est parce qu’il y a cette rupture, et il me semble que c’est plutôt bon signe.

N. T. : Mathieu Potte-Bonneville, vous expliquez avoir été frappé par la conjonction de plusieurs événements : d’un côté, le vote par l’Assemblée nationale de la suspension des allocations familiales en cas d’absentéisme à l’école, en septembre 2010 et, de l’autre, l’éclosion de scandales politiques dont la dimension familiale n’est pas absente et où l’on croise cigares, jets privés et autres financements de partis. Comment percevez-vous cet emballement des affaires ?

Mathieu Potte-Bonneville : Pour comprendre la situation actuelle, il faut rapprocher des événements qui n’ont, a priori, rien à voir les uns avec les autres. Dans un cas, on reproche aux parents de ne pas assez exercer leur autorité (tout en adoptant des sanctions qui équivalent à les priver du moyen de le faire) et, dans l’autre, on assiste à une série d’affaires où les personnes en charge de l’exercice du pouvoir sse sont accordées des facilités étonnantes. On peut évidemment s’indigner de ce télescopage, où certains se voient exhorter à être vertueux par d’autres, qui de leur côté ne sont pas trop regardants en matière d’usage des deniers publics. Mais on peut aussi remarquer que ces deux logiques, si disparates en apparence, sont alimentées par des conceptions du pouvoir finalement assez proches : ce que l’on reproche aux parents « démissionnaires », c’est de ne pas faire montre d’assez d’implication, d’engagement personnel, d’investissement dans la réussite et la bonne conduite de leurs enfants – pas assez en tout cas pour prétendre bénéficier des dispositifs d’aide social, dont on considère de plus en plus que l’accès doit être conditionné à l’attitude « pro-active » de leurs assujettis. Inversement, les largesses accordées aux ministres et secrétaires d’Etat sont parfois, plus ou moins explicitement, expliquées par le souci de donner à de grands professionnels les conditions de confort propres à déployer leur énergie et leur talent, à bien les traiter de telle manière que la société puisse bénéficier de l’épanouissement de leur capacité d’action. En bref, dans les deux cas, la question des conditions sociales dans lesquelles on exerce son pouvoir, celle de savoir ce que cela change de se situer du côté des dominés ou des dominants, se trouve recouverte par une représentation du pouvoir comme qualité mystérieuse que chacun aurait enfouie en lui-même – comme cette volonté que l’on reproche aux uns de ne pas exercer, ou comme ce talent au nom duquel il faudrait passer aux autres leurs petits abus.

N. T. : De quand date notre sensibilité aux abus de pouvoir, et a-t-elle toujours été la même ?

M.P.-B. : Nous sommes entrés, voici quelques mois, dans une période de dénonciation des abus de pouvoir. Depuis une dizaine d’années, le discours public portait pourtant plutôt sur un défaut de pouvoir : on stigmatisait l’impuissance progressive des démocraties, le manque d’autorité dans la politique, le laxisme et l’impunité dans le système scolaire ou l’ordinaire des relations urbaines, etc. Pour le dire autrement, nous sortons d’une période… augustinienne. Je pense au schéma cher à Saint-Augustin, que Michel Sennelart analyse bien dans son grand livre sur Les arts de gouverner : schéma selon lequel, en cessant d’obéir à Dieu, l’homme aurait perdu la capacité de s’obéir à lui-même, son corps et ses pulsions se rebellant contre sa volonté comme lui-même a transgressé l’interdit divin. Dans la période récente, la double déploration de la faiblesse des démocraties et de la montée des incivilités a proposé une sorte de version laïque de ce discours, et en a tiré une conclusion logique : la restauration de l’autorité devait, pour le bien de tous, primer sur la critique du pouvoir. Ce qu’il faudrait alors comprendre, ce sont les raisons qui ont conduit ce discours à se fissurer, et ce qui a en quelque sorte réveillé notre sensibilité aux abus de pouvoir.

