Première publication : Vacarme n°47, avril 2009.
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Écrire la mondialisation en première personne ; décrire le commerce des armes entre semi-mythomanie, routine et bricolage ; rassembler autour d’un personnage fictif une série de faits vrais, non pour leur conférer un surcroît de lyrisme mais pour faire apparaître au creux des échanges marchands un écart à soi-même, revers somnambulique de notre vie d’acteurs économiques. Premier volet d’une série, Journal intime d’un marchand de canons rôde la nouvelle machine d’écriture de l’auteur d’Un livre blanc.
Mathieu Potte-Bonneville : Dans ce livre, on voit se croiser deux univers qui forment votre horizon d’écriture : l’univers que vous explorez comme journaliste spécialiste du renseignement, des transactions plus ou moins occultes où circulent armes, informations, influence et services rendus ; et celui d’une fiction littéraire adossée à des « protocoles » précis — ici, le choix d’ordonner autour d’un personnage de fiction une série d’histoires précisément documentées et ayant, elles, réellement eu lieu. Pourquoi ce croisement ?
Philippe Vasset : Jusqu’ici je m’étais toujours efforcé de séparer mon boulot et mes projets d’écriture : là je m’autorise des circulations. Même si je ne suis pas un spécialiste de l’armement, j’ai, dans mon boulot, travaillé sur certaines affaires, et je connais des gens dans ce milieu des marchands d’armes. Mais j’ai longtemps vécu mon travail comme quelque chose d’anti-littéraire ou d’anti-romanesque. Il ne s’agit donc surtout pas de dire : « Ces histoires d’espions que je croise comme journaliste ne demandent qu’à devenir des romans d’espionnage ! ». En fait de roman d’espionnage, le livre est plutôt déceptif, finalement. Le déclencheur, c’était le désir de me frotter, dans mon travail littéraire, à des choses que je ne puisse pas maîtriser, à une réalité qui ne soit pas malléable, et de me fixer un pacte très serré : écrire uniquement sur des faits établis, utiliser les vrais noms, les vraies dates, les vrais montants. M’interdire de raconter qu’une transaction d’armement a abouti si elle a échoué, ne pas zapper les explications techniques sur les pièces aéronautiques, etc. Il s’agissait de ne pas me mettre dans une position inaugurale consistant à commencer un livre au point zéro. En matière de littérature, j’ai la phobie de tout ce qui ressemble à une position démiurgique de redoublement du monde — c’est pour cela, par exemple, que je trouve l’heroic-fantasy abominable et la science-fiction « hard science » intéressante. J’ai toujours l’impression que le texte que j’essaie de faire est traversé d’échanges qui le dépassent, le précèdent et dont il s’agit de rendre compte.
Dans ce qui s’annonce comme une série de livres, pourquoi avoir choisi de commencer par la question des ventes d’armes ?
Pour le premier tome je voulais me pencher sur un secteur très identifiable, quitte à montrer, comme je le fais, que la mystique qui l’entoure est largement surfaite et que vendre des armes, finalement, c’est encore moins excitant que de vendre des moissonneuses-batteuses. Pour les prochains épisodes je vais essayer de faire l’inverse : me pencher sur des secteurs a priori très ennuyeux et montrer comment ils intègrent des pratiques particulièrement opaques et ultra-concurrentielles… La grande distribution me fascine, entre autres. Choisir les armes, c’était aussi me frotter d’emblée à un domaine un peu dur, où les données n’abondent pas. Le livre a été compliqué à monter de plusieurs points de vue : d’un côté, il fallait convaincre mes interlocuteurs, récupérer les informations, veiller à ce qui pouvait être effectivement prouvé (par exemple, appeler un personnage « X », parce que je ne pourrais pas prouver devant une cour de justice qu’il a tiré des missiles pour le compte des Irakiens, même si plusieurs personnes me l’ont raconté). D’un autre côté, il fallait parvenir à me dégager de l’enquête journalistique : j’ai mis six mois à écrire quelque chose qui ne soit pas parasité par des réminiscences de mon travail, coupé un nombre de détails considérable, et le manuscrit original fait le double du livre publié.
