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Versions du platonisme - Deleuze, Foucault, Jullien
Sur F.Jullien, L'Invention de l'idéal.
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Première publication : Critique n°766, 2011.

Sur : François Jullien, L’Invention de l’Idéal et le destin de l’Europe, Seuil, 2009.

Les assignations ont la vie dure. Suivant la logique illustrée par un célèbre aphorisme de Woody Allen (« Grâce à cette nouvelle méthode de lecture rapide, j’ai lu La Guerre et la Paix, de Tolstoï, en vingt minutes. Ça parle de la Russie »), toute pensée qui prend le risque de se saisir d’un projet un tant soit peu inhabituel se voit volontiers rabattue sur les contours les plus extérieurs de la chose qu’elle interroge – ainsi se sent-on quitte vis-à-vis de l’œuvre de François Jullien une fois rappelé qu’il s’y traite de la Chine. Or, si cette confrontation entre deux traditions intellectuelles ne saurait bien entendu être ignorée, une lecture plus patiente et plus lente exigerait aussi de se demander si d’autres intertextualités, d’autres mises en série, n’éclaireraient pas tout aussi bien les questions qui traversent cette œuvre, contribuant en retour à mieux comprendre la manière singulière dont elle s’empare du corpus chinois et l’interroge à nouveaux frais. Aussi voudrait-on ici prendre appui, plutôt que sur ce centre aveuglant, sur les marges des textes ; par exemple, sur une citation énigmatique, portée en marginalia sur la dernière page de L’Invention de l’idéal et le destin de l’Europe : on peut y lire, sans plus de précision : « Nietzsche : nous aussi prenons encore notre ardeur à cet incendie. » Cette mention finale de l’auteur du Gai Savoir, chez F. Jullien, n’a pas le statut d’hapax : voici plus de quinze ans, Figures de l’immanence se concluait déjà sur le soupçon nietzschéen, selon lequel l’activité philosophique ne serait, en Europe, qu’« une sorte d’atavisme de très haut rang ».

On s’autorisera, du coup, de ce discret salut pour avancer une hypothèse : que comprendrait-on de la réflexion de F. Jullien si, plutôt que de la juger d’emblée obnubilée par son objet chinois, on la situait plutôt dans une certaine filiation du nietzschéisme français ? Avec cette tradition, en effet, elle nous semble partager moins les thématiques ou les concepts directeurs, qu’une forme d’inquiétude fondamentale, laquelle se laisserait résumer ainsi : quelles conditions, quels déplacements et quelles ruses faut-il déployer pour remonter au-deçà du philosophique, pour retourner comme un gant cette discursivité-là et en apercevoir l’envers sans pour autant reconduire le geste philosophant au moment même où on prétend en exhiber les conditions ? Problème, si l’on veut, du sphinx, cette allégorie de la philosophie dont le premier paragraphe de Par-delà bien et mal soulignait qu’il est difficile de la questionner en retour sans adopter, dans le style même des énigmes qu’on lui soumet, la manière dont depuis toujours elle prétend interroger toutes choses.

La question n’est pas neuve, chez F. Jullien ; pour autant, cette communauté d’inquiétude nous semble apparaître plus clairement encore dans la façon dont, dans L’Invention de l’idéal (qui porte en sous-titre « ou Platon lu de la Chine »), l’approfondissement de l’héritage européen comme modalité particulière de la pensée passe par une référence quasiment unique – la figure d’un Platon tout à la fois considéré comme métonymie de la pensée occidentale, renvoyé à l’étroitesse de ses choix théoriques (ou plutôt, du choix du théorique et de la theoria), et salué comme ressource sur le fond de laquelle l’Europe gagnerait à prendre un nouvel élan. Sur ce point, F. Jullien semble reconduire à la virgule près l’ambiguïté constitutive du jugement de Nietzsche à l’égard de Platon (simultanément loué pour sa grandeur aristocratique et vilipendé pour avoir donné carrière à « l’homme théorique » de Socrate), ambiguïté qui irrigue tout l’héritage du nietzschéisme, au moins chez les deux auteurs qui nous serviront ici de balises : chez Deleuze, où l’ambition de « renverser le platonisme » fait couple avec la réinterprétation, dans Différence et répétition, des Idées platoniciennes comme problèmes transcendantaux ; chez le dernier Foucault, dont l’œuvre pourtant anti-essentialiste se clôt, du côté des livres, sur un commentaire du Banquet comme archéologie du véritable amour et, du côté des cours, sur les lectures de la Lettre VII, du Phédon et du Lachès.

