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Courir le monde
Sur François Rosset, L'Archipel.
Posted in Lectures 28 min read
Première livraison Previous Le jour du futur Next

Première publication : Critique n°629, 1999.

« Si la terre s’enfonce davantage, si le courant se détourne et si les cieux se dissolvent, la bruine universelle transforme le mètre carré que j’occupe en une mare dont bientôt la tête seule émerge, oeil qui darde, cheveu qui devient rare. Alors, qui questionnerait, dans ces parages, les éléments ? figés dans la paix de la multitude ».

L’Archipel, p.9.

L’automne 1998 fut celui d’un divorce discret. Parurent, à peu d’intervalle, les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, et L’Archipel, de François Rosset. Le premier fut fêté ou honni ; le second, remarqué ici et là, se maintint dans l’ensemble aux limites de l’imperceptible, au seuil de l’attention éditoriale. Décalage frappant, si l’on se souvient que les premiers romans de ces deux auteurs (respectivement, Extension du domaine de la lutte, et Un Subalterne) avaient d’abord été associés par la critique dans un même éloge, salués ensemble comme l’ébauche prometteuse d’un nouvel air du temps. Tout semblait à l’époque justifier cette alliance : une commune préoccupation pour des lieux jusque là négligés (l’entreprise moderne), une minutie apparentée à décrire sans joie les affres du corps, une même manière de baisser le regard et la voix devant l’affalement du réel. Quelques années plus tard, l’agitation suscitée par les Particules comme le prudent silence autour de L’Archipel montrent assez que le mariage a fait long feu. Chacun a suivi sa ligne, jusqu’à ce que la distance devienne patente. Après coup il est clair, comme on dit dans ces cas-là, que les fiancés « n’étaient pas du même monde ».

Prenons cette expression au sérieux. Les romans de M.Houellebecq et F.Rosset constituent bel et bien deux réponses opposées à un même problème : comment la littérature peut-elle, aujourd’hui, s’inquiéter du monde ? Que peut-elle faire de l’hypothèse d’un monde, c’est-à-dire d’un horizon toujours en excès ou en retrait vis-à-vis de la maîtrise qu’il semble nous offrir — d’un horizon qui, d’un même trait, borde et déborde nos territoires ? Depuis Kafka au moins, la question hante la littérature, l’oblige à bivouaquer dans l’écart entre ce que je peux voir et ce qui m’attend, mais ne m’arrive pas sans arriver d’abord au-delà de moi, à la bordure de mon oeil — contestant ma prééminence, ruinant mes prétentions à régner sur la nature. L’arpenteur du Château serait l’allégorie de cette inquiétude littéraire : arpenter, c’est après tout se tenir sur la frontière, un pied dedans, un pied dehors, et rapporter ainsi le connu, le mesurable (tant d’hectares, tant de prés clos et cultivés) à l’illimité du champ qui le borde, comme au vent qui y souffle.

Or il est deux façons de tracer une telle ligne, comme deux manières d’arpenter. Tantôt, les incursions faites au-delà, dans le champ, ne visent qu’à étendre le domaine de notre perception actuelle. Alors, et quel que soit le ton apocalyptique que l’on adopte, le mépris que l’on professe pour les choses humaines, on tire le monde à soi, et on sauve les meubles. M.Houellebecq procède ainsi : il ne cesse de ramener ce qui affecte le monde à ce qui se passe chez nous, de réduire ce qui arrive à la vie à un ensemble de transformations ayant lieu dans la vie — quitte à trouver, dans la somme de données repêchées du dehors, matière pour le bon sens à s’inquiéter et à parler encore. Sans doute, par exemple, prophétise-t-il la mort prochaine de l’homme : mais cette mort ne découle guère que d’une série de phénomènes dûment répertoriés, suscitant une rassurante déception (ce n’était que cela : des coucheries, des états d’âme, quelques progrès des sciences ?). Elle leur succède comme un phénomène de plus, sous les règles d’une perception humaine, trop humaine dont les aspects les mieux assurés (politiquement, les plus réactionnaires) se trouvent confortés par l’extension nouvelle qu’ils acquièrent. L’événement, alors, n’inquiète plus que pour rire ; M.Houellebecq peut nous donner, sans risque, le frisson de voir plus loin et d’assister, avec la garantie de lui survivre, à notre propre disparition. En ce sens, mais toutes proportions gardées, la critique adressée par Musil à Thomas Mann vaut pleinement pour ce genre de littérature : « Le succès de Th.Mann repose sur le fait qu’il pilonne les élans asociaux, qu’il connaît en tant que disciple de Nietzsche, jusqu’à ce qu’ils atteignent une certaine indication pour tout le monde » (cité par J.Bouveresse – L’homme probable : R.Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire). Rien d’étonnant à ce que de tels livres deviennent autant de « phénomènes de société » : ils visent tout entiers à établir les conditions sous lesquelles une société peut s’approprier ce qui la déborde, et repousser les limites de son champ phénoménal en jetant un oeil de l’autre côté. Connaître le dehors, mais n’y faire que de rapides maraudes, suffisantes à réduire le multiple au mieux connu, à imposer là-bas comme ici la loi du sens commun seulement épicée d’un soupçon de danger qui, indéfiniment, la relance : de là vient ce soupçon que M.Houellebecq, s’il a l’air revenu de tout, n’est en fait jamais vraiment parti.