Le travail avec mes sources a également été compliqué : il fallait leur expliquer que c’était une fiction tout en leur demandant des éléments réels. Au final, plusieurs ont trouvé cela complètement raté : ils s’attendaient à du Frédéric Forsythe. J’ai passé beaucoup de temps à ces rencontres, davantage dans le style de l’enquête sociologique que du travail journalistique. Les personnes que je rencontrais m’intéressaient non seulement pour les infos qu’elles pouvaient m’apporter, mais comme sujets, et pour leur imaginaire — je me suis rendu compte que les gens qui vendent des armes lisent beaucoup de SAS, sont irrigués par cet imaginaire très cliché, très macho et valorisant.
Sur ce point, le livre suit une sorte de mouvement en spirale : il se présente comme une fiction qui abrite une forme de reportage, mais se donne finalement comme un reportage sur un personnage qui « fictionne » constamment sa vie, plaque sur elle des images empruntées à une sorte de mythologie des marchands d’armes, tout en ne cessant d’éprouver sa différence entre sa vie et la fiction — le roman se termine d’ailleurs sur la rencontre décevante avec des éditeurs qui, voulant l’amener à publier ses mémoires, lui décrivent une vie dans laquelle il ne se reconnaît pas…
Je parlais tout à l’heure de confrontation au réel ; mais au centre de ce réel, il y a la manière dont les agents de l’économie se perçoivent. Le personnage que je décris est une sorte de dandy conceptuel, sans cesse dans la pose, en train de se camper lui-même dans un tableau et d’ajuster sa tenue. Plus que la nature de son imaginaire, au fond très convenue, m’intéressait ce mouvement obsessionnel qui donne son rythme au livre, le mouvement d’une névrose de collectionneur, comme une manière, en permanence, de se mettre sur sa propre étagère. C’est un mécanisme extrêmement littéraire en un sens : ce marchand de canons est constamment en réécriture de lui-même. J’aimerais bien parvenir, au fur et mesure, à rendre ce mouvement d’infra-fiction par lequel tout le monde met à distance et recompose le réel au moment même où il se passe — vulgairement, ce qu’on appelle « se raconter des histoires ». Non pas seulement faire de la fiction, mais montrer comment la fiction, y compris celle qui peut avoir été créée par d’autres (des romanciers, par exemple) devient un agent dans le réel et la conscience de chacun.
L’objectif final de la série, c’est raconter l’économie mondiale mais aussi décrire l’économie fictionnelle, devenue non plus un quasi-symptôme de folie (comme elle pouvait l’être chez Don Quichotte ou Madame Bovary), mais une sorte d’irrigation permanente. La fiction est aujourd’hui une musique d’ambiance perpétuelle, portée par des techniques qui permettent de l’incorporer au réel avec une régularité, une efficacité, une évidence nouvelles. La question, alors, est de savoir comment chacun vit en fantasmant sa vie, et dispose pour cela d’une multitude de plug-in tout prêts, permettant d’alimenter au quotidien le travail de fiction — tout en créant la névrose de ne pas y parvenir, d’éprouver une distance trop grande, etc. C’est pour cela que l’autofiction m’apparaît aussi pauvre. Elle boucle le narrateur sur lui et son quotidien, alors que la plupart des gens ne sont pas en boucle courte sur eux-mêmes mais composent leur vie à partir d’une multitude de sources, dans un monde où la consommation culturelle est pour une large part une consommation de modèles sociologiques et d’aides au rêve de sa propre vie.
Pourquoi avoir, d’emblée, choisi d’inscrire ce livre dans une série ? S’agit-il d’un hommage au roman noir, de la construction d’une « machine a écrire », ou d’une façon de rendre compte de la logique sérielle de l’économie, secteur d’activité après secteur d’activité ?
D’abord la série permet une forme de work in progress — je mesure les défauts de ce livre-ci, et le prochain sera meilleur ! Elle décline un principe, ce que j’ai toujours fait, mais le déploie sur plusieurs romans : montrer, là où l’économie globalisée se raconte d’habitude avec des chiffres et des flux, comment elle se bricole, transformer ces équations en chemins hasardeux, avançant cahin-caha. En même temps, il y a l’envie de me frotter à la série telle qu’elle fonctionne dans la littérature populaire. Idéalement, à chaque épisode, il s’agirait de coupler un secteur d’activité et un genre littéraire — non les genres tels qu’on les connaît (la science-fiction, le roman policier en général, etc.), mais des genres actuels, avec une existence économique. Par exemple la littérature chrétienne, qui connaît des chiffres de vente incroyable, ou le roman d’avocat. Ou la chick lit : cette littérature pour femme active, avec une héroïne qui fait du shopping, a plusieurs amants, rédigée dans le style des magazines féminins, et qui correspond à peu près à la moitié des livres vendus dans les rayons des Monoprix. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment l’imaginaire de chaque secteur est mercantilisé et se réintroduit dans une chaîne économique qu’au lieu de sublimer, il se contente de reproduire.