N. T. : Comment peut-on comprendre ce que l’on ne supporte plus du passage de l’Ancien Régime à la Révolution ?

S. W. : La sensibilité aux abus de pouvoir s’est transformée. Ceux-ci n’existent que quand ils sont nommés. Et en les nommant, un changement de normes s’effectue : ce qui paraissait normal devient intolérable. A la fin du XVIIIe siècle, l’articulation du désir de savoir et d’un renouveau de la sensibilité permet l’émergence d’une sphère publique où devient intolérable le fonctionnement du pouvoir de l’Ancien Régime, qui apparaît désormais cruel, arbitraire. Plus que de l’émergence d’un phénomène, il s’agit d’énoncés qui se fissurent. Prenons l’exemple du blasphème : c’était un crime de lèse-majesté, passible de peine de mort  (le corps du criminel devait être brûlé et ses cendres dispersées). Mais un jour, on se mit à considérer que de mauvais discours ne devaient pas entraîner de tels châtiments. Il s’agissait là d’une remise en cause de la sacralité du roi et de l’autorité du clergé (le blasphème restera un crime contre l’Église, mais pas contre le roi). Au même moment, des théoriciens du droit et des écrivains demandaient que les peines soient dorénavant étroitement liées aux délits. Résultat : ce qui jusqu’alors semblait ordinaire devient insupportable. Toute une série de fissures se forment, permettant ainsi d’imaginer un autre monde, une autre manière d’exercer le pouvoir et la souveraineté.

N. T. : Il y a donc une remise en cause de l’absolutisme, de la justice arbitraire et cruelle, de l’inégalité comme principe… Mais à quel basculement a-t-on assisté lors de la Révolution française ?

S. W. : Lorsque la souveraineté du peuple a remplacé celle du roi, le problème s’est posé différemment. Les représentants du peuple, mandataires ou élus, allaient avoir la possibilité d’abuser de leur pouvoir. Dès juillet 1789 ont donc été éclaircis certains points encore fondamentaux aujourd’hui. Il a notamment été affirmé que les représentants du pouvoir législatif et exécutif étaient dépositaires et non propriétaires d’un pouvoir qui dépendait entièrement de la confiance de leurs électeurs, et qu’il leur incombait uniquement des devoirs supplémentaires.

Lorsque Jean-François Copé dit : « Il règne actuellement une atmosphère malsaine de nuit du 4 août », il suggère que le peuple ne doit pas se manifester pour réclamer son pouvoir souverain et pose en filigrane la question des abus. Mais ce qui est dit en 1789, lors de la rédaction de la Déclaration des droits et de la première Constitution, c’est que le peuple n’abuse jamais de son pouvoir ; seuls ses représentants peuvent être accusés d’abus. Le problème réside à la fois dans la transmission du pouvoir, qui n’est pas toujours directe, et dans sa médiatisation. C’est la raison pour laquelle ont été créées un certain nombre de mesures : la limitation dans le temps des mandats ; le non-cumul (les élus à la Constituante n’étaient pas éligibles à l’Assemblée législative) ; le fait que si les citoyens formulaient un jugement de défiance, l’élu concerné ne pouvait pas se représenter et ce, sans qu’on ait à fournir de preuves de sa culpabilité (un point essentiel à l’heure où l’on nous reproche d’accuser des hommes politiques sans preuves)… Ces mesures affirment que les lois votées peuvent être mauvaises et qu’elles doivent trouver leur légitimité dans l’accord constant avec le peuple souverain. Pourtant, aujourd’hui, lorsque le peuple conteste une loi, on lui rétorque qu’elle a été votée par une Assemblée démocratiquement élue. Or si le peuple considère cette loi injuste, il a le droit d’y résister. Il y a trois manières de penser la limitation des abus de pouvoir dans l’immédiateté révolutionnaire : la limite par le jugement (confiance ou défiance), la limite dans le temps (on ne se représente pas) et celle par la résistance.

