Intervention lors du colloque « Les Facultés de juger V » — Université Paris Diderot, 3-4 mai 2018.
Pour circonscrire la question que je me contenterai, malheureusement, d’effleurer cet après-midi (je prévoyais un exposé vaste et conclusif, j’aurai de la chance s’il arrive à dessiner en pointillés l’espace d’un problème), je voudrais vous proposer de comparer deux archives, l’une et l’autre empruntées à Michel Foucault, dans les bras de qui je crains bien de m’être réfugié pour préparer cette intervention.
1. Dans la table ronde intitulée “L’impossible prison” (1979, DE IV, p.32), Foucault se voit accusé d’anesthésier, avec Surveiller et punir, toute ambition réformatrice en jetant le soupçon sur la manière dont la critique de la prison peut faire corps avec son institution même, et en laissant désemparés les acteurs du monde carcéral. Sa réponse trouve alors à se formuler ainsi :
“En revanche, c’est vrai qu’un certain nombre de gens – ainsi ceux qui travaillent sur la prison, ce qui n’est pas tout à fait être en prison – ne doivent pas trouver dans mes livres des conseils ou des prescriptions qui leur permettraient de savoir “quoi faire”. Mais mon projet est justement de faire en sorte qu’ils ne sachent plus quoi faire : que les actes, les gestes, les discours qui paraissaient jusqu’alors aller de soi deviennent pour eux périlleux, problématiques, difficiles. Cet effet là est voulu. Et puis, je vais vous annoncer une grande nouvelle : le problème des prisons n’est pas à mes yeux celui des travailleurs sociaux, c’est celui des prisonniers. Et de ce côté-là, je ne suis pas sûr que ce qui a été dit depuis une dizaine d’années ait été, comment dire ? Immobilisant”.
2. Ouvrons maintenant un autre livre : Le gouvernement de soi et des autres et plus précisément la leçon du 12 janvier 1983. Introduisant à la question de la parresia (disons, cette forme grecque de franc-parler à laquelle il consacre l’ultime partie de son oeuvre) via le texte de Plutarque consacré à la vie de Dion. Foucault propose une lecture cursive du texte, qui raconte comment Dion, qui vivait à la cour de son oncle le tyran Denys, reçoit les enseignements de Platon et s’efforce d’en faire profiter son oncle :
“la conversation s’étant engagée entre eux, le fond de la discussion porta sur la vertu, mais surtout sur le courage. Platon montra que les tyrans n’étaient rien moins que courageux ; puis, s’écartant de ce sujet, il s’étendit sur la justice et fit voir que la vie des justes était bienheureuse et celle des injustes malheureuse. Le tyran ne put supporter ces propos, qu’il jugeait dirigés contre lui, et ne cacha pas son mécontentement de voir les assistants accueillir avec admiration le discours du grand homme, qui les charmait. A la fin, au comble de la colère et de l’exaspération, Denys demanda à Platon : “Qu’est-tu donc venu faire en Sicile ?” et Platon répondit : “Chercher un homme de bien”. Le tyran répliqua : “de par les dieux, il est évident que tu n’en as pas encore trouvé !”.
Quelques remarques sur ce qui me semble rapprocher ces deux textes, sur l’écart qui les sépare, sur la façon enfin dont cet écart est peut-être plus compliqué qu’il ne semble.
