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Versions du politique
Jacques Rancière, Michel Foucault.
Posted in Autour de Foucault 55 min read
À quel titre punir ? Previous La verticale de soi Next

Première publication : La Philosophie déplacée, Actes du colloque international de Cerisy « Jacques Rancière et la philosophie au présent« , Paris, Horlieu éditions, 2006.

Depuis le site internet de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France, et à la condition de se frayer un chemin entre les informations relatives à la mobilisation en cours, les analyses serrées de la réforme du statut et les propositions alternatives, on peut accéder, via deux liens hypertextes, à deux écrits de nature plus théorique : le premier, intitulé « la fabrique du sensible », et paraphé des mystérieuses initiales J.R., développe une analyse de ce mouvement en mettant l’accent sur le bougé qui affecte le nom même « d’intermittents », dès lors que ce statut administratif, cette identité socio-professionnelle se voit retournée par ceux qui s’y trouvent soumis, érigée en sujet commun (au-delà de la distinction entre artistes, techniciens, etc), et en sujet du commun, témoignant « de la situation commune qui nous est faite, qui détermine l’existence d’une communauté de fait ». Lorsqu’on clique sur le second lien, on se trouve renvoyé sur un autre texte ; dû au sociologue Lilian Mathieu, il s’intitule « Savoir = pouvoir, l’enjeu de la science et de l’expertise dans les mouvements sociaux » et propose une lecture sous grille foucaldienne de la manière dont l’expertise juridique (mobilisée par le mouvement des intermittents) est à replacer parmi toute une série d’appropriations de savoir, valant empowerment des acteurs qui s’en saisissent – suivant une logique d’articulation entre expériences minoritaires et savoirs minorisés dont Foucault trace l’épure dans les premières leçons du cours « Il faut défendre la société ».

Je voudrais m’autoriser ici de cette double inscription : il me semble en effet que la comparaison, exercice académique en lui-même trop souvent absurde et inutile, n’a d’intérêt qu’à la condition d’éclairer le champ où les pensées comparées trouvent une effectivité, et de se laisser éclairer à rebours par ces pratiques mêmes. La question que j’aimerais poser est alors la suivante : que nous apprend cette conjonction, cette double lecture et cette double grille proposée par les intermittents de leur propre mouvement – présenté à la fois comme une affirmation irruptive, depuis une désidentification paradoxale, et comme l’escarmouche d’une guerre perpétuelle, sur fond de saisie, par les acteurs minorisés, de leur propre position dans les jeux du savoir/pouvoir ? Que nous apprend cette conjonction, quant aux pensées ainsi conjointes, et quant à ceux qui les conjoignent (les mouvements sociaux contemporains, dont la lutte des intermittents est un cas exemplaire) ? Je proposerai ici, suivant (j’espère) un ordre de profondeur croissante, trois manières de comprendre cette double référence :

1/ La plus simple consisterait à lire dans ce rapprochement le signe, sinon d’une inspiration commune aux deux auteurs, du moins d’une série d’opérations parallèles, jugées cruciales par leurs lecteurs engagés : la conjonction des références vaudrait alors indication d’une conjoncture politique.

2/ Mais on pourrait aussi voir, dans ce brassage, le signe d’une joyeuse indifférence à l’égard ce qui peut distinguer, voire opposer les deux positions : Foucault, Rancière, anything goes. Indifférence typique de mouvements sociaux dont le propos n’est pas de s’adosser à un discours théorique constitué ; mais indifférence peut-être problématique : il faudra se demander si l’opposition des deux pensées ne risque pas de revenir à l’intérieur même des luttes politiques qui s’en réclament ensemble, si elle n’éclaire pas, d’une certaine façon, les difficultés croisées ou symétriques que ces luttes rencontrent, de telle sorte qu’il leur faudrait perpétuellement conjurer Foucault par Rancière, et Rancière par Foucault.

