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« “Game of Thrones” se veut un objet global »

Propos recueillis par Martine Delahaye (2016).

Propos recueillis par Martine Delahaye (2016).

Publié dans Le Monde, 21/4/2016.
Propos recueillis par Martine Delahaye.

A l’occasion de la sortie de la saison 6 de « Game of Thrones », dès le 25 avril sur OCS City, nous avons rencontré Mathieu Potte-Bonneville, philosophe, spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure de Lyon et responsable du pôle « Idées et savoirs » de l’Institut français. Sous sa direction est sorti en 2015 Game of Thrones. Série noire (Les Prairies ordinaires).

Suivre «  Game of Thrones  », ce monde multipolaire en guerre que menace un grave changement climatique, est-ce regarder une image déformée et désespérante de l’état actuel du monde ?

George Martin commence à écrire A Song of Ice and Fire, dont « Game of Thrones » est l’adaptation, entre la chute du mur de Berlin et l’expédition de l’armée américaine en Irak. D’où les questions qu’il se pose. Qu’en est-il des murs, de ce qu’ils retiennent ou libèrent ? Que faire des populations qui se massent aux frontières du Mur, une fois leur pays libéré ? Avec une grande prescience, il élabore une réflexion sur le rapport aux limites territoriales, à l’au-delà des frontières, aux réfugiés…

«  Game of Thrones  » est un drôle d’objet, à la fois désespéré et désespérant. C’est d’ailleurs une série qui a décidé de placer les spectateurs dans une position d’impuissance radicale puisqu’elle sacrifie systématiquement les personnages les plus appréciés du public. Cela revient à dire que la souveraineté des auteurs est absolue, que les spectateurs ne peuvent rien faire d’autre que pleurer. N’est-ce pas ce que nous ressentons souvent nous-mêmes au quotidien, cette sensation de chaos et d’impuissance face à l’actualité ? La série en fait un ressort cathartique absolument extraordinaire  : «  Vous n’y pouvez rien.  »

George Martin revendique la superposition de toutes sortes de références anachroniques entre elles, des Rois maudits au changement climatique. Mais comme nombre d’objets de la culture populaire, cette série prend acte de l’état du monde ou l’éclaire, et inversement. Elle capte l’esprit du temps.

Tout aussi désespérantes apparaissent ces guerres multiples à somme nulle, dont seule la mort sort victorieuse…

«  Game of Thrones  » fonctionne sur un emboîtement de temps perpétuel  : le temps long de la chronique d’une catastrophe annoncée, avec l’hiver qui arrive ; le temps moyen des luttes entre royaumes et familles ; le temps bref des accidents, des meurtres, etc. Tout cela dissout le sentiment qu’on pourrait avoir d’un sens de l’histoire. Les guerres sont des guerres de conquête mais aucune conquête n’est définitive, et le trône, on ne l’a jamais bien longtemps.

La prouesse de «  Game of Thrones  » ne tient-elle pas de la coexistence heureuse du fantastique et de l’analyse politique ?

La force des romans de George Martin, c’est de croiser ces deux registres a priori incompatibles pour en faire un seul et même récit. On en a un exemple frappant avec le personnage de Khaleesi. Peu importe qu’elle ait le pouvoir de ses dragons avec elle, une fois qu’elle a libéré des peuples de l’esclavage, on la voit prise dans les pièges du gouvernement. Le moment de l’élection n’est pas celui du gouvernement. Elle éprouve cette difficulté que Machiavel situe bien dans Le Prince, au moment charnière où finit la logique de la conquête et où commence la logique de la gouvernance. Ce passage d’un registre à l’autre, nul n’y échappe, pas plus elle qu’un autre.