Une intention commune. La proximité entre les deux textes tient évidemment à la façon dont l’exercice de la critique (c’est-à-dire, de manière très approximative, l’articulation raisonnée d’une certaine insatisfaction à l’égard du réel présent) voit, dans les deux cas, son effectivité (son aptitude à “porter”, à susciter effectivement des changement vis-à-vis de comportements ou de phénomènes jugés contestables) à sa capacité à s’assigner un destinataire – ou une classe de destinataires – et à le toucher effectivement, quitte à susciter chez lui une émotion vive, ce qui est après tout un genre de mobilisation. On est là assez loin du principe selon lequel la parole du philosophe devrait, par principe, être universelle, donc indifférente à l’identité particulière de qui la reçoit. Nous sommes également fort éloignés de cette idée, défendue par Foucault lui-même quelques années plus tôt dans sa 2e préface à L’Histoire de la folie, selon laquelle l’auteur devrait demeurer entièrement indifférent aux appropriations multiples dont ses travaux peuvent faire l’objet, renonçant “faire sa loi à tout ce papillottement de simulacres” que constituent les lectures possibles d’un livre. Dans chacun des textes que j’ai cités en commençant, il n’est que critique efficace et mobilisatrice qu’à la condition de prendre en compte, dans sa manière de s’énoncer et de se présenter, le contexte particulier de son énonciation : la diversité des positions qui se distribuent autour de la prison, la position du tyran à qui l’on s’adresse.
Un miroir déformant. Il serait alors tentant de lire dans les analyses que Foucault consacre à la parresia comme un miroir de l’attitude que lui-même s’efforce d’adopter vis-à-vis de ses propres gestes théoriques : l’affirmation de ce que l’exercice de la pensée ne saurait trouver de destination sans s’assigner de destinataires, témoignant ainsi (s’il en était besoin) que les analyses que Foucault consacre à la subjectivation dans la dernière partie de son oeuvre ne reviennent nullement à une valorisation solipsiste ou narcissique de la réflexion, mais visent au contraire à souligner la dimension foncièrement relationnelle de la critique et du sujet qui prétend la mener.
Il y a, à l’évidence, dans les analyses de la parresia comme dans l’ensemble des caractérisations que Foucault propose de l’éthique dans la dernière partie de son oeuvre, quelque chose d’un autoportrait, et comme le souci d’éclairer réflexivement le régime et les conditions de ses propres interventions en tant qu’intellectuel. Toutefois, cette lecture a le droit de laisser perplexe : car la parresia telle que Platon l’exerce à l’endroit de Denys est, à maints égards, à l’opposé du genre de critique que Foucault entend pratiquer :
Du droit et du courbé. Il se pourrait toutefois que cette assignation du droit et du courbé soit plus compliquée ou ambigue qu’il ne semble. Car on pourrait aussi bien renverser le diagnostic : en un sens, dans l’interprétation qu’il propose de Surveiller et punir, Foucault désigne très clairement ceux qu’il considère comme les destinataires premiers de son analyse – les prisonniers. Assignation doublement énigmatique, notons-le au passage : d’une part parce que les prisonniers sont les grands absents du texte même de Surveiller et punir, dont le caractère désincarné, s’attachant aux programmes et aux architectures plutôt qu’à ceux qui les peuplent, a souvent été remarqué (le texte serait donc à la fois fait pour eux, et sans eux) ; d’autre part, parce que cette affirmation oblige à dédoubler dans ce cas précis la notion d’adresse – les critiques adressées à la prison, à ses concepteurs ou à ses réformateurs, est en réalité une critique adressée à ceux qui sont en prison, et dont on présume qu’ils sauront s’y reconnaître quand bien même elle ne les nomme pas. En bref, entre l’énonciation et l’énoncé de la critique, un jeu assez complexe s’organise, où les destinataires de l’énonciation sont absents de l’énoncé cependant que ceux qui en sont explicitement l’objet s’en trouvent en quelque sorte dépossédés, embarrassés par la stratégie énonciative.