Au moment où la philosophie française semble s’identifier, du côté de son représentant le plus en vue (on songe ici à Alain Badiou) à un platonisme strict, on soutiendra que se laissent lire, entre ces œuvres si diverses en apparence, trois dimensions ou trois versions (en laissant ce mot à l’indécision de ses sens – entre verser, renverser, convertir ou traduire) d’un anti-platonisme fécond : une proximité méthodologique, dont la mise au jour devrait permettre de faire pièce à un certain nombre de reproches régulièrement adressés à la démarche de F. Jullien ; une parenté problématique, en ce que les pôles adverses de l’immanence et de l’idéalité, entre lesquels la philosophie de F. Jullien se déploie, sont à maints égards ceux-là que Foucault et Deleuze ne cessent d’interroger ; un parallèle stratégique enfin, caractérisé par le choix d’angles d’attaques variés, vis-à-vis d’une cible platonicienne commune aux trois auteurs.

Méthode

Dans l’introduction qui ouvre Le Normal et le pathologique, Georges Canguilhem a une formule demeurée fameuse : « La philosophie est une discipline pour laquelle toute matière étrangère est bonne, et pour laquelle toute bonne matière est étrangère. » Cette définition pourrait servir de blason aux auteurs que nous avons cités, tant elle déplace et inverse les ambitions totalisantes propres à la philosophia perennis : elle soutient que l’intériorisation opérée par celle-ci (qu’elle prenne la forme de la subsomption sous des concepts, de la détermination dans le jugement, ou de la totalisation dans un système) trouve son sens véritable à la condition de porter sur des objets qui, non seulement ne soient pas d’abord les siens, mais manifestent et maintiennent continûment leur résistance à la détermination philosophique du sens. Faire en sorte que la pensée ne se sente pas « chez soi » implique de placer la réflexion face à des objets qui, d’un même mouvement, appellent et découragent l’appréhension conceptuelle – ainsi Deleuze invoquera-t-il la « griffe de la nécessité » comme condition de toute pensée véritable, et Foucault donnera-t-il carrière à la « pensée du dehors » en interrogeant la folie, le crime ou la sexualité. Si, comme l’indique le Parménide, le platonisme est traversé par cette conviction que, de toute chose (même du poil, de la boue ou de la crasse), il peut et doit y avoir idée, sortir du platonisme implique de produire un dispositif de pensée tel que l’identification des objets par concepts s’opère sous la condition d’une différence première, et inassimilable, entre la pensée et la « matière étrangère » à laquelle elle s’affronte.

Resituer dans cette perspective la manière dont F. Jullien sollicite, de livre en livre, la différence chinoise, permet d’en clari er les options de méthode et de dissiper trois contresens souvent commis dans sa réception.

Un premier contresens consisterait à lire chez F. Jullien une essentialisation de la Chine, mobilisant à cette fin les ressources de la conceptualité philosophique. Une telle lecture revient à manquer le fait que, si la caractérisation de tel ou tel aspect de la pensée chinoise donne bel et bien lieu à une caractérisation conceptuelle (donc potentiellement essentialisante), cette dernière intervient dans le cadre d’une relation telle qu’un écart indépassable vient immédiatement marquer les limites de l’autorité du concept. Autrement dit, il nous faut distinguer deux plans : sur un premier plan, intérieur, la philosophie manifeste sa capacité à traduire et à rendre compte de tel ou tel segment de la compréhension chinoise (qu’il s’agisse d’art, de stratégie, de morale, etc.) – à ce niveau « toute matière étrangère est bonne », et la démarche philosophique n’est pas disqualifiée d’emblée ; mais ce travail du concept se situe à l’intérieur d’une démarche délimitée par la différence de la philosophie à la pensée chinoise, et où l’essentialisme est renvoyé, par la tradition même qu’il prétend circonscrire, à une posture spirituelle ou intellectuelle particulière. À cet égard, il est aussi insuffisant de dire que Jullien essentialise la Chine que de dire que Foucault essentialise la folie, ou que Deleuze essentialise le désir : dans les trois cas, il s’agit au contraire d’établir un rapport tel que l’effort pour identifier soit en permanence rappelé à l’hétérogénéité de l’objet, comme à son horizon transcendantal.