N. T. : Comment, philosophiquement, la question de l’abus de pouvoir s’est-elle posée ?

M. P.-B. : Dans la philosophie politique moderne, le pouvoir s’est pensé en rapport avec le théâtre. Ainsi Thomas Hobbes introduit la notion de persona (ou masque) et montre le souverain en acteur des décisions dont le peuple est l’auteur. Selon Hobbes, il ne peut pas y avoir d’écart entre la décision du peuple (auteur) et l’action du souverain (acteur) – ce que l’histoire a rapidement contredit. Si la modernité a pensé le pouvoir à travers la pensée du théâtre et de la scène, de l’acteur et de l’auteur, elle s’est trouvée dès le départ aux prises avec un pouvoir qui ne s’incarnait pas et ne se manifestait pas, en particulier le pouvoir financier ou économique, qui est invisible. Chez Marx, les formes visibles du pouvoir occultent celles qui le sont moins. La figure du souverain ne constitue qu’un agent d’une série de forces économiques dissimulées dans l’ombre.

Dans cette histoire des rapports entre la manière dont le pouvoir se montre et la façon dont il se cache, Michel Foucault, en référence à Ubu Roi, d’Alfred Jarry, introduit la catégorie du « grotesque » dans la pensée du pouvoir. Voici ce qu’il déclarait en 1975 au début de l’un de ses cours : « J’appellerai grotesque le fait, pour un discours ou un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. […] On devrait définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque. La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit. Ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir […]. Il me semble que c’est l’un des rouages inhérents aux mécanismes du pouvoir. En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets […], mais au contraire de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est dans les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié. […] Mais encore une fois, dans notre société, depuis Néron – qui est peut-être la grande figure initiatrice du souverain infâme, jusqu’au petit homme aux mains tremblantes qui, dans le fond de son bunker, couronné par quarante millions de morts ne demandait plus que deux choses, que tout le reste soit détruit au-dessus de lui et qu’on lui apporte jusqu’à en crever des gâteaux au chocolat – vous avez-là tout un énorme fonctionnement du souverain infâme. »

Michel Foucault pose ici une question simple : le fait qu’un souverain ne soit pas à la hauteur de sa tâche, ou qu’il en excède les limites institutionnelles, ne participe-t-il pas de son pouvoir ? Il envisage ainsi l’abus de pouvoir non plus comme une dérive, mais comme une nécessité de l’exercice. Ce faisant, il renvoie à deux idées essentielles de sa propre philosophie. Tout d’abord, le fait que le pouvoir ne s’exerce pas seulement du côté du souverain, et qu’en-dessous s’agite tout un ensemble de lieux institutionnels ou para-institutionnels (comme l’école, l’atelier ou le cabinet du médecin) et de micro-pouvoirs, qu’il appelle « micro-physique du pouvoir », qui ne fonctionnent pas sur le mode de la souveraineté, mais participent de son maintien. Ensuite, il suppose que le pouvoir est une relation qui demande de compter avec la liberté de celui sur qui il s’exerce. La liberté n’est pas le contraire du pouvoir, mais son revers nécessaire.

Le fait qu’un souverain ne soit pas à la hauteur de sa tâche, ou qu’il en excède les limites institutionnelles, ne participe-t-il pas de son pouvoir ?

Mathieu Potte-Bonneville

Le pouvoir suppose une relation et un sujet dominé, mais l’usage que fait ce dernier de sa liberté inquiète. Et si, à l’instar de Bartleby, le commis aux écritures du célèbre texte d’Herman Melville, lorsqu’on lui demande quelque chose, il répondait : « je préférerais ne pas » ? Le pouvoir serait obligé de se manifester au-delà des frontières de sa légitimité stricte. Il en va de son existence. Il y a là une essentielle fébrilité du pouvoir. Et s’il est fébrile, c’est précisément parce qu’il est inquiet de sa propre place. Plus il se sent menacé par ceux sur qui il s’exerce, plus il va tendre à multiplier les signes de sa propre existence. Ce phénomène concerne, non tant la dimension juridique et institutionnelle du pouvoir, que ce que l’on nommerait aujourd’hui la « gouvernance », autrement dit la manière dont le pouvoir se trouve effectivement exercé. C’est pourquoi, pour comprendre la survenue des abus de pouvoir, il ne faut pas se contenter de mesurer l’écart entre les dérives individuelles et ce que prescrivent les institutions : il faut examiner la façon dont les dérives font ou non partie d’un certain art de gouverner.