Et de ce point de vue, est-on si loin de cet étrange échange entre Platon et Denys, dont Foucault souligne qu’il constitue “une sorte de scène matricielle de la parresia” ? Car, et c’est le point sur lequel je voulais attirer votre attention, la fameuse rectitude platonicienne telle que Plutarque la restitue, cette aptitude à parler sans détours, semble bien connaître dans cet échange une limite fondamentale : dire à Denys “je cherche un homme de bien”, c’est en réalité sous-entendre qu’on ne l’a pas encore trouvé, dans une allusion certes transparente mais qui laisse au destinataire le soin de reconnaître sa présence dans cette absence que l’énoncé souligne. Je l’avoue : m’a toujours frappé le fait que l’exemple paradigmatique de la parresia philosophique que Foucault convoque régulièrement, cette manière pour le sujet de se présenter face à l’autre en témoignant d’une vérité qui le met en danger, ne cesse pour autant de conserver quelque chose d’une punchline ou d’une remarque passive-aggressive, par sa manière de rejeter in extremis le contenu qui forme la clef de l’affrontement et de l’échange dans le registre du présupposé, de sorte qu’on l’aura dit sans l’avoir dit, et on l’aura même d’autant plus dit que l’on ne l’a pas tout à fait dit. La parresia, ici, se distingue d’une mise en accusation, elle ne va pas jusqu’au bout de la logique qui consisterait (en termes aristotéliciens, donc évidemment mal ajustés à la démarche platonicienne, mais passons) à tirer d’une majeure (les tyrans sont malheureux) et d’une mineure (Denys est un tyran) une conclusion directe : tu n’es pas un homme de bien.
On pourrait dire, donc : s’il y a jeu de miroirs entre la stratégie critique que Foucault entend déployer pour son propre compte, et celle qu’il repère et théorise au travers de la réflexion sur la parresia, ce miroir peut fonctionner en deux sens : il ne revient pas seulement à créditer la démarche archéologique ou généalogique d’un supplément de légitimité philosophique qui la réinscrit dans l’histoire des formes de manifestation de la vérité ; il conduit tout autant à projeter sur la parresia platonicienne la complexité ou (pour employer le terme foucaldien le plus adéquat) le caractère problématique de la critique telle que Foucault l’entend. Car, si l’on prend au sérieux ce léger écart entre l’assignation du destinataire de l’énonciation et son absence, stricto sensu, de l’énoncé, trois séries de questions s’ensuivent directement :
1. Pourquoi la critique devrait-elle se retenir ainsi de nommer celui qu’elle vise ? Plus précisément, si la parresia est une forme d’aléthurgie, de manifestation du vrai, pourquoi le vrai doit-il préserver cette très légère distance vis-à-vis de la relation de parole dans laquelle il trouve sens ?
2. A qui, au juste, la critique est-elle adressée ? Platon – tel que restitué par Plutarque – s’adresse-t-il à Denys ? à Dion à propos de Denys ? Aux auditeurs dont le texte signale qu’ils forment en quelque sorte le jury de l’échange ? A Plutarque qui fait passer cette réplique à la postérité, ou qui la réécrit, la réinvente de manière à y apposer discrètement sa signature ? Le dédoublement de l’adresse que nous avions remarqué devient ici relativement proliférant ;
3. Que devient, enfin, l’opposition cardinale (dont Foucault souligne combien elle est essentielle à la doctrine ancienne de la parresia) entre parresia et rhétorique – dès lors que l’exercice de la parresia articule l’adoption d’une stratégie indirecte et la considération de l’effet ?
Ce que je voudrais faire émerger dans la confrontation de ces deux passages, c’est une question assez générale – question qui n’a pas de raison d’être limitée à la seule pensée de Michel Foucault, même si c’est à celle-ci que j’en emprunterai aujourd’hui les prémisses. Pour cette question, j’ai proposé de risquer une formule, “l’adresse de la critique”, formule qui se laisserait bien entendu lire interpréter de deux façons, potentiellement complémentaires et tendanciellement contradictoires :
Rassembler ces deux acceptions dans une formule unique, évoquer sans autre précision l’adresse de la critique, c’est donc suggérer que cette activité est parcourue par une certaine ambivalence, entre la rectitude dont elle se réclame et les formes qu’elle emprunte pour parvenir à son but : d’un côté, la critique apparaît comme cette activité qui exige de voir réduit l’écart (entre les principes et les actes, les ambitions et leurs réalisations, les exigences fondamentales et les compromissions ordinaires) ; de l’autre, elle serait une activité soumise à une exigence d’élaboration qui appelle l’adoption de moyens indirects, contournés, soumis non seulement à une série de requisits d’ordre logique (une critique doit être consistante, recevable) mais touchant aussi à son efficacité, et faisant peser sur elle un soupçon rhétorique.