3/ Dans un troisième temps, je proposerai toutefois une lecture que j’espère plus « charitable » à l’égard, tant de l’intention de chacun des auteurs, que des luttes qui mobilisent leurs écrits. Je voudrais montrer qu’il y a, entre la pensée politique de J.Rancière et celle de M.Foucault, moins une contradiction qu’une bifurcation, ou ce que je propose de nommer une divergence de « versions » (en laissant entendre dans ce terme le double renvoi au mouvement – au fait de verser d’un certain côté – et au langage, ou à la traduction –  J’emprunte ce terme de « version », dans son ambiguïté heureuse, au titre splendide de l’ouvrage de B.Pautrat, Versions du soleil, figures et système de Nietzsche, Seuil, 1971). Autrement dit, l’opération logico-discursive par laquelle le sujet politique trouve à verser hors de sa position ordinaire, à se déplacer vis-à-vis de lui-même, n’est pas, chez l’un et l’autre exactement similaire. Je suggèrerai alors, en filigrane de ce dernier moment, que cette différence est peut-être l’un de principes de mobilité, de « mobilisation » au sens littéral du terme, des mouvements politiques contemporains : ce qui les contraint à bouger et leur interdit – heureusement – de se doter enfin d’une assise stable et unitaire. 

Convergence

Partons du plus convenu : le relevé de points communs. Tels qu’éclairées par les mouvements qui s’en saisissent, les deux réflexions politiques me semblent avoir en commun trois caractéristiques essentielles, trois gestes décisifs.

Premier geste : le découplage de la réflexion politique vis-à-vis de ses trois coordonnées traditionnelles que sont la référence à l’Etat, la typologie des régimes et la considération des systèmes.

  • Chez Foucault comme chez Rancière, on trouve d’abord le souci de libérer la réflexion politique de la référence à l’Etat comme foyer d’autorité souveraine. On peut même dire qu’en un sens, l’Etat disparaît du « catégorial » dont l’un et l’autre se dotent, vis-à-vis duquel il n’apparaît plus que comme une instance secondaire et dérivée : ni la « police » ni la « politique » ne s’identifient chez Rancière à l’action de l’Etat, tout au moins sous sa définition traditionnelle (d’instance transcendant la société, disposant du monopole de la violence légitime, etc) ; du côté de Foucault, la parution récente des cours de 1977-78 rend plus lisible, s’il était besoin, la stratégie de « dissolution » de l’Etat, puisqu’à la « microphysique du pouvoir » initiée dans Surveiller et punir (approche dont on pouvait croire qu’elle s’adjoignait seulement, à son échelle, à la pensée de l’Etat), s’adjoint une analyse des formes de gouvernement qui rivalise cette fois sur son domaine avec la réflexion sur le pouvoir d’Etat.
  • Le politique ne se laisse pas décrire à travers une typologie des régimes, entendus comme formes institutionnelles de répartition des pouvoirs auxquelles correspondraient une distribution des différentes parties de la société : chez Rancière, la politique commence avec ce genre qui n’en est pas un, la démocratie, laquelle par son absence d’arkhè affole la sage répartition platonicienne des régimes et des titres (BP, p.229 sq.) ; chez Foucault, les typologies touchant aux modes d’exercice du pouvoir (par exemple la distinction entre souveraineté, discipline et gouvernementalité, STP, « leçon du 11 janvier 1978 ») prennent soin de ne jamais coïncider avec des distinctions d‘ordre institutionnel.
  • Enfin, chez l’un et l’autre, ce que l’on nomme d’habitude le système politique doit être pensé, d’abord, par référence aux irruptions et aux interruptions qui l’obligent à une reconfiguration régulière : non sous le mode révolutionnaire de l’éclatement d’une contradiction interne permettant la réconciliation avec soi de la communauté aliénée, mais sous le mode d’une altérité imprévue et peut-être vouée à demeurer aux confins de la société qu’elle affecte. Altérité de cette affirmation d’égalité dont J.Rancière précise régulièrement qu’elle n’a, en elle-même, rien de politique (puisqu’elle peut prendre des formes radicalement antipolitiques, par exemple, dans l’émancipation intellectuelle d’un Jacottot, MI, passim). Altérité – d’un tout autre genre, certes – des maladies auxquelles la société tâche chez Foucault de parer, la souveraineté répliquant à la lèpre, la discipline à la peste et la normalisation à la variole  (on pourrait dire qu’en lieu et place d’un classement des systèmes, Foucault propose une sorte d’épidémiologie du pouvoir).