N. T. : Est-ce que les révolutionnaires étaient sûrs de leurs capacités à exercer réellement le pouvoir et est-ce pour ces raisons-là qu’ils ont mis en place des dispositifs de surveillance du pouvoir ?

S. W. : Il y avait une certitude : celle que l’exécutif abuserait de son pouvoir et qu’il fallait créer des institutions obligeant les individus à se comporter correctement. Bien sûr, il restait l’espoir que les révolutionnaires aient une certaine vertu publique et préfèrent à l’intérêt particulier le bien commun. Dès 1789, on considère que les hommes au pouvoir sont dignes de respect seulement parce que, en plus de la charge dont ils sont investis et de leurs devoirs supplémentaires, ils incarnent par leurs actions une éthique du don à la société. Mais dès que l’on observe ces individus par le prisme de l’intérêt particulier, aucun cœur sensible ne peut plus les estimer. La position du pouvoir peut ainsi basculer du noble à l’ignoble en passant de l’intérêt public à l’intérêt privé.

L’un des enjeux principaux de la période révolutionnaire était de trouver des dispositifs évitant l’usurpation du pouvoir souverain. En effet, le souverain doit se manifester en tant que tel, sinon les élus pourraient l’ignorer et postuler que la véritable souveraineté réside dans les postes électifs. 1789-1792 est une période où les riches fabriquent du suffrage censitaire et tentent de faire oublier la souveraineté du peuple. N’oubliez pas qu’il y a un droit de résistance à l’oppression, et que si vous ne reconnaissez pas cette souveraineté, il y aura rébellion. Le moment où l’on débat sur le droit de pétition est fondateur en ce sens : c’est la possibilité pour l’opinion politique de se manifester au législateur, donc de faire savoir quelle est la volonté populaire. Mais il est déclaré censitaire en 1791 : ne peuvent dès lors pétitionner que les gens riches.

1789-1792 est une période où les riches fabriquent du suffrage censitaire et tentent de faire oublier la souveraineté du peuple.

S.Wahnich

Les lieux où l’on allait voter étaient des espaces d’assemblée politique où la loi était débattue, où l’on évoquait la manière dont les discussions s’étaient déroulées à l’Assemblée et ce que l’on pouvait en lire dans les journaux. Aujourd’hui, ces lieux de fébrilité du pouvoir, mais aussi d’éducation du souverain populaire n’existent plus. On y a entendu lorsque le droit de pétition a été déclaré censitaire : « si vous nous empêchez d’avoir le droit humble de la pétition, vous serez confronté au droit terrible de résistance à l’oppression ».

M. P.-B. : Avec Platon, la philosophie politique impose l’image d’un peuple déraisonnable par essence, en mal de gouvernants raisonnables pour le conduire au bien commun. Le basculement, évoqué par Sophie Wahnich, commence avec John Locke, pour qui le peuple doit se protéger de l’irrationalité des gouvernants. Ce droit de résistance naît avec l’idée que la déraison possible des dirigeants doit être maîtrisée par les passions raisonnables du peuple. Dans les rapports entre gouvernants et gouvernés, la question de savoir qui est déraisonnable fait toutefois toujours l’objet d’un litige fondamental qui se rejoue périodiquement.