Une deuxième objection pourrait ici se faire jour : on admettra éventuellement que le travail de F. Jullien ne conduit pas à réduire « la Chine » à une identité culturelle étroite, mais à en déployer la richesse ; mais ne faut-il pas, pour mener un tel travail, présupposer une identité chinoise et une identité européenne, donc situer toute l’enquête dans l’horizon de deux univers culturels étrangers l’un à l’autre ? Ici, n’est pas en cause l’identité finale de chacune des deux sphères, mais leur différence inaugurale – soupçon non d’essentialisme, mais de différentialisme.

Inscrire l’œuvre de F. Jullien dans la série nietzschéenne permet, là encore, de poser le problème autrement. L’un des héritages les plus importants de Nietzsche concerne le renversement du rapport traditionnellement établi entre le point de départ d’une pensée et les développements dont elle est susceptible. Traditionnellement, la philosophie est d’abord soucieuse de ses propres conditions, du socle depuis lequel il s’agit de penser – quitte à buter sur la justification de cette condition dernière, laquelle ne saurait (comme l’anhypothétique platonicien) être à son tour démontrée. Avec Nietzsche, si l’ambition de toucher au fond des choses ne disparaît pas, elle s’accompagne paradoxalement d’une revendication d’arbitraire, voire de forçage, dans le choix et la détermination du point de départ – comme, dans La Généalogie de la morale, la visée de l’origine se double d’un ancrage inaugural de la pensée dans les « oui » et les « non » du penseur, dans sa partialité fortement affirmée. C’est qu’importent, d’abord, les effets d’élucidation de la réflexion ainsi initiée : ce qu’elle parvient à éclairer au fur et à mesure de son développement n’est pas nécessairement proportionné au caractère justifié de son point de départ. Raison des effets.

il est bel et bien possible de soutenir une thèse générale à partir d’un cas, pourvu que celui-ci soit examiné et approfondi dans sa plus grande différence.

On pourrait montrer comment ce renversement (non plus : des contenus posés à leur condition première, mais : du forçage initial à ses effets d’élucidation) est repris chez Foucault comme chez Deleuze – il faudrait ici faire droit à la manière dont Foucault affirme n’avoir jamais écrit que des ctions, ou à la façon dont Deleuze ancre ses analyses dans une dispersion première de son objet d’étude, dans la mise à plat d’une énumération que rien ne vient soutenir (« En second lieu, il y a des mouvements d’un tout autre type : courbes, sensibles, représentatifs, un bras qui s’arrondit, une tête qui se penche… », Deux régime de fous, p.11). Chez F. Jullien de même, nous paraît moins se manifester un différentialisme culturel, qu’une profonde hostilité philosophique à la justification indéfinie du point de départ, au pro t d’une pensée qui prouve le mouvement en marchant. Ici (en Occident) il faut que l’eau jaillisse, verticale ; là-bas (en Chine) elle s’écoule et penche (L’invention de l’idéal, p.6) : rien d’autre n’est requis, et il suffira de suivre ces mouvements adverses pour voir se déployer, dans sa singularité, toute la dramaturgie de l’Idéal.

Le dernier bénéfice méthodologique du rapprochement concernerait la portée, ou les leçons de la comparaison. C’est la dernière version du même reproche : non plus « comment pouvez-vous essentialliser la Chine ? », ou « comment pouvez-vous généraliser ? », étant entendu que toute la pensée chinoise n’est pas nécessairement insoucieuse des mathématiques, ou que toute la pensée occidentale n’est pas nécessairement hostile à penser la processualité des choses. L’objection gagne à être prise au sérieux : elle concerne ce qu’il y a au fond d’exorbitant à énoncer quoi que ce soit sur « l’Occident » en général, sur « la Chine » en général, quelle que soit la connaissance que l’on possède par ailleurs des traditions de ces deux aires culturelles.

Là encore, le rapprochement que nous tentons ici signale un peu l’enjeu. Négativement d’abord : Deleuze a bien souligné (dans le prolongement de la critique de l’histoire antiquaire par la Seconde considération inactuelle de Nietzsche) combien le soupçon envers toute possibilité de dire quelque chose pouvait être intellectuellement stérilisant (« Lettre à un critique sévère », Pourparlers). Mais surtout, Foucault comme Deleuze ont profondément renouvelé le problème des rapports, en philosophie, entre la généralité d’une thèse et l’extension des arguments ou des expériences susceptibles de la fonder. Vieux problème qui, si l’on voulait par jeu le faire encore une fois remonter à Platon, serait celui de l’Hippias majeur : « Qu’est-ce que le beau ? Tu dis : cette jeune fille ? Mais ce cheval, et cette marmite ? » On n’aura jamais fini de faire le tour de ce qui est susceptible d’être dit beau, aucune collection d’exemples n’y suffira jamais, de sorte que la pensée, pour accéder à l’universel, doit entièrement se déprendre du singulier, pour chercher l’élément commun à tous les cas, leur participation conjointe à l’Idée.