Deuxième geste commun aux deux auteurs (suffisamment commun, en tout cas, pour qu’il soit tentant de les ranger dans une même « boîte à outils ») : la réarticulation de la rationalité politique autour d’un rapport inédit entre sensibilité et conceptualité – entre le visible et le pensable ou l’énonçable. L’action politique s’autorise d’abord d’une transformation dans la manière de sentir, d’une expérience dont la sensibilité est à la fois le point d’émergence et l’objet central, expérience qui désoriente l’argumentation raisonnable et en fait voir la dépendance à l’égard d’une situation historiquement circonscrite. Je pense à la manière dont la référence à « l’intolérable » fonctionne chez Foucault, comme raison d’agir alternative à toute politique des principes et des programmes, où à la façon dont telle page d’Au bord du politique, évoquant « la confrontation entre la puissance du langage et l’expérience de la singularité des corps qui objecte » (BP, p.195) semble faire directement écho à cette « révolte, au niveau des corps, contre le corps même de la prison » sur laquelle s’engrène l’écriture de Surveiller et punir (SP, p.35). La référence au sensible correspond, me semble-t-il, chez l’un et l’autre, à ce qu’une inscription du politique sous l’ordre du concept implique de téléologie : on peut y voir un commun souci de se déprendre de l’horizon révolutionnaire dès lors que ce dernier subordonne l’expérience présente à un système des fins, et la voix singulière de ceux qui protestent à la logique insue que le philosophe (ou, chez Rancière, le sociologue) serait, depuis le surplomb de sa science, seul à même de découvrir.

Cette sensibilisation du politique, toutefois, ne correspond ni chez Foucault ni chez Rancière au surgissement d’une sensibilité naturelle, à l’épiphanie d’une expérience nue qui ferait voler en éclat les conventions sociales : simultanément, est affirmée la dépendance étroite du visible à l’égard d’un régime toujours spécifique d’énonciation, de catégorisation et de discours. Il y a sur ce point, chez les deux auteurs, ce qu’il faudrait nommer une stratégie du contrepoint : la mise en avant du sensible dans l’ordre politique, contre les privilèges du concept, est doublée par l’ouverture d’un autre front, sur lequel on mène une critique virulente de toute référence à l’expérience pure.

  • Ainsi, chez Foucault, les textes généalogiques et archéologiques se succèdent moins qu’ils ne se répondent, les uns mettent en avant le corps (au risque d’une interprétation vitaliste), les autres affirment le primat de l’épistémologie sur la phénoménologie, ou la préférence pour une philosophie « du savoir, de la rationalité et du concept » contre une philosophie « de l’expérience, du sens et du sujet » (DE, IV, p.764).
  • De même, chez J.Rancière, l’identification du politique à un partage du sensible ne doit pas être séparé d’un autre mouvement, accompli dans les textes esthétiques : là, Rancière insiste (entre autre contre Deleuze) sur les faux-semblants de la sensation pure, et montre que l’invocation de la matérialité nue dépend en sous-main d’un discours critique, sans laquelle elle n’adviendrait pas : « la tradition phénoménologique et la philosophie deleuzienne donnent volontiers à l’art la tâche de susciter la présence sous la représentation. Mais la présence n’est pas la nudité de la chose picturale opposée aux significations de la représentation. Présence et représentation sont deux régimes de tressage des mots et des formes » (DI, p.91)