Tout autre est l’entreprise de F.Rosset. Il admire certes, avec une sincérité comique bien différente de la rouerie d’un Houellebecq, nos efforts renouvelés pour étendre nos territoires, notre allure de Christophe Colomb du tertiaire : 

Alors, ses pairs connurent l’enthousiasme en observant les bâtiments groupés entre le bocage et le quai : brusquement, ce chantier répondait à un problème posé depuis longtemps au collège des dirigeants. Ils rebroussèrent chemin, qui songeur, qui consentant. Dans le souvenir de ceux qui appuyèrent ce projet, la vue de ces bâtiments au sommet de la colline demeura un moment beaucoup plus déterminant que les discussions qui s’ensuivirent avec le personnel.

Un Subalterne, pp.11-12

Toutefois, le travail de F.Rosset vise justement à rapporter (à rapporter, non à réduire) cette tâche infinie aux mutations d’un monde qui l’excède, qui la fend et la traverse de part en part. Mutations et fêlures clairement indiquées par les exergues de ses deux premiers romans : « Un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier » (Rimbaud) ; « le lot qui m’était destiné, de devenir « hyperboréenne », me paraissait indiquer sur la terre une perte de chaleur annonciatrice de glaciation générale, glaciation en cours ou du moins imminente » (D.Schreber). Entendons-nous : ni la glaciation, ni l’aplanissement de la terre ne nomment ici des événements qui planeraient haut au-dessus de nous, et dont notre agitation ne serait que la métaphore ou le signe confus ; ils font le monde, et la société y est pleinement immergée. Dire « le Monde » est d’ailleurs sans doute trop religieux, par ce que l’expression indique de transcendance : mieux vaut, on le verra, parler comme Rimbaud d’« un monde ». Mais la perception de ce monde-là exige de celui qui s’y tient une conversion, un oeil qui darde, un déplacement vers l’Hyperborée. Il faut partir, courir le monde comme on court un risque. Comment procède-t-on ?

La veille

Sans doute F.Rosset emprunte-t-il à Beckett quelques éléments de méthode. Le premier : passer par en-dessous, plier, plier encore jusqu’à rejoindre le sol et ce qui y grouille. Un Subalterne retraçait ainsi la saga d’une soumission volontaire, d’un esseulement délibéré. L’Archipel semble renforcer cette proximité, puisque le narrateur s’y trouve enfoncé dans l’eau jusqu’au menton, comme Winnie dans le sable. Toutefois, la comparaison s’arrête là. Car la soumission, chez Beckett, s’interrompt et se prolonge dans le monologue, offrant du même coup au langage les ressources d’une connivence nouvelle, humoristique, légèrement roublarde, avec le lecteur. Il y a chez Beckett un usage de la trivialité corrélatif de l’absolue solitude des personnages qu’il compose. D’untel, qui marche depuis des temps immémoriaux dans le noir, il note : « Il aurait  pu finir par y arriver, dans une certaine mesure, et ç’aurait alors été plus gai, un rayon de lumière, ça fait tout de suite plus gai » (Pour finir encore, p.17) . On ne trouvera nulle part trace de cet humour chez F.Rosset. De tels écarts sont au contraire sévèrement proscrits, et la langue ne se départit jamais d’une précision extrême, langue haute que seule une certaine retenue, un quant-à-soi, préserve de paraître hautaine. Si comique il y a, dans cette langue, il ne peut naître que de l’aveu de notre répugnance commune à toute forme de familiarité, fût-elle humoristique : « Dire que les mouvements de votre poitrine sont plus intéressants que ceux de votre bras, ce serait flagorner. Ni vous ni moi ne tolérons ce langage » (p.19). Comme un menuet que nous danserions — à deux, mais à distance.