À cela, Nietzsche et ses héritiers répondent : une autre articulation est possible entre la singularité de l’exemple et la généralité de la thèse ; il est bel et bien possible de soutenir une thèse générale à partir d’un cas, pourvu que celui-ci soit examiné et approfondi dans sa plus grande différence. Non plus : multiplier les exemples pour en abstraire le commun, et universaliser ; mais : isoler l’exemple pour en expérimenter l’élément différentiel, et accéder à une autre forme de généralité, touchant à ce que cette différence est promise à revenir dans toute une série d’autres cas. Généralité de récurrence, et non d’identité : « ces enquêtes historico-critiques sont bien particulières en ce sens qu’elles portent toujours sur un matériel, une époque, un corps de pratiques et de discours déterminés. Mais […] elles ont leur généralité, en ce sens que jusqu’à nous elles ont été récurrentes. » (Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, IV, p.577). On ne saurait à cet égard reprocher à F. Jullien de n’avoir pas saisi toute la Chine, ou d’identifier abusivement l’Europe à la seule pensée de Platon : la fécondité de sa démarche est en raison directe du caractère sélectif des corpus qu’il interroge, et de l’écart que ces derniers laissent voir.

Résumons. Situer le travail de F. Jullien dans la série de ces philosophies pour lesquelles toute matière étrangère est bonne, mais toute bonne matière est étrangère, permet d’éclairer la triple dynamique qui anime sa ré exion : dynamique d’une identification par concepts, sous la condition d’un écart qui conteste les droits de la philosophie comme recherche d’essence ; dynamique d’un renversement, où la pensée s’authentifie de ses effets d’élucidation dans l’affirmation de ce que son point de départ peut comporter de forçage ; dynamique d’une généralisation s’authentifiant de la différence d’un cas, plutôt que d’un décompte exhaustif et appauvrissant du commun entre les cas.

Problèmes

Cette proximité méthodologique n’aurait évidemment qu’un intérêt limité si elle ne renvoyait pas à une parenté plus profonde, qui ne tient pas seulement à la mention, chez Foucault, d’une « histoire de l’Orient comme limite de l’Occident » (première préface à l’Histoire de la folie) ou, chez Deleuze et Guattari, d’une hypothétique sagesse orientale, raisonnant par figures plutôt que par concepts (Qu’est-ce que la philosophie ?, p.86). Ces références, en effet, ne mènent pas très loin, tant elles demeurent prises dans un catalogue d’images largement intérieur à la tradition occidentale, et manifestent peut-être surtout les rêves d’ailleurs de l’Occident. En réalité, pour approcher la communauté de problématique qui lie F. Jullien à la tradition nietzschéenne, il faut résolument oublier la Chine, car seul le caractère aveuglant de cet objet explique que l’on n’ait guère décelé, entre l’œuvre de F. Jullien et quelques questions agitées en France au cours de ce dernier demi-siècle, quelques échos remarquables, dont les titres de certains ouvrages suffiraient à témoigner : d’un côté, Un sage et sans idée, ou L’Invention de l’idéal ; de l’autre Figures de l’immanence, La Propension des choses. Que l’exercice de la philosophie ait à se situer entre la mise en question de l’idéalité et le dégagement d’un plan d’immanence où le devenir puisse être ressaisi pour lui-même, n’est pas exactement, sur l’agenda philosophique récent, une spécificité de la sinologie… Largement commun à nos auteurs, le choix de cet espace dessine entre eux une triple proximité.