On ne peut alors s’étonner que cette double affirmation (du sensible contre la politique raisonnable, mais de la constitution historique et discursive du visible contre la sensibilité pure) mette finalement au centre de la réflexion politique la question des seuils : sur ce point, l’attention que porte J.Rancière à l’invocation du « seuil de tolérance » comme verrou du consensus, et comme litige politiquement crucial, me paraît consonner avec la manière dont Foucault n’a cessé, depuis l’Histoire de la folie, d’interroger les déplacements de la sensibilité à l’intolérable – la perception distincte du fou, la remise en question des supplices, l’émergence du crime sexuel comme catégorie centrale, etc, valant à chaque fois comme points d’appui du récit historique et de la lecture politique. 

Un troisième et dernier geste me paraît rapprocher les deux auteurs : la définition du sujet politique au point d’intersection entre une analyse critique de l’assujettissement, et une théorie (ou disons, chez Foucault, des bribes de théorie) de la subjectivation transgressive.

  • Au premier point de vue, l’un et l’autre s’accordent pour renvoyer dos-à-dos politique de l’universel et politique de l’identité, y voyant deux versants d’une même mise en ordre de la société. Ce n’est pas un hasard si le texte de Foucault que Rancière sollicite explicitement (je vais y revenir) s’intitule Omnes et singulatim (MS, chap.II): pour l’un et l’autre, l’institution de l’universalité républicaine, du règne du droit, requiert une individualisation préalable des corps, de sorte qu’un attachement de chacun à ses propres particularités  vienne contrebalancer l’institution de l’égalité : la belle analyse, dans Le Maître ignorant, de la répartition des rôles entre l’instituteur et le père de famille (« l’un chasse, par les lumières de l’instruction, les idées fausses que l’enfant tient de son milieu nourricier, l’autre chasse par l’éducation les aspirations extravagantes que l’écolier voudrait tirer de sa jeune science et le ramène à la condition des siens », MI, p.61) est parente de celle qui, chez Foucault, articule lois et disciplines comme le droit et le contre-droit, le second opérant une « mise en suspens jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit » (SP, p.224).
  • Inversement, l’un et l’autre admettent la possibilité d’une subjectivation qui ne soit pas identification, mais consiste au contraire à contester le régime d’identification ordinaire : sur ce point, les exemples cruciaux (comme on dirait des expériences cruciales) de Foucault et Rancière sont littéralement jumelles, empruntées toutes deux à la scène judiciaire du XIXe siècle : devant le juge se tient chez l’un Blanqui, qui se revendique prolétaire et lève bien haut son identité déviante comme non-identité de tout le monde (« prié par le président de décliner sa profession, celui-ci répond simplement  « prolétaire ». A cette réponse le président objecte immédiatement : « ce n’est pas là une profession », quitte à entendre aussi tôt l’accusé répliquer : « c’est la profession de trente million de français qui vivent privés de droits politiques », MI, p.62) . Chez l’autre,  mais peut-être devant le même juge, un jeune homme du nom de Béasse dénonçe par ses réponses l’artificialité de l’ordre normatif que son interrogateur voudrait faire passer pour naturel (« le président : on doit dormir chez soi – est-ce que j’ai un chez soi ? – Vous vivez dans un vagabondage perpétuel. – Je travaille pour gagner ma vie. – Quel est votre état ? – Mon état : d’abord j’en ai trente-six au moins ; ensuite je travaille chez personne… », SP, p.297).

Pour qu’une telle subjectivisation/désidentification soit possible, il faut que la distribution sociale des identités ne puisse intégralement coïncider avec elle-même, de telle sorte qu’une identité excédentaire ou supplémentaire vienne se saisir et s’autoriser de cet écart. Chez J.Rancière, le non-recouvrement renvoie évidemment à la position d’une part des sans-part ; position dont la dénégation conduit au doublet moderne du consensus et de l’exclusion (BP, chap.I). Sur ce point, ses analyses donnent à voir une dimension trop rarement aperçue de la réflexion de Foucault. Foucault a peu théorisé pour elle-même, comme figure positive, une instance équivalente à la « part des sans-part » – à l’exception, notable, d’un fameux entretien accordé justement à J.Rancière, entretien où il amorce un développement sur le thème de « la plèbe » :

« il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir, quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée (…) Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir que leur limite, leur envers, leur contrecoup… » (DE, III, p.421).