George Martin ramène donc toujours la mythologie vers le sol du politique. Avec lui, les conclusions mythologiques du genre «  Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants  » deviennent  : « Comment vécurent-ils ?  » Ensuite, il amorce le mouvement inverse, montrant que tous les entrepreneurs politiques sont aussi des créateurs de mythologie, pour que l’on adhère à leur discours et les suive. L’une, Khaleesi, est «  la mère des dragons  » ; l’autre, Stannis Baratheon, «  le seul souverain légitime » ; Lannister, lui, «  paie toujours ses dettes  », etc. Autant de slogans de campagne ! Donc, dans le même mouvement où George Martin dit  : «  Il n’y a pas de mythologie qui tienne face au concret, à la réalité du pouvoir et à son exercice », il dit aussi  : «  Il n’y a pas de pouvoir qui puisse s’imposer sans créer l’adhésion grâce à une mythologie politique ». On passe perpétuellement du mythe au prosaïque. C’est très machiavélien, très subtil.

Le succès de cette série me semble lié à cela, à la très étrange coexistence entre des motivations rudimentaires (autour du sexe et de la violence) et une trame beaucoup plus complexe d’analyse politique.

Là où beaucoup s’en tiennent à la dramaturgie de la conquête du pouvoir, George Martin s’intéresse à ce que ce pouvoir permet de faire, ou surtout de ne pas faire…

C’est la marque de George Martin  : il s’attache toujours à ce qui se passe après ce que d’autres auraient considéré comme la fin, le dénouement. Un personnage conquiert le trône, que se passe-t-il ensuite ? Un meurtre intervient, que se passe-t-il après ? Et cela tant en termes géopolitiques que psychologiques, car les personnages eux-mêmes évoluent en fonction des mouvements politiques qui traversent les royaumes – contrairement à ceux de « House of Cards  », par exemple, qui restent monolithiques de bout en bout.

Cette gestion de l’après-coup, qui correspond au fond à la part maudite, honteuse, du pouvoir, c’est précisément cela que George Martin va scruter. A ce titre, un personnage comme Cersei Lannister se révèle passionnant. Jusqu’à la fin de la dernière saison, elle ne parvient jamais à être à la hauteur de son ambition. Elle se laisse prendre au piège et aux vertiges du pouvoir, jusqu’au moment où elle perd tout – ce qui lui permettra sans doute de rebondir dans la saison qui s’annonce. C’est très beau d’avoir mis en scène un personnage qui veut le pouvoir, tout le pouvoir, mais qui ne sait pas vraiment comment faire, se laissant prendre au jeu, au miroir du pouvoir qu’elle croit posséder.

N’est-ce-pas une ironie de l’histoire, que ce succès mondial résulte de l’adaptation d’un livre précisément conçu, par sa complexité, pour ne pouvoir jamais être adapté en série ?

Cela va même plus loin encore. C’est une série sur la conquête du trône, certes, mais qui cherche elle-même à conquérir le trône de la série la plus vue et commentée de tous les temps ! Elle porte sur la guerre, et s’inscrit elle-même dans une guerre  : celle de la concurrence acharnée entre les séries télévisées, celle qui l’oppose au cinéma, à la littérature. Elle-même recherche le pouvoir suprême, le règne absolu au pays de nos imaginaires. Voyez l’énormité des moyens engagés par la chaîne HBO pour la promouvoir, la multiplication des fils Twitter, les dispositifs transmédias absolument extravagants, sa déclinaison en jeu vidéo, l’exposition itinérante à travers le monde, etc. Cette série elle-même se veut une espèce d’objet global. C’est un «  blockbuster  »  !

A l’aspect «  laboratoire  », à la réflexion sur l’univers contemporain de «  Game of Thrones  », il faut ajouter l’aspect «  symptôme  »  : c’est une série qui se trouve entièrement engluée dans d’énormes enjeux de marketing, d’audience, etc. Il ne faut pas seulement en louer l’intelligence et la lucidité (sans oublier ses faiblesses), mais aussi la resituer dans son contexte  : concurrence, industrie, commerce. Ce type d’objet de notre temps doit aussi donner lieu à une réflexion à ce titre. Godard parlait du cinéma comme d’un art impur ; les séries télévisées et objets de masse de ce genre-là sont aussi des objets impurs.


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