Il marque d’abord un même refus de réduire l’immanence à une réalité de second rang, d’en faire un ici-bas défini comme manque ou absence vis-à-vis d’une idéalité pensée comme première ou fondamentale. Reconduire, sur ce point, la critique nietzschéenne des arrière-mondes, implique à la fois de contester cette image et de produire une vision alternative du réel, comme ne se rapportant plus à une autre chose que lui-même. Cette double tâche est évidemment au cœur de toute la pensée de Deleuze (depuis l’interprétation proposée, dans Nietzsche et la philosophie, de l’éternel retour comme manière d’autonomiser le devenir de toute référence extérieure). Elle est tout autant décisive chez Foucault, sur un plan moins ontologique qu’épistémologique, puisqu’il s’agit de poser que le discours n’est pas une moindre pensée, et d’affirmer qu’on ne doit « supposer nul reste, nul excès en ce qui a été dit, mais le seul fait de son apparition historique » (Naissance de la clinique, p.XIII). On n’aurait guère de difficulté à retrouver, chez F. Jullien, la même contestation de la subsomption obligée de l’immanence sous une idéalité qui l’écrase et la réduit, par exemple dans la distinction opérée entre (l’au-delà métaphysique et le milieu de la voie » : « car en quoi le penseur chinois, de son côté, situe-t-il l’aspiration de la sagesse ? N’étant pas cet autre plan entrouvrant la perspective pour y situer les opérations devenant autonomes de la raison, ce lieu auquel doit accéder la sagesse, nous dirait Xunzi, est plutôt ce milieu même de la voie, ici et maintenant, tel que le Sage sait opportunément l’épouser. » (L’Invention de l’idéal, p.62).

Toutefois, à ce niveau déjà, une différence de ton se fait jour : car affirmer que l’immanence est à elle-même son propre horizon ne prendra pas appui agressivement, comme chez Deleuze, sur les formes les plus paradoxales du devenir, qu’illustrent dans Logique du sens les paradoxes de Lewis Caroll, ou tragiquement, comme chez Foucault, sur la manière dont l’histoire des idées renvoie certaines choses dites à leur insignifiance – dont une histoire de la folie, par exemple, tend à tenir pour rien le silence des fous, comme on le dirait en peinture : énigme des plus hautes instances soudain tranquillement privées de leur appui transcendant (le sage est sans idée, la grande image n’a pas de forme) ; valeurs faibles que marquent l’éloge de la fadeur, ou la réduction de la question du mal à celle du négatif, conçu comme simple « ombre au tableau ». Ces motifs, minutieusement choisis et prélevés dans la pensée chinoise, opèrent une sorte de provocation croisée, attaquant en tenaille le platonisme à ses deux extrêmes : là, le plus haut ne s’authentifie pas de la présence d’une Idée ou de la forme ; ici, le plus bas ou le plus faible est susceptible d’une caractérisation, d’un éloge qui ne peuvent pour autant consister à l’élever au rang de l’idée – tant il ne saurait y avoir d’essence de la fadeur sans perdre le sens de cette sensation même.

Que la pensée vise à dégager l’immanence pour elle-même n’est pas exactement, sur l’agenda philosophique récent, une spécificité de la sinologie…

À cette réduction critique, s’adjoint une dimension que l’on pourrait dire génétique : il s’agit en effet, une fois l’immanence dégagée de sa subordination supposée vis-à-vis de l’idéalité, de faire apparaître l’idéalité en elle-même comme un effet, une dérivée ou un « pli » (pour emprunter le terme que Deleuze utilise à propos de Foucault). La question alors n’est plus de savoir de quelles idées l’immanence porte la trace en creux, mais comment, au sein de l’horizon de l’immanence, l’idéalité en vient à dessiner son volume ou sa profondeur spéci ques : « La profondeur est maintenant restituée comme secret absolu- ment superficiel, de telle sorte que l’envol de l’aigle, l’ascension de la montagne, toute cette verticalité si importante dans Zarathoustra, c’est, au sens strict, le renversement de la profondeur, la découverte que la profondeur n’était qu’un jeu, et un pli de la surface. » (Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx », Dits et écrits, I, p.568). On pourrait croire que cette opération est étrangère à F. Jullien : celui-ci ne se contente-t-il pas d’opposer, comme mutuellement extérieurs, deux modes de pensée (l’un de l’immanence, l’autre de la profondeur), sans accorder à aucun d’entre eux de privilège ou de préséance, en fonction duquel on pourrait assister à la naissance de l’autre ? Or, à travers l’interprétation proposée du Tao, la place est au contraire marquée dans l’Invention de l’idéal pour une bifurcation possible vers la hauteur – mais d’une hauteur qui en quelque sorte renonce à elle-même, d’une ascension qui, si loin qu’elle monte, se refuse à s’émanciper du sol qui lui sert d’appui : à l’image de l’envol, qui ouvre le Zhuangzi, succède immédiatement l’indication de ce que le sage « ne regarde pas de haut des existants particuliers » et « cohabite avec le monde ordinaire », se gardant de rompre avec le monde. Il s’agit ici d’adopter, sur la verticalité européenne, non plus le point de vue de l’aigle, mais celui du marcheur : si loin que l’on marche, on ne change jamais de plan, on ne s’arrache jamais d’un coup au paysage, qui change peu à peu, et sur cette lancée la pensée européenne elle-même peut apparaître comme un certain pas – une « foulée », pour reprendre la belle traduction proposée du terme chinois zhi.