Toutefois, il me semble qu’il ne faut pas sur-solliciter ce texte bref : la « plèbe » y ressemble tout de même, peu ou prou, à l’une de ces notions latérales familières au lecteur de Foucault – l’une de ces notions auxquelles, au détour d’une page, il fait faire un tour de piste avant de l’abandonner définitivement. Ce qui est sûr, par contre (mais que l’on perçoit mieux lorsqu’on lit ces textes en songeant à ce que Rancière écrit du consensus), c’est qu’il s’est constamment penché sur le paradoxe suivant : la tentative, selon lui caractéristique de la modernité, pour réaliser « l’intégration » absolue de la société , pour faire disparaître toute séparation radicale entre ses membres, ne peut éviter de supposer et de retrouver une logique de l’exclusion, selon ce qu’il nomme un « perpétuel travail de la norme dans l’anomie » (PP, p.56).

Cette série de convergences me suggère deux remarques. D’abord, il faut se méfier des illusions rétrospectives : il faudrait en particulier examiner comment chacune de ces thèses prend un sens différent suivant qu’on la resitue dans la perspective qui était celle de Foucault dans les années 70, ou dans celle à l’intérieur de laquelle Jacques Rancière a affiné ses propres concepts (configuration pour partie postérieure à la reconfiguration du champ politique autour de la référence exclusive à la démocratie libérale).

  • Par exemple, contourner la classique typologie des régimes est un geste qui n’a pas exactement le même sens selon qu’on cherche, comme le faisait Foucault, à permettre une critique du pouvoir qui ne s’arrête pas aux frontières du totalitarisme, ou qu’on tente, comme le fait Rancière, de distinguer la démocratie du régime parlementaire qui en emprunte le nom.
  • De même, l’articulation du sensible et de l’énonçable dans l’expérience politique est différemment accentuée chez l’un et l’autre, en fonction des conditions gouvernementales du moment : le premier fait porter l’accent sur l’intolérable contre les lectures gestionnaires des conflits mondiaux, ce qui l’amène par exemple à affirmer le caractère politique du soutien logistique et médical aux boat-people cambodgiens (DE, IV, p.707); vingt ans plus tard, le second  soulignerait plutôt que le sentiment de l’intolérable, s’il ne bouleverse pas la répartition ordinaire du sensible, peut se faire le complice de cette gestion même dans une action humanitaire devenue partie prenante de l’ordre policier, à la manière de ce que Michel Agier nomme « la main gauche de l’Empire ».

Quoi qu’il en soit de ces différences historiques, on voit du même coup en quel sens  les deux pensées peuvent se trouver conjointes et convoquées ensemble à l’appui des mobilisations dont je parlais en commençant. Quand bien même J.Rancière articule son analyse dans une double référence au XIXe et à la pensée grecque, quand Foucault interroge perpétuellement le basculement entre âge classique et modernité, leur lecture aujourd’hui me semble indissociable d’une analyse de conjoncture ; leurs orientations consonnent avec trois transformations contemporaines du contexte où se déploie la contestation politique :