N. T. : Sophie Wahnich, les révolutionnaires ont également porté leur attention sur la liberté de la presse et de l’opinion. Cette question revient dans l’actualité avec un certain nombre d’affaires récemment révélées par les médias. Quelle était l’idée de Robespierre sur cette question ?

S. W. : Robespierre s’insurge des limites créées à la liberté d’expression, notamment celle de pouvoir critiquer les notables dans la presse. Voici un extrait de l’un de ses discours : « Il faut faire observer que dans tout État, le seul frein efficace des abus d’autorité, c’est l’opinion publique. Et par une suite nécessaire, la liberté de manifester son opinion individuelle sur la conduite des fonctionnaires publics sur le bon et le mauvais usage qu’ils font de l’autorité que les citoyens leur ont confiée. Or, Messieurs, supposez qu’on ne puisse en exercer le droit qu’à condition d’être exposé à toutes les poursuites, à toutes les plaintes juridiques des fonctionnaires publics ; je vous demande si ce frein ne devient pas impuissant et à peu près nul pour celui qui voudra remplir la dette qu’il croira avoir contracté envers la patrie, en dénonçant les abus d’autorité commis par des fonctionnaires publics. S’il est possible de soutenir une lutte terrible avec lui qui ne voit pas quel est l’avantage immense qu’a dans cette lutte un homme armé d’un grand pouvoir, environné de toutes les ressources que donne un crédit immense, une influence énorme que la destinée des individus et sur celle même de l’État ? Qui ne voit que très peu d’hommes seraient assez courageux pour avertir la société entière des dangers qui la menacent ? Permettre aux fonctionnaires publics de poursuivre quiconque comme calomniateurs quiconque oserait accuser leur conduite, c’est abjurer tous les principes adoptés par tous les peuples libres. Chez tous les peuples libres, chaque citoyen fut considéré comme une sentinelle vigilante qui doit avoir sans cesse les yeux ouverts sur ce qui peut menacer la chose publique. Et non seulement on n’érigeait point en crimes une dénonciation fondée sur des indices plausibles, non seulement on n’exigeait pas que le citoyen qui prévenait ses concitoyens vînt armé de preuves juridiques, mais tous les magistrats vertueux se soumettaient eux-mêmes avec joie à la liberté de cette mesure publique. »

À propos de la Révolution et de la question de la corruption, on dit souvent que Robespierre, personnage incorruptible par excellence, a déclenché la Terreur sous prétexte de faire le bien. C’est ainsi que l’on en vient à penser : « Glorieuse humanité que l’humanité corrompue parce qu’elle montre par là-même qu’elle est humaine. » Mais les événements actuels montrent que toute corruption ne vaut pas une autre corruption, qu’il y a des degrés. Il faut évacuer l’idée reçue selon laquelle elle produirait des citoyens sadiques.

N. T. : Comment pourrait-on éduquer notre sensibilité aux abus de pouvoir ? Fait-elle preuve de résistance dans le corps social aujourd’hui ?

M. P.-B. : Il faut identifier d’où provient l’insensibilité aux abus de pouvoir, avant de déterminer quels moyens permettent de renforcer notre sensibilité. La décennie qui vient de s’écouler a été marquée par deux phénomènes en apparence inverses. D’un côté, le 11 Septembre et sa réponse ont inauguré l’idée que pour se défendre contre leurs ennemis, les démocraties devaient restreindre et indexer les droits individuels sur l’intérêt supérieur de la nation – c’est le cœur du Patriot Act aux États-Unis. De l’autre, on a assisté à une individualisation extrême du rapport au droit et au pouvoir. Prenez la diffusion dans l’entreprise des méthodes de management par objectifs, qui consistent à exercer le pouvoir par la liberté qu’on laisse aux individus pour déterminer les moyens les plus propres à remplir les objectifs prévus. D’une main, donc, on sacrifie les individus à l’intérêt collectif et, en même temps, de l’autre main, on fait peser sur eux la réussite des objectifs communs – d’un même mouvement, on exalte l’individu et on l’écrase. Ces deux logiques peuvent toutefois parfaitement coexister : la série télévisée américaine 24 heures chrono fonctionne sur cette alliance, puisque mes personnages principaux meurent très régulièrement pour que le collectif se maintienne, mais chez le personnage principal, Jack Bauer, on retrouve l’exaltation de l’autonomie radicale et la suspension de toutes les règles.