Vous l’aurez compris : la comparaison rapide que j’ai proposé entre la critique sinueuse, tortueuse, sceptique, adoptée par Foucault dans Surveiller et punir, et la critique droite, c’est à dire à la fois directe et empreinte de droiture, de Platon sous la plume de Plutarque, visait à montrer que celle-ci était peut-être moins étrangère à celle-là qu’il ne semble – autrement dit, qu’il n’y a pas de critique sans adresse, thèse dont le développement impliquerait une double élucidation :
De ce côté, nous croisons évidemment dans des parages dangereux. C’est après tout l’un des reproches les plus constants adressés à la philosophie depuis Socrate : non seulement poser en donneuse de leçons, mais le faire d’une manière discrètement habile, en exerçant une ironie ou un elenchos dont il est parfois difficile de situer la différence vis-à-vis des stratégies rhétoriques les plus rouées, et donc de se rendre deux fois insupportable, sur le mode bien connu du “faites ce que je dis, et ne faites pas ce que je fais”.
Cette question, on peut en retrouver les linéaments chez Foucault non pas d’abord, directement, dans les textes consacrés à la parresia, mais en remontant un peu en amont de ceux-ci. Paradoxalement, l’examen foucaldien de la parresia me paraît souvent assez indifférent aux modalités ou à la forme que cette adresse peut prendre dans l’exercice de la parole ; l’essentiel de l’enquête vient se replier sur la relation à soi-même qu’implique l’exercice de la parresia, en tant que celle-ci est adressée à l’autre (et à certains autres, différemment assignés selon que l’on a affaire à la parresia politique dans son rapport à l’assemblée, à la parresia philosophique dans son rapport au maître, à la parresia cynique, etc). La question, pour le dernier Foucault, n’est pas tant de savoir comment le parrhésiaste s’adresse à celui qu’il désigne comme son destinataire, que de savoir quel type de relation de lui-même à lui-même il constitue ou établit en s’adressant ; autrement dit (et même si cette généralité mériterait d’être certainement corrigée) une tension me paraît traverser les cours que Foucault consacre au courage de la vérité au Collège de France, entre la dimension interlocutive de la parresia et l’insertion de son examen dans le cadre d’une éthique où la subjectivation, d’être relationnelle, n’en demeure pas moins interrogée du point de vue du sujet.
On peut le vérifier dans la typologie que Foucault propose lors des premiers cours du Courage de la vérité de quatre “personnages”, désignant quatre modes d’articulation entre subjectivité et manifestation de la vérité : le prophète, le sage, l’enseignant et le parrhésiaste. Foucault s’applique à les distinguer selon qu’ils tirent leur capacité énonciative de leur propre fonds (ce qui est le cas du sage et du parrhésiaste) ou se font les porte-parole d’une autorité extérieure (comme le prophète et l’enseignant) ; selon le registre privilégié qu’ils ‘empruntent (selon qu’ils procèdent par énigmes, par sentences, par démonstrations ou par traits polémiques) ; selon l’objet de leur discours (le future, l’être, la technè, l’ethos) ; selon la modalité enfin qui vient orienter la relation à l’autre (autorité, séparation, communication, précarité). Or, outre ce que peut avoir de schématique l’opposition réaffirmée entre parresia et rhétorique, considérée comme un art des lâches, le fait est que la modalité relationnelle semble finalement indifférente à la relation elle-même : indifférence relative du destinataire (peu importe, au fond, que la parrésia s’adresse au peuple, à l’ami, au tyran, etc), et d’autre part centrage sur les jeux que le sujet engage vis-à-vis de lui-même, au moment même où il s’engage dans une adresse à l’autre. Entre autres choses alors, dans ce passage de la réflexion sur la parresia comme scène de parole, à la caractérisation du parrésiaste comme personnage ou comme type éthique, me semble s’effacer un peu sous l’analyse du courage de dire, de dire un peu crânement son fait à celui ou à ceux qui disposent d’un pouvoir sur vous, l’examen du souci d’être entendu – par qui, comment, pourquoi ?