Les genres ne m’intéressent pas comme lieu alternatif à la culture dite noble, où l’on pourrait enfin oublier l’aspect formel de l’écriture et raconter de bonnes histoires. Au contraire, la forme y est centrale : contrairement à la plupart de ce qui s’écrit aujourd’hui ce sont des livres contraints, par une rationalité économique et par des règles de lecture et de fabrication très précises. Le fait de faire une série aujourd’hui m’oblige à m’inscrire dans ce que je prétends élucider, c’est-à-dire l’économie. Cela m’oblige à ne pas faire des livres éthérés. Cette inscription problématique dans l’économie a été sensible dès le premier opus : c’est un livre sur l’armement, publié par un éditeur qui est mon éditeur depuis le début, qui s’appelle Fayard, qui appartient à Lagardère, qui lui-même vend des armes. Un bon tiers du livre est sur Matra, participation de Lagardère dans EADS et qui à ce titre fait partie du groupe qui m’héberge. Le recours à la série oblige aussi à s’inscrire là-dedans, à ne pas s’abstraire de ce que le projet prétend décrire.
Ce roman semble marquer une inflexion dans votre travail — pour la première fois, un personnage paraît y prendre corps. On s’aperçoit très vite toutefois que ce « je » est bien abstrait : on n’est pas dans le storytelling, et il s’agit plutôt d’« un marchand de canons », au sens indéfini de l’article « un »… Cet équilibre instable entre le roman « classique » et une démarche plus conceptuelle est-il facile à tenir ?
Ce personnage est le plus épais que j’aie jamais écrit… mais il est quand même pelliculaire. Plus qu’un mouvement d’humanisation de l’économie abstraite, il s’agit vraiment de se tenir sur un point de basculement entre l’abstrait et l’humain. C’est pour cela que beaucoup de choses dans le livre sont désignées comme des points de fuite et seulement esquissées. Un critique m’a dit que c’était un roman d’espionnage complètement raté et au milieu de ses nombreux griefs il y avait le fait qu’il n’y a pas de femme fatale, pas de sexe… D’autres m’ont dit que tout le livre était très bien, sauf les passages techniques !
Je me suis beaucoup retrouvé à justifier ce roman, là où le dispositif du précédent, Un livre blanc, était plus facile à identifier comme littéraire. Pour moi ce sont pourtant des projets jumeaux, et des livres en creux : dans les deux cas l’enjeu y est de sortir de soi, de fuir les positions de toute-puissance — essayer de s’affronter à quelque chose qui vous dépasse, d’y mettre un peu d’ordre ; ne pas y parvenir, et en rendre compte.
Cette logique de la déception programmée semble, en un sens, traverser tous vos livres.
Je dirais plutôt que j’écris des livres bouclés sur leur impossibilité. Jusqu’ici tous mes romans ont fonctionné ainsi : dans des constructions d’impossibilité où, arrivé à son terme, le livre efface ses traces derrière lui, et à la fin n’a pas existé. C’était l’architecture exacte d’Exemplaire de démonstration, où le livre se détricotait au fur et à mesure. L’histoire ne survit pas au livre. Ce qui lui survit c’est son mode de construction, son protocole — parce que le protocole est moteur, à mesure qu’il avance, il défait ce qu’il a tressé. D’ailleurs je me rends compte que je passe mon temps à raconter mes livres, presque autant qu’à les écrire. Et ce que je raconte ce n’est pas l’histoire, c’est la construction.
La différence cette fois c’est que le protocole s’étend sur plusieurs livres, avec le risque de le voir s’épuiser et les livres dériver vis-à-vis de leur programme : certains de mes livres ont d’ailleurs inscrit en eux les matrices qu’ils auraient dû suivre et n’ont pas suivies. C’est ce que j’admire autant dans le cycle de Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres — la façon dont ce projet court après sa construction sans la rattraper, d’autant plus magnifique qu’il est le récit d’un échec. En fait ce que j’ai envie de faire, en organisant mes romans selon des principes précis, ce sont des pièges. Mais pas des pièges pour le lecteur comme chez Raymond Roussel : des pièges, et moi au milieu.