Cette double logique anesthésiante s’est insinuée dans la réalité : il ne peut pas y avoir d’abus de pouvoir, parce qu’on a besoin du souverain pour se défendre contre l’ennemi, mais aussi parce que si cela ne fonctionne pas, c’est notre propre incapacité à remplir les objectifs qui est en cause et non la hiérarchie. La sensibilité aux abus de pouvoir devient alors invisible au point que les individus sont contraints de la marquer dans leur propre corps en usant du suicide comme contestation de la position impossible où ils se trouvent (le cas des suicides à France Télécom l’illustre). Si aujourd’hui la sensibilité aux abus de pouvoir refait surface, c’est peut-être parce qu’on s’éloigne du 11 Septembre, mais aussi parce que ces méthodes de gouvernement des hommes font l’objet de critiques et de contestations.

Il faut identifier d’où provient l’insensibilité aux abus de pouvoir, avant de déterminer quels moyens permettent de renforcer notre sensibilité.

Mathieu Potte-Bonneville

N. T. : Que faire contre la démagogie qui peut être considérée comme une forme d’abus de pouvoir ?

S. W. : Pour les révolutionnaires, la démagogie est l’abus de pouvoir par excellence. Pour se maintenir, la souveraineté cherche à corrompre l’espace public critique, soit en faisant en sorte qu’il n’existe plus, soit en utilisant les libertés pour subvertir la possibilité d’y voir clair. L’intuition normative de justice qui est ordinairement bien répartie devient difficile à évaluer, on a du mal à savoir où se situent le juste et l’injuste. Et c’est là la première manière de diminuer la souveraineté de quelqu’un.

Autre manière de subvertir l’opinion publique : le mauvais usage des concepts. Appeler « fraternité » ce qui est « domination », ou « armée de Robespierre » ce qui est « armée de la République ». Il s’agit de transformer la perception du monde en fabriquant une langue qui ne respecte plus l’adéquation entre les mots et les choses. On peut également falsifier l’histoire et pour les révolutionnaires c’est un fait très grave : ils considèrent en effet que l’histoire est une institution civile, comme les fêtes ou l’école, qui doit permettre aux gens qui n’ont pas vécu une période politique de pouvoir en faire l’expérience – d’où la nécessité d’avoir une histoire sensible qui mette en scène, de manière intelligible et véridique, la conflictualité. Falsifier l’histoire empêche le souverain de se maintenir à son poste. Cette méthode de subversion de l’opinion publique est très fréquente aujourd’hui. Depuis la campagne électorale de 2007, il y a un usage dans l’espace public de l’histoire sur un mode falsificateur, un mode qui efface les clivages, qui efface toute conflictualité et tente de faire passer pour un discours commun ce qui ne l’est pas. Prenez le futur musée de l’histoire de France : la bataille de Poitiers (lorsque Charles Martel repousse les Arabes) ressort comme point important, mais il n’y a pas un mot sur la Commune de Paris. Nous assistons donc à une inversion complète de ce qui permet de fonder la conscience historique comme conscience politique pour en faire une sorte d’imbroglio mémoriel. On nous empêche d’avoir à disposition des grammaires d’arguments permettant de juger les situations dans lesquelles on vit.

N. T. : Pensez-vous qu’il pourrait y avoir une forme d’éducation à la vigilance et à la résistance aux abus de pouvoir ?

M. P.-B. : Il faut en effet poser le problème en termes d’éducation : la sensibilité aux formes et aux usages de pouvoir n’est pas spontanément donnée. Jusqu’à une date récente, le débat sur l’école s’est largement focalisé sur deux positions : réinstaurer l’autorité quelles qu’en soient les fins et le prix, ou techniciser la pédagogie. Et dans cet espace-là, l’exercice du pouvoir qu’on peut avoir dans une classe devient impossible à penser.