Pour voir ces questions posées de manière plus directe, il faut en réalité remonter à une élaboration antérieure et en quelque sorte transitoire de la réflexion de Foucault, élaboration dont l’intérêt est qu’elle est justement centrée sur le statut de la critique : je pense ici à la conférence de 1978 prononcée devant la Société Française de Philosophie et intitulée “Qu’est-ce que la critique ?”, à l’intérieur de laquelle cette référence à l’adresse fait un passage aussi rapide que saisissant. Nous lisons en effet, non dans la retranscription du texte effectivement prononcé, mais dans le manuscrit préparé par Foucault à cette occasion, et que l’édition Vrin de 2015 restitue (p.40) :
“L’enracinement de la critique dans l’histoire de la spiritualité chrétienne explique aussi que l’attitude critique ne se contente pas de démontrer ou de réfuter en général, elle ne parle pas à la cantonade, elle s’adresse ; elle s’adresse à tous et à chacun ; elle cherche à constituer un consensus général ou en tout cas une communauté de savants ou d’esprits éclairés. Il ne lui suffit pas d’avoir dit une fois pour toutes ce qu’elle avait à dire. Mais à se faire entendre, à trouver des alliés, à convertir à sa propre conversion, à avoir des adeptes. Elle travaille et se bat. Ou plutôt, son travail est inséparable d’un combat contre deux ordres de choses : d’une part une autorité, une tradition, ou un abus de pouvoir ; de l’autre ce qui en est le complémentaire, une inertie, un aveuglement, une illusion, une lâcheté. Bref, contre l’excès et pour l’éveil”.
J’avoue que, portant depuis plusieurs années le projet d’un travail autour de l’adresse de la philosophie, découvrir ce passage a été une petite joie – passée la joie, toutefois, il faut tâcher de déterminer ce que l’on peut faire de cette réflexion, dont on pourrait penser que, puisque Foucault l’a laissée de côté, elle occupe dans l’économie de sa réflexion une position assez marginale. Pour essayer de montrer qu’il ‘en est rien, il faut s’attarder un peu sur la composition de ce texte étrange qu’est la conférence “Qu’est-ce que la critique ?” – dont le statut est assez caractéristique de la salve la plus récente de publications de Foucault et des problèmes d’interprétation que posent les textes extérieurs au corpus des livres, des cours et des textes publiés dans les Dits et écrits.
On retrouve bel et bien, dans cette conférence, la stratégie de lecture foucaldienne du texte de Kant, consistant à discerner dans l’opuscule “Qu’est-ce que les Lumières ?” l’apparition d’un registre d’interrogation substantiellement différent de celui que la philosophie critique de Kant va déployer, et la caractérisation d’une “attitude critique” justiciable d’une histoire autonome – Foucault parle même dans ce texte de reconstituer l’histoire de “l’attitude critique comme vertu en général”. On retrouve donc bien ce qui fera le coeur de l’interprétation de Kant dans les textes que nous connaissons, savoir le repérage et la définition d’un ethos, même si la stipulation sur laquelle Foucault s’appuie en 1978 est inverse de celle que nous trouverons en 1983 dans le cours au Collège de France, ou en 1984 dans la version américaine publiée dans le Foucault reader de Dreyfus et Rabinow. En 1983-84, Foucault oppose volontiers, d’un côté l’attitude critique ou l’attitude de modernité, définie comme ontologie critique de nous-mêmes, et l’Auflkärung, terme sous lequel il glisse la dimension rationaliste de la philosophie de Kant et l’inscription de sa pensée dans un horizon anthropologique ; en 1978 au contraire, c’est la notion d’Aufklärung qui recueille la dimension intempestive où Foucault situe la critique selon son coeur ; vis-à-vis de ce qu’il appelle “la critique” qu’il entend davantage ici dans un sens traditionnellement kantien, c’est-à-dire comme située d’abord dans l’espace clos de la représentation et comme visant à fonder, ultimement, l’obéissance au pouvoir sur une analyse de l’autonomie. Il s’agit, en bref, de montrer comment la critique kantienne enferme ou replie la réflexion critique sur l’identification des limites du savoir, ce qui en restreint la portée, de sorte que s’il y a une “critique critique” il faut la trouver ailleurs, dissimulée sous le nom d’Aufklärung. Cette “critique critique”, d’autre part, il est remarquable que Foucault la décrive en 1978 en des termes beaucoup plus directement politiques que ce ne sera le cas dans les élaborations ultérieures : l’Aufklärung, écrit Foucault, c’est cette attitude courageuse qui met en question l’état de minorité en tant qu’il est fondé sur une corrélation entre excès d’autorité et manque de décision, et qui opère ce faisant un “désassujettissement par rapport au jeu de la vérité et du pouvoir”.
