Posted in Autour de Foucault 8 min read
Première publication : Magazine littéraire n°461, 2007/2.
Dans l’intérêt que Michel Foucault, au long de ses derniers livres, porte aux philosophies héllenistiques et romaines, le stoïcisme occupe une place de choix : si l’auteur de l’Histoire de la sexualité tâche de dégager, transversalement, le motif d’un « souci de soi » commun aux épicuriens, aux stoïciens et aux cyniques, c’est bien Sénèque qui lui en fournit les plus éclatants témoignages, mettant en place un vocabulaire dont Foucault énumère à plaisir les expressions réfléchies (sibi vacare, se formare, sibi vendicare, se facere…), soulignant de multiples manières l’urgence de « vaquer à soi-même ». Cette soudaine passion du philosophe du pouvoir pour le Portique pourrait surprendre ; on se souvient que, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Foucault se proposait d’introduire « à la racine même de la pensée, le hasard, le discontinu et la matérialité », aux antipodes donc de l’universalité que les stoïciens conféraient au règne de la raison. Repentir tardif d’un irrationaliste ? Une telle lecture serait superficielle, et manquerait des proximités plus secrètes : après tout, et malgré son invocation répétée de la Providence, le rationalisme des stoïciens pose une indifférence primordiale du cours des choses à l’égard des motivations sensibles du sujet, tout comme Foucault de son côté conteste que l’histoire accouche spontanément d’une société apaisée et conforme à nos voeux ; dans les deux cas, le rôle du philosophe est de désiller celui qui confondrait ses désirs et l’ordre du monde, croirait que l’univers naturel ou humain est là pour lui faire plaisir. A celui-là, Foucault comme Sénèque montreront au contraire l’instabilité foncière de ce que nous aurions tendance à considérer comme nos biens les plus durables. De ce point de vue, annoncer dans Les Mots et les choses la fin prochaine de l’homme, c’était peut-être se livrer à une forme rigoureuse de ce que les stoïciens nommaient la praemeditatio malorum, l’anticipation du pire, en exigeant de ses contemporains qu’ils envisagent la disparition de ce à quoi ils tenaient le plus : non pas, comme dans les Lettres à Lucillus, leur fortune, leur pouvoir ou leurs enfants, mais une version de l’humanisme paresseusement sédimentée depuis deux siècles.
La rencontre avec Sénèque, donc, n’était pas aberrante et L’Ordre du discours, déjà, présentait l’étude des formations discursives comme un « matérialisme de l’incorporel », trait d’union (sans doute via le Logique du sens de Deleuze) entre stoïcisme et archéologie. Mais c’est l’enquête sur le pouvoir qui va amener Foucault à rouvrir les écrits du patricien devenu sage. Approfondissant, au cours des années 1977-1981, la notion de « gouvernementalité » dans ses cours au Collège de France, Foucault cherche à dégager l’histoire des techniques visant, non à soumettre par force des individus, mais à faire en sorte que leur docilité soit en quelque sorte inscrite dans la manière dont ils s’éprouvent et se reconnaissent eux-mêmes comme des sujets. D’un tel assujettissement, la confession est le modèle exemplaire, puisque le sujet s’y soumet à l’autorité d’autrui dans la mesure même où il produit, librement, un discours de vérité sur lui-même. De là une question : sur le fond de quel héritage, mais aussi de quelles alternatives, s’opère cette invention chrétienne de l’homme comme sujet policé, se construisant soi-même en déchiffrant ses tourments intimes, et se préparant par là à l’obéissance ? L’étude des philosophies héllenistiques et de la « culture de soi » qu’elles développent peut alors s’engager, et Foucault va en proposer une double lecture : on peut en effet lire Le Souci de soi en repérant, rétrospectivement, ce que le christianisme retiendra des morales épicuriennes ou stoïciennes, premiers prémices d’une rigueur promise à un long avenir ; mais on peut aussi y lire la description d’une tout autre manière de prêter attention à soi-même, et l’analyse d’une série de techniques orientées, non vers l’exégèse de nos états d’âmes, mais vers la libération du sujet via l’instauration résolue d’un certain rapport à sa propre conduite et à ses représentations. Dans ce cadre, l’examen des exercices spirituels stoïciens, véritables « techniques de soi » joue un rôle essentiel : Foucault va pouvoir ajouter un nouveau chapitre à ses recherches antérieures sur les stratégies de pouvoir, en recensant ces démarches qui permettent au sujet de renforcer sa propre liberté tout en contournant l’abîme introspectif, puisqu’il y importe moins de savoir « qui l’on est » que de se remémorer, d’anticiper ou d’écrire ses actes passés et à venir.