Lorsque la crise grecque a éclaté, on s’est aperçu que des agences de notation évaluaient les États, qu’il y avait de bonnes et de mauvaises notes, de bons et de mauvais élèves de l’Europe. Ce discours allait chercher en chacun de nous l’enfant de huit ans terrifié par le rapport au maître. Les politiques de rigueur se sont essentiellement justifiées par la pédagogie de cette logique de la sévérité pour avoir de bonnes notes. Dans ce contexte, il devient difficile de poser le problème d’une éducation possible de la liberté…

N. T. : Comment éduquer à la vigilance de potentiels abus de pouvoir ?

S. W. : Les révolutionnaires comprennent que les citoyens sont manipulables tout en étant vertueux. Mais comment distinguer la méchanceté de la vertu ? Et comment faire pour que les gens soient compétents ? Saint-Just prône l’histoire comme institution civile. Robespierre, plus pessimiste, affirme lui que tous les hommes sont capables de sentir ce qui leur fait plaisir ou mal, et qu’il faudrait développer un instinct analogue de juger socialement dans l’intérêt commun. Il voit dans les fêtes la possibilité pour les individus de s’acculturer à certaines valeurs, à certains réflexes (trouver inadmissible de se moquer de quelqu’un de pauvre, d’insulter des personnes âgées, etc.). Pour pouvoir être compétent dans le maintien de la liberté, il faudrait avoir entamé la liberté sur un mode quasi disciplinaire. C’est une contradiction très forte et en même temps d’une grande évidence fonctionnelle, une disposition incorporée, comme un habitus. Avoir une certitude ne se joue pas uniquement d’un point de vue intellectuel, c’est également une incorporation qui se joue dans la pratique quotidienne du politique. Évidemment, l’histoire ne fournit aucune recette, mais elle nous permet de nous poser des questions. Et ne pas se les poser, c’est n’avoir aucun outil.

N. T. : Sophie Wahnich, diriez-vous que l’opinion publique est plus apathique vis-à-vis des abus de pouvoir aujourd’hui qu’elle ne l’a été à la Révolution française ? Y a-t-il quelque chose qui se transmet dans la résistance aux abus de pouvoir, ou la transmission ne se ferait-elle que du côté des hommes de pouvoir (je pense par exemple à cette phrase de Jean-François Copé que vous citiez, ou à Nicolas Sarkozy qui avait déclaré : « Je n’oublie pas qu’il s’agit d’un peuple régicide ») ?

S. W. : Faire oublier au peuple qu’il est le souverain est très efficace. L’opinion publique existe, elle est seulement fragmentée et parcellaire. Le propre de la période du XVIIIe siècle et de la Révolution française, c’est d’avoir su unifier l’opinion publique, avec les cahiers de doléance par exemple. Il n’y a plus cette possibilité aujourd’hui d’unir les lieux de débats qui permettraient de produire une force suffisamment homogène pour qu’elle pèse radicalement sur le pouvoir. De leur côté, selon Machiavel, les gouvernants sont conscients qu’une rébellion est possible, parce que les dominants demandent toujours plus là où les dominés veulent seulement qu’on les laisse vivre. C’est l’excès des dominants qui produirait la rébellion. Qui dit excès, dit désordre. Aujourd’hui, les dominants sont inquiets d’avoir été trop loin et craignent la montée de la résistance.

Faire oublier au peuple qu’il est le souverain est très efficace. L’opinion publique existe, elle est seulement fragmentée et parcellaire.

