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Note sur la résistance.
Posted in Autour du politique, Formes brèves 8 min read
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Le Mensuel #6, « Art et politique – autour de l’exposition Global(e) résistance », Centre Pompidou, 10/9/2020. Editorial.

Puisque l’autorité médicale doit aujourd’hui se tenir au seuil de toute rencontre culturelle – je ne dis pas que c’est un mal, mais le fait est là – je vous propose de méditer non une parole d’artiste, mais une définition de médecin, celle qu’en 1800 tout juste (de nombreuses années avant le professeur Raoult, cela ne nous rajeunit pas) François-Xavier Bichat proposait dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Sa formule est demeurée célèbre :

“la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort”.

Je passe sur les nombreuses controverses philosophiques qu’a suscitées cette définition (faut-il, par-delà les lois physico-chimiques, faire de la vie un principe spécial qui circulerait à travers l’organisme et interdirait de le réduire à une machine très compliquée ?), pour n’en retenir que trois traits qui la rendent saisissante.

Premièrement, la définition semble au départ circulaire et du coup un peu ridicule (la vie, c’est le contraire de la mort, et inversement – cette circularité qui fait rire dans le constat de Monsieur de la Palisse, “un quart d’heure avant sa mort il était toujours vivant”), mais elle échappe à ce reproche par la grâce d’un seul mot, par la seule mention de cette opération qu’est la résistance : la résistance, c’est ce qui départage et met aux prises la vie et la mort, permet à l’une de se distinguer de l’autre et nous permet, à nous, de la reconnaître. La résistance est, pour parler comme Emmanuel Kant, la ratio cognoscendi du vivant : Est-ce que ça vit ? Veut dire au fond : Est-ce que ça tient bon ? Mais par là-même, l’idée de résistance trouve une portée véritablement métaphysique : ce qui vit, c’est ce qui résiste, et ne pas résister, c’est mourir ; ce qui donne une certaine dignité à notre question du jour.

Deuxièmement, il faut du coup comprendre (sauf à penser que vivant, on ne l’est qu’aux moments où l’on manque d’agoniser et où l’on en réchappe, qu’aux instants de rémission) que résister, le vivant le fait à chaque instant, de sorte que l’horizon de la mort est perpétuellement imminent, conjuré, repoussé ou refusé – il n’y a pas, il n’y a jamais de vie tranquille, il n’y a que des résistances plus ou moins silencieuses et sourdes. Il faudrait alors comprendre que les moments où l’on se sent résister, les instants où nos vies se savent aux prises avec un péril mortel, ne marquent pas dans nos existences l’irruption d’une sorte de séquence spéciale, mais l’affleurement d’une logique permanente qui se fait soudain plus sensible, comme le fond de la mer remonte et vient frotter sour la coque du navire, comme il devient alors impossible à ignorer ou à oublier.

Troisièmement et surtout, ce qui est saisissant dans la définition que François-Xavier Bichat donne de la vie, c’est la façon dont il l’associe à une forme de réticence fondamentale, de contrevent, de rebrousse-poil : vivre = résister. Il inverse du coup terme à terme cet ordre imaginaire qui situe la mort du côté de l’arrêt, et la vie du côté du mouvement. Non seulement, dans la définition de Bichat, c’est la mort qui est première, qui est l’explanandum, comme un mouvement irrépressible : mais la vie, c’est ce qui traîne la savate et retarde le plus longtemps possible le moment de s’y résoudre. Comme le rappelle Christine Macel dans son excellent introduction au catalogue de l’exposition Globale résistance, “Resistere de sistere, c’est se placer, s’arrêter, ne pas avancer”. Cela ne veut pas dire que la vie n’est pas à situer du côté de l’action, ou de la création de formes (après tout, Bichat parle bien de “fonctions”), mais cette puissance d’agir est inséparable d’une façon de regimber, de se refuser à mourir, d’interrompre la pente conduisant spontanément les êtres vers la désorganisation, et les vivants vers leur trépas.