Pourquoi est-ce là l’ultime ressource du comique ? C’est que l’humour, sous sa forme beckettienne, est une manière de peupler la solitude, de produire un peuple de solitaires. Il suppose donc d’abord que nous soyons vraiment seuls ; il exige, d’autre part, que nous puissions croire composer un instant, depuis cette solitude, la communauté hilare d’une belle « galerie de crevés ». Or, ces deux conditions ne sont nullement réunies chez F.Rosset ; l’examen de leur impossibilité constitue même, pour une part, le versant critique et politique de l’oeuvre. Deux motifs scandent en effet celle-ci : sous les conditions du présent, la solitude est impossible ; mais la communauté, de ce fait même, l’est tout autant.

D’un côté, nous ne sommes jamais seuls ; nous ne cessons d’être soumis à  l’impérieuse nécessité de repérer autour de nous les indices d’une approbation ou d’un refus, indices qui marquent nos infimes déplacements sur l’échelle du succès. Dans Négociation, son précédent roman, F.Rosset décrivait déjà les effets sur notre vie d’une communication généralisée, qu’aucun silence ne borde. Bien sûr, ce constat vaut d’abord pour les entreprises — pour ce théâtre, par exemple, où se situait l’action de Négociation —, mais il déroule ses effets bien au-delà du seul lieu de travail. Ou plutôt, et c’est bien le problème, il n’y a plus d’au-delà : rien que des entrepôts, des chambres ou des coulisses qui communiquent encore avec l’entreprise. Dans cet univers, l’opposition dedans/dehors n’a plus cours : de même, les actions ne se distribuent plus suivant l’opposition binaire de qui joue le jeu et de qui le refuse, du respect ou de la transgression. Elles se répartissent au contraire suivant les degrés insensibles d’une hiérarchisation souple, du plus au moins ; hiérarchie sans cesse adaptée et étendue de sorte que, si éloignés qu’ils puissent paraître, les personnages ne cessent jamais de faire partie de l’ensemble. Molloy pouvait encore, pour être seul, casser quelque chose, ou se casser lui-même. Ici par contre, nulle disparition n’est définitive, nul écart de conduite n’est suffisant pour justifier le renvoi. Le disparu, par son effacement même, suscite encore les attentes les plus flatteuses et de subtiles manoeuvres dans le jeu des pouvoirs :

Bien qu’il ne promeuve aucun spectacle, Méchiel occupe une position telle qu’aucun théâtre ne peut prendre le risque de lui être indifférent. Peut-être qu’il n’a rien à proposer ou que ses représentations n’intéresseraient personne, mais nul n’est en mesure de le prouver. En attendant, son nom circule. Cette notoriété est bizarre ! Les gens savent qu’ils l’ont vu, ou s’attendent à le voir…

Négociation, p.94.

–  En même temps, paradoxalement, un tel continuum ne cesse de produire une extrême solitude chez ceux qui s’y soumettent. Parce que les variations de position y sont indétectables et permanentes, tout geste exige de son auteur qu’il s’enferme d’abord dans un décryptage interminable des signes émis par les autres, et de la place qu’ils lui assignent. La tentation du partage s’y résout, dès lors, aux prolégomènes d’une conscience close :

Je vous mettrais volontiers en garde contre ce qu’il ne faut pas faire, ni penser, en exposant devant vous la façon dont je procédais autrefois, ce qui m’obligerait à démontrer qu’elle ne pouvait aboutir à quoi que ce soit que j’eusse désiré au préalable. En vérité, il faudrait prouver que le désir en question visait quelque chose — il faudrait auparavant cesser de douter, or cesser de douter est impossible ; je veux dire… non, je ne veux rien dire

(L’Archipel, p.35).