Or, cette interprétation politique de l’Aufklärung, Foucault l’adosse à une généalogie qui tire un fil très direct entre l’interprétation du texte de Kant, et la référence à une période assez antérieure (“à dater empiriquement, grossièrement, des XVe-XVIe siècles”), référence à laquelle la première partie de la conférence se trouve consacrée. Pour être relativement allusives, ces remarques sur la fin du Moyen-Âge n’en renvoient pas moins directement au corpus que Foucault examine alors dans ses cours au Collège de France — corpus témoignant de l’émergence et de la diffusion des arts de gouverner dans la période courant du moyen-âge tardif à la Renaissance. Ces remarques renvoient également à la question que Foucault commence à élaborer dans ces mêmes cours, question des “contre-conduites” ou des “révoltes de conduite” dont la multiplication a accompagné l’expansion du pouvoir pastoral.
De ce fait, le texte dont nous disposons peut sembler assez composite, à la fois historiquement et conceptuellement :
Pour jouer sur les mots, on pourrait dire que cette conférence intitulée “Qu’est-ce que la critique ?”, telle qu’elle nous parvient, est elle-même prise dans une conjoncture assez critique de la biographie intellectuelle de Foucault, qui voit une problématique pousser à l’intérieur de l’autre.
Toutefois, ce qui peut apparaître comme une faiblesse, tant du point de vue historiographique (le saut à pieds joints par dessus deux ou trois siècles) que conceptuel, vis-à-vis des formulations ultérieures mieux stabilisées, est aussi une chance de deux points de vue :
Sous la chronologie approximative qui voit, dans ce texte, l’attitude critique naître en relation intime avec l’émergence et la diffusion des arts de gouverner, puis reparaître au travers de la thématique de l’Auflkärung dans son irréductibilité à la philosophie transcendantale, se laisse lire à mon avis une forme de démonstration, ou de déduction, relative au concept même de critique, aux problème qu’il pose. J’essaie d’en restituer rapidement les différentes étapes — pour parvenir jusqu’au point où s’insère cette question de l’adresse, cette note dont nous sommes partis.
“le critique universel et radical n’existe pas, le critique en soi et à lui tout seul n’existe pas. Mais toute activité de réflexion, d’analyse et de savoir en Occident porte avec soi la dimension de la critique possible. (…) critique aimée et mal aimée, moquerie moquée ; ses agressions sont sans cesse attaquées, par le fait qu’elle ne fait qu’attaquer, et parce que la loi de son existence c’est qu’elle est attaquée elle-même”.