Tout le problème tient alors aux conditions d’un tel renversement. S’il s’agit de retourner les rapports de l’immanence et de l’idéal, tels qu’ils ont été établis par Platon, on ne saurait oublier que l’opération platonicienne se présentait elle-même comme un renversement ou une conversion : conversion de l’éloquence en « bréviloquence » resserrant la parole sur son noyau essentiel, dans le Gorgias ; conversion du souci du politique, qui préoccupe Alcibiade, vers le souci de soi, dans l’Alcibiade ; arrachement du prisonnier détournant la tête du mur de la caverne. Aussi le néoplatonisme donnera-t-il une importance extrême à la conversion, comme opération spirituelle sans laquelle on ne saurait saisir l’ordre effectif d’engendrement des degrés de la réalité dans l’univers. De là, une inquiétude : que peut bien vouloir dire, selon le mot de Deleuze, « renverser le platonisme » – s’agit-il de rendre l’immanence à son innocence première, ou de redoubler l’opération occidentale pour les renversements radicaux ? François Jullien note qu’à ce compte, on se trouve rapidement pris dans un vertigineux jeu de miroirs, puisque la Chine elle- même a emprunté, dans les soubresauts de son histoire récente, les catégories occidentales de l’idéal pour renverser son propre rapport à l’Occident, et s’inventer révolutionnaire : à la n du xixe siècle, le premier interlocuteur, en chinois, du terme li-xiang (idéal) « le fait en retournant cette notion empruntée d’idéal contre l’Occident, c’est-à-dire en faisant justement de la libération vis-à-vis de l’Occident l’idéal – li-xiang – de la Chine » (L’Invention de l’idéal, p.187). On se croyait ailleurs, et revoici Platon.

Stratégies

Les linéaments d’une solution à ce problème pourraient être décelés dans une curieuse note de méthode présente au début de Mille plateaux : Deleuze et Guattari expliquent vouloir « parvenir à l’équation pluralisme = monisme, en passant par tous les dualismes, les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi absolument nécessaire, le meuble que nous ne cessons de déplacer ». Nous semble ici essentielle la remarque selon laquelle l’opposition platonicienne du sensible et de l’intelligible est en réalité entre- tissée de plusieurs dualismes, de sorte que s’ouvrirait entre eux un écart ou une marge de jeu, autorisant du coup à déjouer le piège consistant à renverser simplement du pour au contre l’ordre de prééminence des deux plans. À cet égard, et par jeu, on pourrait essayer de discerner sur quel dualisme chacun de nos auteurs prend appui – choix conditionnant à la fois une interprétation de ce qu’il s’agit de combattre et l’adoption d’une certaine tactique, teintée chaque fois (comme nous allons le voir) d’une inquiétude spécifique.

Précisons. Chez Deleuze, et si l’on prend pour point de référence le texte-manifeste « Renverser le platonisme (Logique du sens, p.192 sq), le dualisme qui fonctionne à la fois comme appui et adversaire est essentiellement celui du modèle et de la copie, en tant qu’il implique une hiérarchie ou une dénivellation entre les phénomènes, selon que ceux-ci voient leur prétention légitimée ou non par la référence au modèle. Autrement dit, l’antiplatonisme de Deleuze paraît s’articuler essentiellement dans les termes d’une lutte contre la représentation : penser l’être en termes de représentation, c’est tout à la fois nier au profit du modèle qu’il représente, et le réputer le même que ce qu’il représente – dans un horizon où la pensée s’assigne comme tâche d’assurer à la fois le renvoi de toute réalité à un sens qui la transcende, et l’identité à soi du sens ainsi représenté.