Il ne s’agit pas là de variations sur l’éternelle incommunicabilité des êtres, mais d’une analyse rigoureuse du régime de signes contemporains. F.Rosset prête une attention constante à tout ce qui peut faire signe : ses trois ouvrages en forment comme l’encyclopédie. Ainsi dans L’Archipel (p.23) : « Votre menton projette une ombre sur la mer et cette ombre se remarque assez vite — de là on en vient à regarder votre menton ; il agace un visiteur indifférent tel que moi ; devinez ce que cette vision provoquerait chez une personne ayant une créance de haine envers vous… ». Ces signes toutefois n’ouvrent nullement sur un monde possible, sur une promesse d’extériorité, pas plus qu’ils ne suscitent une quelconque joie. Ils possèdent, au contraire, l’étrange pouvoir de se redoubler à l’intérieur du sujet, chaque signe capté de l’extérieur y suscitant un autre signe, et celui-ci un troisième, jusqu’à constituer celui qui les déchiffre comme sujet d’attente, d’inquiétude, dans une forme d’anticipation panique. L’affect qui découle de tels signes est un empêchement généralisé : l’examen des indices qui entourent l’action possible tient lieu de cette action même ; il l’a, dans l’énumération de ses conditions, attendus et modes d’évaluation, déjà supprimée :

Je veux vous faire une proposition, dit le navigateur, mais la certitude que vous la déclineriez m’en empêche. Ainsi qu’une sorte de honte anticipée que j’éprouve vis-à-vis de moi-même en constatant que j’endurerais votre refus

(L’Archipel, p.11). 

Telles sont les deux conséquences, pour la société et le rapport aux autres, de cette glaciation que F.Rosset repère dans le monde. D’un côté, toute action est objectivement exposée, insérée et évaluée dans le continuum de la communication universelle ; de l’autre, et par ce fait même, toute impulsion se trouve renvoyée, pour le sujet qui voudrait s’y livrer, dans les limbes d’une conscience inquiète et multiplicatrice. Une telle description suffit, au passage, à nous faire voir d’un tout autre oeil les deux mamelles de l’entreprise moderne, le couple infernal qu’y forment, au travers du « management participatif », la « gestion des ressources humaines » et « l’auto-évaluation ». La première est garante de la productivité générale ; la seconde organise, du même pas, la paralysie de chacun, son impotence permanente, sa division contre lui-même. Un sociologue rêvait tantôt d’adjoindre à la veille technologique, désormais indispensable aux entreprises, une « veille sociale » utile à tous. F.Rosset en trace déjà les contours : une veille éternelle, et des veilleurs mutiques.

Entre la mer et mon hypnose

On ne rejoindra pas le monde en s’extirpant de tout rapport, au profit d’une solitude sans partage. Que faire ? Tirer sur la corde, rejoindre un lieu où personne n’est là pour nous voir — mais de ce lieu, et avant que la communication, que la ville ne nous tirent en arrière comme un élastique, convoquer très vite un autre, n’importe quel autre. De l’eau jusqu’au menton, nous vient l’idée qu’« il manque quelqu’un » et ce quelqu’un arrive, juché sur un morceau de bois flotté :

On se cantonne à cette station en gardant à l’esprit le genre de personne que l’on voudrait accueillir — cette silhouette repérée au cours d’une vision ; cette écharpe de buée que la basse mer abandonne luit dans le cerveau. La vision s’est avancée ! A mon insu, elle est passée entre la mer et mon hypnose.

(p.10).