Une remarque au passage. Ce qui est évidemment frappant, c’est la manière dont ce déplacement ou ce retournement est à la fois au plus proche et au plus loin de la référence kantienne que Foucault va mobiliser en bout de course : au plus proche, car il s’agit au fond de ressaisir l’unité de la critique par delà la diversité de ses objets, en se retournant vers la subjectivité investie dans cette critique, subjectivité qui ne saurait pourtant être ressaisie en général, métaphysiquement, indépendamment des objets ou des domaines particuliers où elle trouve à s’exercer ; mais au plus loin, car la subjectivité dont il s’agit n’est pas le foyer anhistorique dont procèdent ou dont se déduisent les normes constitutives des divers domaines de l’expérience, mais le point d’application d’une normativité historique et politique précise, qui prend la subjectivité pour domaine d’exercice.
Cette sorte de déduction transcendantale de la critique permet, au passage, à Foucault, de beaux développements sur le fait que la question “comment ne pas être gouverné ?” est à l’arrière-plan de la réflexion critique de l’occident, mais ne peut prendre la forme d’un “grand refus”, “nous ne voulons pas être gouvernés, nous ne vous voulons pas être gouvernés du tout” ; elle ne peut s’incarner que dans une revendication partielle du type “comment ne pas être gouvernés comme cela, par ceux-là, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux”. Il y a, en d’autres termes, un destin partiel de la critique d’ensemble, mais tout autant une potentialité d’ensemble de la critique locale, ambiguïté que Foucault résume dans une formule assez géniale : “l’art de ne pas être tellement gouvernés” (formule où l’on peut entendre, tout à la fois, une simple demande de limitation, “pas autant”, et un refus plus global, presqu’à la façon de Bartleby, “pas tellement”)
Autant dire que la critique n’a son lieu que dans l’écart, ou la torsion, du rôle que les arts de gouverner lui assignent – ou, plutôt, d’un même trait, requièrent et refusent : pas de gouvernement des conduites sans l’adoption, chez les sujets, d’une attitude que le gouvernement ne saurait entièrement dicter ou prédéterminer ; mais pas de gouvernement sans contrôle ou sans inquiétude de la part d’initiative que cette même attitude enveloppe.
Et c’est précisément là, en ce point ou dans cet écart, que Foucault introduit (dans un passage qu’il supprimera de la conférence orale, mais que le manuscrit nous a conservé) symétriquement les remarques relatives à différents traits que l’attitude critique emprunte à la spiritualité chrétienne : la question du salut (“la critique pose la question du salut de tous et de chacun”), la nécessité d’une décision (“la critique comme mise en suspens des effets conjugués du pouvoir et de la vérité, par celui qui en est lui-même le sujet, cette critique implique pour celui qui l’entreprend une décision”), l’impératif de l’adresse (cf le passage que j’ai cité en commençant. Foucault y insiste : “si j’ai esquissé cette généalogie rapide de la manière critique, et si je l’ai mise en regard du grand processus de gouvernementalisation (…) c’était aussi pour la rattacher à ces éléments de la vie religieuse qui me semblent l’avoir marquée dès le début”). Autant dire que ces remarques vont jouer, dans l’économie de la démonstration de Foucault, au moins trois fonctions :
Ce qui me frappe, en définitive, c’est la façon dont le domaine de recherche esquissé dans ces quelques lignes par Foucault va rester, dans la suite de ses travaux, partiellement en jachère.
En d’autres termes, si Foucault a profondément renouvelé la compréhension de ce qu’implique de se poser comme sujet, il manque dans son oeuvre une stylisation de la deuxième personne, une éthique du vocatif ou de l’interpellation (et on pourrait penser ici à Althusser : si l’idéologie est ce qui interpelle l’individu en sujet, une interpellation non-assujettissante est-elle possible ?). Au moins peut-on (et je terminerai par là) esquisser les contours du problème :
Réfléchissant à cela, je me faisais deux réflexions que je vous livre pour conclure :
S’adresser à tous, mais en s’adressant en chacun à cette part qui ne peut pas l’entendre, et de manière à que des destinataires adviennent enfin, n’est-ce pas en un sens le geste à la fois brutal et habile, empreint de maladresse et contraint à faire montre d’habileté, qui caractérise la critique philosophique comme adresse de la pensée ?
Mathieu Potte-Bonneville