Faut-il croire du coup que, dans sa lecture du stoïcisme, Foucault valorise abusivement la dimension éthique, oubliant que celle-ci s’adosse à une doctrine spéculative où il est bien moins question du soi que du Tout ? L’objection fut parfois formulée après la parution du Souci de soi : Foucault aurait plié la morale des stoïciens à un « subjectivisme » au goût du jour, sans rapport avec l’importance que Zénon et ses successeurs accordaient à la connaissance de l’univers. La publication posthume du cours de 1982, L’Herméneutique du sujet, permet de faire justice de ce reproche : Foucault y analyse en effet, à travers la lecture des Questions naturelles de Sénèque, le lien indissoluble qui unit dans le stoïcisme connaissance de la nature et souci de soi. Lien doublement paradoxal, au vrai : d’un côté, l’exigence d’une conversion à soi y suppose tout le parcours de l’ordre du monde, de son organisation générale et intérieure, dans une « théorie de l’étude de la nature comme opérateur de la libération de soi » ; de l’autre, la conversio ad se s’y renverse en tentative de s’affranchir de soi, puisqu’il s’agit de mesurer à la connaissance de ce Tout le caractère ponctuel de notre propre existence. Enigme d’une telle démarche, où il est bien moins question de « repli sur soi » que de déplier au contraire l’universelle ratio logée au cœur du sujet, et par laquelle celui-ci communique avec l’univers entier ; énigme encore d’une contemplation de soi au plus loin de toute effusion intime, puisqu’il s’agit « d’obtenir la tension maximale entre le soi comme raison et le soi comme point », de se saisir soi-même comme on retourne un gant sans pour autant, comme chez Platon, gager cet arrachement à soi sur l’accès à une transcendance. Pour Foucault, ces paradoxes minutieusement noués sont constitutifs de l’enseignement stoïcien, et du modèle de spiritualité qu’il propose, modèle d’un rapport à soi alternatif tant à la réminiscence platonicienne qu’à l’exégèse chrétienne.
Il faut lire ces pages où Foucault, deux ans avant sa mort, commente un Sénèque qui s’étonne, lui si vieux, d’avoir encore du temps à consacrer au savoir : on s’apercevra que l’archéologue y propose en fait un portrait de lui-même et de sa propre démarche. Le stoïcisme est, dit Foucault, une « vue plongeante de soi sur soi qui englobe le monde dont on fait partie et qui assure ainsi la liberté du sujet dans ce monde lui-même ». Mais qu’est-ce que l’archéologie de la folie ou de la prison, sinon une tentative pour éclairer des difficultés éprouvées au plus près de soi en les reversant dans le discours historique le plus impersonnel, dans une sorte d’histoire naturelle où nous ne sommes plus qu’un point, mais par où notre liberté se trouve comme reconquise ? Et qu’est-ce que la « subjectivation », théorisée dans L’Usage des plaisirs, sinon une étrange tentative de devenir qui l’on est en se déprenant simultanément de soi-même, et en entreprenant de « penser autrement » ? Lorsque Foucault définit ses livres, pourtant voués à l‘anonymat du savoir, comme autant de « fragments d’autobiographie » ; ou lorsqu’il avoue dans son dernier ouvrage se retrouver « à la verticale de soi », c’est pour lui-même qu’il revendique la vue plongeante, le regard sagittal du stoïcien.
Mathieu Potte-Bonneville