Qu’est-ce qui change dans L’Archipel, par rapport aux romans précédents ? On dirait que quelque chose se dénoue, que la tension inhérente à toute relation se dissout en ses éléments constituants : l’hypnose et la mer. Que toute intersubjectivité se tienne ainsi entre hallucination (par laquelle l’alter ego m’apparaît comme ego) et objectivation (par laquelle il m’apparaît comme alter), nous le savons depuis Husserl : mais on invoque d’habitude, pour résoudre l’alternative, le miracle d’une rencontre, instituante d’une communauté anticipée d’ailleurs par les signes que l’autre a déjà  laissés pour moi dans le monde. Ici par contre, il ne s’agit pas de dépasser l’alternative, mais de la conquérir, de la maintenir, contre l’évidence de la communication et l’étranglement des rapports sociaux. Le paysage y aide un peu, cette eau qui environne, qui ne marque pas, ne retient rien, ces troncs qui ne sont pas de facture humaine : « Bouche contre les eaux, ne crée aucun remous » (p.44). Dans cet univers sans empreintes, nous sommes libres de reconnaître, en les maintenant écartés l’un de l’autre, les deux bords du dialogue que nous entretenons : un réseau d’attentes intérieures, sans cesse bourgeonnantes et multipliées ; un croisement, voué à se dénouer dans le silence d’une extériorité réciproque et prochaine. « Qui me dit que je ne vous croiserai pas un jour prochain ? Vous ne me reconnaîtrez pas alors ; pensant me rencontrer pour la première fois, vous vous livrerez à des considérations différentes de celles que je viens d’entendre » (p.21). 

La tâche — dont le développement forme toute la première partie du roman — est alors double : d’une part, porter ces deux aspects de la situation de dialogue jusqu’à leur limite, jusqu’au point où ils se renversent. Rejoindre, depuis les contorsions de la conscience et du déchiffrement, une intériorité plus profonde que toute subjectivité : « placidement installé par ici, je crois mesurer des mètres et des mètres de longueur ; ma colonne vertébrale s’incurve et se déplie bien qu’il n’y ait pas de courant et que mes pieds soient pris dans le sable » (p.34). Symétriquement, atteindre, en prenant appui sur l’écart qui nous sépare l’un de l’autre, un dehors plus lointain que tout lieu social : « un bruit assez court et perçant, est audible sur la droite certains jours (…) il arrive de loin sans rencontrer d’obstacle… » (p.24). Il s’agit aussi d’être attentif à ce qui peut se produire, entre ces deux pôles, de discours, d’altercations, de moments de paix et de mêlées subites, en bref de lenteurs et d’accélérations par quoi s’indiquent dans notre voix les premiers mouvements du monde :

Il règne une tristesse inégale, sans hauteur précise. (…) Aujourd’hui par exemple, entendez-vous le bruit qui nous rentre dans la gorge ?

(p.46)

Des bruits, une tristesse, un étirement de la colonne vertébrale au-delà des limites du corps : nous nous sommes imperceptiblement rapprochés de ce que nous cherchions. Il s’en faut de beaucoup pourtant que cela tienne, que cela suffise : « nous ne suffisons pas » (ibid.). C’est que chaque parole, d’être échangée entre deux protagonistes, réduit leur marge de manoeuvre ; elle tend à reconstituer, outre la logique évaluatrice de la communication dont l’un et l’autre pourtant se défendent (« je ne voulais pas évoquer cette sale affaire de victoire », p.56), les conditions d’une perception commune. La parole convoque les yeux et les sens, et le monde devant eux ne fera pas fresque. Le dialogue produit une usure, qu’il faut entendre à la fois comme épuisement des forces, et (économiquement) comme dette, comme surcroît d’obstacles. Au bout de ce processus, il est certes possible de raconter une petite histoire, à la mode classique : dans le roman, celle de deux soeurs aux prises avec un prévaricateur. Mais cette histoire, pour être belle, marque moins l’acmè de la littérature, le retour du récit, qu’elle n’indique le champ du cygne du dispositif institué jusque-là. Elle vaut comme exemple, et le sens en est indiqué d’entrée : « toute situation s’attarde, et tourne sur elle-même et ronge la volonté de ceux qui en sont partie prenante » (p.56).

Il faut donc encore passer au-delà : briser le dialogue au profit d’un nouveau plan, où, tout à la fois, la parole s’éteigne et les personnages se multiplient. Tirer parti, avant qu’il ne se referme, du mince interstice ouvert entre les protagonistes (celui dont provenaient les bruits, la tristesse, l’étirement) et s’éclipser. Qu’il vienne encore quelque chose, dans cet interstice — et quelque chose vient, une douceur, comme un vent du sud dont la description bouleversante forme la charnière du livre :

Cette douceur drue comme une arme, souple comme une arme, née en séparant les visages que contient son propre visage, les corps retenus dans son corps. Vous vous tenez déjà à l’endroit qu’elle vise et qu’elle atteint.