Aussi faudrait-il suivre les avatars de cette critique de la représentation, du diptyque constitué par Logique du sens et Différence et répétition (où il s’agit de penser le sens dans la transcendance, et la différence hors de l’horizon de l’identité), jusqu’à la grande contestation, dans l’Anti-Œdipe, de l’inconscient comme théâtre représentatif et symbolique, en passant par la réinterprétation bergsonienne de la catégorie d’image menée dans les travaux sur le cinéma. L’adversaire, c’est donc Platon – mais le Platon de la République X et de la distinction hiérarchique entre les « trois lits », le modèle transcendant commandant à ses reproductions techniques et artistiques. Dans cette perspective, accéder à l’immanence reviendra à mettre en question ou en crise l’opposition de la copie et du modèle, ce qui passe, dans le texte « Renverser le platonisme », par la mobilisation du concept de simulacre emprunté au Sophiste. Contre la conversion platonicienne, Deleuze joue donc la subversion des images : « Considérons maintenant l’autre espèce d’images, les simulacres : ce à quoi ils prétendent […] ils y prétendent par en dessous, à la faveur d’une agression, d’une insinuation, d’une subversion contre le père, et sans passer par l’Idée » (Logique du sens, p. 296). Aussi peut-on comprendre la hantise propre au deleuzianisme : n’avoir jamais assez conjuré la représentation, la voir restaurer une forme de redoublement à l’intérieur même du plan strictement horizontal que l’on entend tracer (ainsi la littérature française est-elle toujours suspecte d’être trop symbolique ou mimétique : « Ô ma petite île déserte où je retrouve la Closerie des Lilas, ô mon océan profond qui re ète le bois de Boulogne, ô la petite phrase de Vinteuil qui me rappelle un doux moment » – Mille plateaux, p.231).

Renverser le platonisme, ce n’est plus ici lui opposer une subversion des images comme chez Deleuze, ou une perversion de la loi comme chez Foucault : c’est littéralement, le faire verser, couler à l’extérieur de lui-même et se répandre comme Ciel.

Chez Foucault, le dispositif est différent : même si Les Mots et les choses peuvent être lus comme une grande critique de la représentation, le dualisme fondamental qu’il s’agit de conjurer (i.e., tout à la fois, de convoquer et de récuser), opposerait davantage l’illimité et la limite : moins le Platon de la République, donc que celui de la doctrine non écrite telle qu’elle transparaît allusivement dans le Sophiste, le Politique et le Philèbe, ou l’indéfini et la mesure constituent la première dyade fondamentale qui donne son ordre à la réalité et permet la communication entre les idées (voir C. Hoffman, « Limite et illimité chez les premiers philosophes grecs », in Dixault, éd., La Fêlure du plaisir. Études sur le Philèbe de Platon, Paris, Vrin, 1999). La reprise et la contestation de ce dualisme gouverne, non seulement le programme fondateur d’une « histoire des limites » (de L’Histoire de la folie à la lecture de la transgression chez Georges bataille, comme « règne illimité de la limite » – « Préface à la transgression »), mais tout autant l’approche généalogique des années 1970, où il s’agira de penser le pouvoir sans la répression ou la délimitation que la loi opère. Renverser le platonisme, ce serait ici faire en sorte que les imites apparaissent elles-mêmes limitées, c’est-à-dire plongées dans une illimitation qui à la fois les contraint à se multiplier et les érode, les déplace ou les récuse en permanence : limites de la limite entre raison et folie, exposée à l’indéfini et la déraison ; limite de la loi comme mesure, débordée et intégrée dans l’extension illimitée d’un pouvoir dont le jeu est moins de départager que de normer et de s’étendre, indéfiniment, au long du corps social. Il faudrait ainsi dire que, contre la conversion platonicienne, Foucault joue non de la subversion des limites, pliant ces dernières à un usage profondément différent de celui qui est censé être le leur – à la manière dont la répression apparemment accrue de la sexualité moderne soutient et relance une « implantation perverse », selon une « croissance prolongée à l’infini » (La Volonté de savoir, p.57). De ce fait, si la hantise chez Deleuze est de voir le symbolique recreuser le plan d’immanence, l’inquiétude chez Foucault sera de demeurer finalement séparé, comme par une limite infranchissable, de la spontanéité des choses dites ou de la source des expériences vives : « On me dira : vous voilà bien, avec toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas… » (« La Vie des hommes infâmes », Dits et écrits, III, p.241).