Je ne vous inflige pas ce commentaire vaguement philosophique pour admirer avec vous la grandeur de ce que nous faisons aujourd’hui chaque jour, avec nos masques sur le nez (après tout, si l’on en croit Bichat, se préserver et préserver les autres de la propagation d’une maladie c’est manifester au plus haut notre nature d’être vivants, quand bien même nous n’aurions pas cru pouvoir nous sentir ces jours-ci plus vivants que jamais le flegme avec lequel nous tâchons de travailler tout de même, de converser tout de même, bref d’exercer nos fonctions est en ce sens admirable). Non, je rappelle cette formule de Bichat parce qu’elle me fait songer à deux disparitions, à deux présences dont 2020 nous aura privés, à deux figures du monde de la pensée et de la résistance qui sont passés de l’autre côté de la définition, l’un à Epineuil-le-Fleuriel le 5 août dernier, l’autre à Venise, le 2 septembre. Ce qui rapproche ces deux silhouettes emportées par le même été – la silhouette du philosophe Bernard Stiegler, celle du sociologue David Graeber – c’est d’abord la façon dont elle faisaient pont entre le domaine de la recherche et celui des engagements militants, quitte à bouleverser au passage l’allure de chacune de ces rives : du côté des institutions de recherche, on sait que David Graeber fut aimablement évincé de l’université de Yale, ses engagements anarchistes étant jugés incompatibles avec la ligne de la maison, et devint ensuite professeur à la London School of Economics ; quant à Bernard Stiegler, sa trajectoire inclassable le conduisit dans les parages de l’ircam, puis du Centre Pompidou (exerçant les fonctions que j’assume aujourd’hui à la tête du département Culture et création, c’est vous dire si on est loin des rivages académiques). Du côté des engagements, ce fut pour l’un la Seine-Saint-Denis comme territoire d’expérimentation, avec Plaine Communes, pour l’autre le mouvement Occupy Wall Street, et à peu près toute manifestation dans un rayon de cinquante kilomètres, où il se trouvait irrésistiblement attiré sitôt qu’il descendait du train.

Mais ce qui rapproche aussi Stiegler et Graeber (qui partageaient le même éditeur, Les Liens qui libèrent, à qui nous souhaitons courage et constance dans les temps à venir), c’est leur façon de situer leur pensée, leur action, au point précis où la vie se manifeste par le refus de suivre le mouvement, et trouve dans ce refus même la force d’en inventer un autre. En 2016, dans l’un de ses derniers grands livres intitulé Dans la disruption – comment ne pas devenir fou ?, Bernard Stiegler diagnostiquait dans l’époque que nous traversons une forme de renouvellement permanent et à marche forcée, la transformation accélérée des systèmes techniques interdisant aux collectifs humains et sociaux de faire le travail d’appropriation indispensable à ne pas se trouver désintégrés par la réticulation numérique. Il plaidait du même coup pour ce que Deleuze aurait peut-être appelé une “contre-effectuation” : opposer à l’innovation de rupture (autre nom de la disruption) une rupture de l’innovation, l’acte d’une contestation inventive assez forte pour faire basculer le pharmakon du côté du remède, plutôt que du poison. Quant à Graeber, lorsqu’on le qualifie de “principal théoricien du mouvement Occupy Wall Street”, on prête trop peu attention au paradoxe de l’expression : qualifier de mouvement une mobilisation collective consistant essentiellement à refuser de bouger, à refuser de continuer et de se couler dans le flux des choses à faire, des bullshit jobs à occuper quand bien même leur sens est radicalement absent.

Occuper Wall Street plutôt que d’occuper son poste, ou d’être occupé par lui ; rompre avec la disruption, c’est à dire avec la rupture érigée en impératif. Vous voyez comme il y a dans ces gestes cette même inversion que celle qui consiste, dans la définition de Bichat, non pas à faire de la mort l’arrêt de la vie, mais de la vie la résistance à ce glissement vers le pire qu’est la mort. Il ne faudrait pas dire : Stiegler et Graeber sont morts ; il faudrait dire : ils étaient vivants, et je trouvais important de rappeler que leur pensée était un art de la résistance, puisque nous nous apprêtons à parler de la résistance de l’art.


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