(p.61)

Les assesseurs

Au-delà de cette charnière, nous ne nous risquerons que prudemment. D’abord parce que l’écriture y glisse, polie, résistante à l’interprétation. Ensuite et surtout, parce que le texte se trouve soudain délié des contraintes de la parole — les phrases qui s’y prononcent sont incompréhensibles, d’une inanité égale (p.70), et les pensées mêmes se sont tues (p.110). Une littérature muette donc, comme on dit du cinéma muet, mais qui comme lui ne manque de rien, n’attend pas le parlant.

Décrivons. Sous l’effet de cette douceur, un nouveau paysage surgit, un palais de justice, et les protagonistes (celui qui est dans l’eau, celui qui chevauche le tronc) s’y engouffrent, l’un suivant l’autre ; celui qui suit est celui qui décrit. Autour de lui s’esquissent d’autres personnages — des assesseurs, dont nous percevons la nuque, les godillots, le costume bleu nuit —, puis un arbitre, étrange arbitre au vrai, incapable de trancher, de statuer (p.76). Le narrateur suit alors cet arbitre (il est cet arbitre, peut-être, puisque ce dernier a un nom, Monsieur Massicaud, nom que l’homme dans l’eau revendiquera bientôt comme le sien propre) jusqu’à la falaise et à l’eau, enveloppés d’un vol méthodique d’assesseurs. Il s’y perdra, ils s’y perdront, sous l’ombre d’un grand oiseau.

…et mes contours furent absorbés, l’ombre entoura cette falaise. Je ne voyais plus rien, non que le soleil se fût éloigné, mais parce qu’en se déployant à travers mon corps (l’ombre) noya mon regard et enfonça mes poings dans le granit.

(p.136)

Remarquons que cet étrange récit est scandé par une action particulière : celle de suivre. Le narrateur suit l’autre, puis suit Massicaud, ses assesseurs le suivent… Suivre est sans doute ce que tout subalterne est commis à faire, ce qu’il s’efforce de faire au mieux. Déjà, dans la première partie du livre, chacun s’efforçait de suivre la pensée de l’autre, mais n’en retirait qu’un surcroît de paralysie. Or, dans la seconde partie, la valeur accordée à cette contrainte se trouve comme inversée : suivre devient la suprême puissance du subalterne, son tourment, la maladie dans laquelle il puise toute sa santé ; au point que l’arbitre l’invoque à son tour comme son dernier recours : « Je vous suis ! Je ne veux pas savoir où vous allez, ni influencer aucune décision » (p.113).

En fonction des analyses qui précèdent, on comprend que F.Rosset puisse ainsi ordonner la dynamique de son récit à l’acte de suivre, de poursuivre. La passion de suivre inverse en effet la logique paranoïaque, auto-référentielle, des signes, logique qui clôt les consciences et interdit la communauté. Elle suspend d’abord l’exigence de savoir où l’on est, et à qui l’on parle : dépassé et éconduit par celui que l’on pensait suivre, on peut enfin se trouver perdu. Une contagion s’opère alors : de proche en proche, se lève un peuple de subalternes, d’intermédiaires, d’exécutants (les assesseurs), tous convaincus de suivre. Peu à peu, poursuivants et poursuivi deviennent indiscernables : on ne sait plus qui court derrière qui, ni même qui est qui. C’est comme si le mouvement, se libérant de la décision qui le suscite, déléguant à quelqu’un d’autre son vouloir, perdait son caractère personnel, individuel ; comme si, d’autre part, il cessait de s’exercer sur la terre, pour devenir mouvement de la terre elle-même. Plus de décision ni de route, mais une inclinaison, suivant laquelle les choses « semblent s’étirer, s’allonger démesurément. Le sol penche maintenant » (p.111). Ici, avec les assesseurs, c’est le monde lui-même qui bouge sous nos pas, trouve et suit à son tour sa ligne de plus grande pente. 