Qu’en serait-il alors chez F. Jullien ? Là encore, les figures précédentes ne sont pas absentes – ni la question de la représentation, qui formait le cœur de son ouvrage consacré à la peinture, La Grande image n’a pas de forme ; ni le motif général de la limite, qui travaille ici tant l’opposition entre loi et rituel ou régulation administrative, du point de vue politique (L’Invention de l’idéal, chap.VIII), que la réflexion sur le « tranchant » du concept, comme isolation et fixation des réalités séparées, opposées à la processualité chinoise (op.cit., p.66). Toutefois, la polarité fondamentale qui transparaît dans cet ouvrage est d’un autre ordre : elle semble cette fois opposer, non la copie au modèle, ou l’illimité à la limite, mais le penchant à l’arrachement. Le choix de prendre pour fil conducteur la notion d’idéal est ici décisif : moins philosophiquement marqué que l’Idée, l’idéal enveloppe l’ambition théorique dans une aspiration d’un autre ordre, où le geste de se déprendre se fait objet de désir : « Idéel certes, éthéré peut- être, il n’en est pas moins l’objet d’un investissement passionnel dont ne peut jaillir – cri du manque – qu’une exclamation : Tes appas façonnés aux bouches des Titans ! » (p.16) Si le dialogue est ici noué avec Platon, c’est avec un autre Platon encore : celui du Phèdre, et du char de l’âme tiré par deux chevaux dont chacun suit une direction différente ; attelage où le cheval blanc, qui figure l’élévation spirituelle, fait a contrario apparaître le cheval noir – celui de la passion – comme abandon, renoncement ou perte dans le devenir (suivre ses penchants, c’est pencher et se pencher, c’est tomber et déchoir dans le corps) ; un attelage aussi, où l’âme, d’être soumise à des forces contradictoires, ne peut réaliser ou trouver son équilibre que dans une autodétermination qui l’isole et la raidit, inaugurant en Occident toute la problématique de la volonté.

Vis-à-vis de cette dramaturgie, l’ambition de F. Jullien est sans doute de libérer le penchant de son identification à la passion coupable, pour le faire apparaître comme inclination profondément adéquate, pour peu qu’on y prête l’attention nécessaire, au mouvement même du réel, à la ligne de plus grande pente d’une « voie » se déployant sponte sua (p.12). Mais cette ambition se double d’une autre, plus sensible à chaque livre depuis que l’axe du travail de F. Jullien s’est en quelque sorte retourné, visant désormais toujours davantage une élucidation de la pensée européenne à la lumière de la pensée chinoise : il va s’agir de faire apparaître l’arrachement platonicien comme penchant. C’est pourquoi le chapitre consacré à Éros occupe le centre de L’Invention de l’idéal : une fois reconnue la manière dont l’Occident a fait du désir de vérité la vérité du désir, toute la question est de décrire comment ce goût organise et polarise l’ensemble de la pensée comme tension vers l’idéalité. Faire du platonisme lui-même une pente, un creux – telle serait l’opération spécifique de F. Jullien, sa manière propre de dégager la possibilité d’une pensée de l’immanence. Renverser le platonisme, ce n’est plus ici lui opposer une subversion des images comme chez Deleuze, ou une perversion de la loi comme chez Foucault : c’est littéralement, le faire verser, couler à l’extérieur de lui-même et se répandre comme Ciel.

Arrivé à ce stade, il faudrait dire un mot de l’inquiétude ou du risque auquel cette tentative s’affronte – s’il est vrai qu’on ne joue pas un dualisme contre lui-même sans risquer de le voir revenir, ou vous échapper. Une hésitation perce, aux dernières pages du livre, qui serait comme le contrepoint à la hantise du symbolique chez Deleuze, ou au souci de « franchir la ligne » chez Foucault. À mesure que le platonisme se trouve chez F. Jullien destitué de son statut de paradigme pour se trouver ramené à une préférence, à un penchant, l’inquiétude point de savoir ce que l’on perd à renoncer à ce penchant-là, et de ce qu’il en coûte de se situer dans l’horizon d’une immanence radicale. « L’Europe doit envisager [la construction de l’idéalité] comme un fonds particulier et exposé à la concurrence. Car il n’est pas dit pour autant que l’idéal soit épuisé : qu’il ait perdu sa force d’inventivité. » François Jullien est ici soucieux de présenter le platonisme non seulement comme « atavisme » mais comme ressource, contre ce qui pourrait apparaître comme un devenir-chinois du monde. Lorsqu’il insiste sur le fait qu’en Chine, la régulation administrative n’a laissé aucune autonomie au juridique – c’est-à-dire, tout aussi bien, à l’émergence du sujet de droit ; lorsqu’il souligne la préférence chinoise pour la normativité vis-à-vis de la légalité et des conflits dont celle-ci peut favoriser l’expression, reviennent en mémoire les descriptions que Foucault propose de la biopolitique contemporaine, thème-programme d’une société « dans laquelle il y aurait une action non pas sur les joueurs du jeu mais sur les règles du jeu, et dans laquelle il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental ».

On dirait, tout aussi bien : dans cet horizon mondial des transformations silencieuses, est-il raisonnable de faire entièrement le deuil de notre goût des ruptures ?

Mathieu Potte-Bonneville


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