Sophie Wahnich

Mais il reste beaucoup de moyens de faire savoir que le peuple est souverain, encore faut-il que les destinataires du discours le reçoivent. Après les émeutes de 2005, l’association ACLEFEU a produit de l’argumentaire politique via des cahiers de doléance qui n’ont eu quasiment aucun effet sur les élus. Pour que les hommes politiques arrivent à une prise de conscience, il faut une unification de l’opinion créant une vraie crainte chez les élus de ne pas être réélus s’ils ne se montrent pas à l’écoute. Il ne s’agit plus seulement d’envoyer les doléances du peuple souverain vers l’élu, mais de les faire circuler au sein de la société, pour qu’il devienne impossible de les laisser dans l’ombre. Il ne faut pas oublier que nous sommes les souverains.

N. T. : Comment et pourquoi le pouvoir s’exerce-t-il dans des endroits aussi anodins que les guichets de banque ou d’administration? Que se joue-t-il dans ces micro-rapports de force ?

M. P.-B. : Les sociologues nous apprennent que les conjonctures de pouvoir, très diverses, sont aussi le lieu de litiges. Dans les micro-interactions quotidiennes se nouent des rapports de pouvoir, mais aussi des interrogations ou prises de positions sur ce qu’est un rapport de pouvoir dans une société démocratique. Le collectif « Cette France-là », auquel je participe, a interrogé la politique menée par la France envers les migrants et les décisions prises par l’État au quotidien des guichets de préfectures. L’un des éléments qui en ressort est la manière dont une politique d’ensemble peut consister à potentialiser toutes sortes de petites inventions méchantes (Michel Foucault parlait de « méchancetés de détail ») aux échelles les plus infimes. Organiser les files d’attente sous la pluie devant la préfecture oblige les individus à arriver au guichet dans une position telle qu’ils ne seront pas forcément prêts à revendiquer leurs droits. Plutôt que de considérer qu’entre le pouvoir global et les pouvoirs locaux on a affaire à une sorte de décalque, il faut penser en termes de stratégie. Il faut se demander comment des stratégies politiques peuvent consister à activer ce qu’il y a de plus abusif chez les individus.

N. T. : Sophie Wahnich, comment concevez-vous ces micro-abus de pouvoir ?

S. W. : C’est la manière dont on arrive ou pas à produire dans les rapports d’interaction le trait d’égalité, affirmé dans le traité constitutionnel. Et d’une certaine manière, la cascade de mépris de l’Ancien Régime se rejoue dans le contemporain : des travaux de sociologie montrent qu’un homme opprimé dans son travail sera oppressif à la maison. Ce que se joue dans un lieu a des répercussions ailleurs de manière feuilletée. Il y a des circulations entre macro et micro rapports de pouvoir.

N. T. : La société d’aujourd’hui souffre d’un déficit démocratique. N’y a-t-il pas l’espoir qu’Internet laisse se développer des réseaux de résistance à l’oppression ?

S. W. : Internet est un outil extrêmement performant, qui a déjà montré sa capacité à formaliser des groupes et à montrer leur existence. On voit bien qu’il y a une réelle possibilité de résistance qui passe par ce réseau. Mais il y a un bémol : la coprésence sensible ne s’y retrouve pas, ou alors sur un mode plutôt inquiétant, puisque les commentaires s’y font souvent sur le mode de l’insulte et de l’agressivité mutuelle plutôt que sur le mode de l’élaboration conjointe, dans l’idée d’unifier l’opinion par l’usage public de la raison. Pour qu’il y ait une opinion publique, il faut qu’il y ait des espaces où les gens sont présents, car la limite des corps permet de limiter le défouloir qu’il y a sur Internet.

M. P.-B. : le sociologue Éric Fassin estime d’ailleurs que la violence de ces commentaires traduit une frustration vis-à-vis du pouvoir ; s’ils sont si violents, c’est parce que ces internautes se sentiraient frustrés d’être en situation de répondants vis-à-vis du pouvoir, d’une autorité incarnée dans le texte ou l’article qu’ils commentent. La question reste donc entière : comment produire une égalisation effective des paroles ?


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