Sur ce point, et puisque nous avons invoqué le cinéma et le muet, il faudrait plus précisément faire référence au burlesque, à Buster Keaton — Keaton, dont Deleuze disait que, le premier, il avait inscrit le burlesque dans une grande forme, faisant correspondre le déglinguage du corps aux convulsions du monde. Cela correspond assez à l’allure chorégraphique de nombre de textes de F.Rosset. Dans L’Archipel, cette chorégraphie comprend deux moments. Dans la première partie du livre, on procède à une sorte de décomposition, comme une série de points luminescents qui éclaireraient les parties du corps :

Quand le brouillard se lève, mes mains descendent le long de mes flancs, le long du bassin, le long des cuisses, remontent le long de mes cuisses, du bassin, des côtes, et se satisfont d’un tel périple ; tout comme mes jambes se contentent de la raideur. 

(p.35).

Cette décomposition permet déjà une recomposition partielle avec les éléments qui nous entourent, eux-mêmes rigoureusement analysés : d’être ainsi dégagés de la totalité du corps, les membres peuvent nouer d’étranges rapports avec la nature, la joue du cavalier se porter par exemple contre l’écorce du tronc d’arbre, comme « une marque de respect envers le monde » (p.25). Mais le monde, alors, est encore immobile, n’offrant de prise que fragmentaire, ne permettant que de brefs repos. Dans la seconde partie du livre et sous l’effet de la poursuite que nous avons décrite, tout change. La chorégraphie se fait ample et drôle, comme une série de larges plans d’ensemble. Les assesseurs s’unissent, comme une rumeur ou un feu se propagent : horizontalement, de place en place, chaque relation nouée en suscitant une autre. « Une main cherche une main, la trouve et s’y  glisse ; bruit de paume sèche contre une paume sèche » (p.72). Ils se mettent en marche, tantôt en ligne, tantôt en nuage, indénombrables. Plus tard, lorsque précisément poursuivant et poursuivi se confondront, lorsque l’homme dans l’eau deviendra l’arbitre, ils vont se mettre à tournoyer, et leur mouvement se confondra avec celui de l’oiseau qui traverse la dernière page du livre :

Leur volte-face est aussi soudaine que celle des oiseaux : alignés, ils partaient du même pas vers l’un des promontoires et les voilà qui reviennent dans ma direction sans que, assommé par le rayonnement du soleil, je les ai vu tourner les talons ; ils rebroussent chemin et me traversent — c’est ce que j’éprouve alors qu’en fait Massicaud immobile fend le groupe en mouvement.

(p.135)

Nous y voilà. Nous n’avons pas redécouvert le Monde, dans une forme de révélation sanctifiante, d’épiphanie du réel. Nous avons seulement trouvé un monde. Un monde sans argument, que rien ne prouve ni ne réfute, qui n’est même pas « là » comme l’est trop souvent le monde chez les philosophes qui croient en la Présence. Il monte plutôt comme une brume, environne comme une eau froide, et l’indéfini de ce monde est sa plus haute qualité. On pense à d’autres indéfinis du même ordre, chez Faulkner — une volée de moineaux contre la vitre de Miss Coldfield, se mêlant aux atomes de poussière (Absalon, Absalon) ; la mer sous l’oeil de Quentin Compson, mer dont « le déplacement de l’eau est égal au quelque chose de quelque chose » (Le Bruit et la fureur). F.Rosset, comme Faulkner avant lui, fait de la nuée le grain même du monde.

Dans ce parcours qui inverse le passage du muet au parlant, où la plus terrible faiblesse du vouloir suffit à mettre un monde en branle, le personnage aura perdu conscience et gagné un nom, bien anodin en fait : Massicaud, un nom d’anonyme, de monsieur tout-le-monde. Le soleil aura réapparu, mais l’ombre aussi, du même coup. Le rapport qui nous lie au petit monde blême et plat va se retendre, il faudra « revenir aux galets » (p.134), recommencer à decrypter les signes. En attendant, s’exhale une maigre joie, qui ne console pas, ne sauve personne mais suffit, aussi longtemps toutefois que l’on bouge.« Tirer plaisir de la société des assesseurs, ce désir s’accroît dès que je me mets à courir » (ibid.). Une joie peuplée, donc.

Mathieu Potte-Bonneville.


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