  • Le recul de l’Etat, ou plutôt sa réinsertion explicite dans une série de mécanisme, de mode de gouvernement et d’instances de décision dont la rationalité, les acteurs ou l’échelle ne se situent plus essentiellement au plan étatique, de telle sorte que l’objectif de contrôler l’appareil d’Etat apparaît aujourd’hui non plus seulement comme irréaliste ou suspect, mais peut-être davantage comme provincial ; qu’il soit possible de penser la politique en dehors de la référence exclusive ou centrale à l’Etat vaut peut-être comme réplique, vis-à-vis d’un désinvestissement largement opéré dans le champ du pouvoir ;
  • L’émergence de l’information comme ressort et enjeu essentiel des modes de domination et d’action gouvernementale – peut-être Rancière et Foucault, dans l’insistance qu’ils mettent à analyser les régimes historiques d’articulation du visible et de l’énonçable, sont-ils les seuls philosophes à prendre réellement au sérieux, c’est-à-dire littéralement, l’idée de « société de l’information », si informer veut dire d’abord donner forme à une matière, et s’il n’y a de perception (comme le montrait Aristote, sur lequel je reviendrai) que sur le fond d’une information préalable du sujet percevant et de l’objet à percevoir ;
  • La mise en place d’un gouvernement par l’individualisation, dont les théories du capital humain que Foucault analyse dans le cours de 1978, Naissance de la Biopolitique, constituent aujourd’hui le fer de lance. Que l’individu soit le produit d’une certaine distribution politique des propriétés et des parts, qu’il soit le résultat d’un procès d’individualisation normative, c’est aujourd’hui en un sens le discours explicite et revendiqué de la rationalité néo-libérale, laquelle ne présuppose nullement des acteurs économiques tout formés, mais travaille à les construire ; la pertinence actuelle des analyses de Rancière et de Foucault tient moins, du coup,  à la manière dont il rapportent l’individu à une fabrique sociale (cela, en un sens, tout le monde ne le sait que trop aujourd’hui), mais à la façon dont ils proposent un autre mode de constitution de soi, lequel s’autorise de ce qu’une telle répartition exclut, brandissant du coup une « identité » à la fois impossible à ignorer et impossible à intégrer. 

Antinomie

C’est, toutefois, lorsqu’il s’agit de caractériser pour elle-même cette constitution de soi, dans ses fondements et ses ressorts, que la convergence s’interrompt, au profit d’un rapport à la fois plus consistant et moins paisible que le parallèle indiqué jusque là : rapport plus consistant, puisque J.Rancière emprunte directement au dernier Foucault l’une de ses notions directrices – je veux parler bien entendu de la notion de « police », introduite dans La Mésentente, en écho aux analyses proposées par Foucault dans ses cours de la fin des années 70 ; mais rapport moins paisible, puisqu’il s’agit à travers cet emprunt de circonscrire par contraste la sphère propre du politique, en tant justement qu’elle est irréductible à la seule répartition des propriétés et des places qu’accomplit, d’après Foucault, l’ensemble des mécanismes policiers.

Chez Foucault, la « police » opère, à travers une série de dispositifs non seulements « répressifs » mais normalisateurs et incitatifs, une mise en ordre des individus et des groupes sociaux, les constituant à la fois en objets de savoir et d‘intervention ; Rancière fait sienne cette thèse, mais conteste la possibilité d‘identifier la politique à une telle mise en ordre (MS, p.51 sq). En posant chacune à part soi la police et la politique, il semble en fait opérer un double élargissement de la perspective (renvoyant, du même coup, les analyses de Foucault à leur relative étroitesse, et les réinscrivant dans un paysage plus large que l’auteur de La Volonté de savoir n’aurait su ou voulu investir) : d’un côté, Rancière élargit la perspective en posant que la distribution actuelle des pouvoirs, si elle constitue bien la surface d’émergence du politique, son occasion et son objet, ne saurait pourtant en rendre raison mais en constitue seulement l’un des côtés, renvoyant sur son autre face à l’affirmation d’égalité. En même temps, parce que cette affirmation même ne saurait être circonscrite à aucun temps ni à aucun lieu, parce qu’elle constitue plutôt le contretemps qui fait irruption dans les enchaînements chronologiques attendus (dans l’enchaînement, par exemple, du gouvernement de la naissance au gouvernement de la richesse, BP, p.238), la « police » apparaît à son tour comme un principe très général, comme un mode de constitution et de sensibilisation du social dont les formes étudiées par Foucault au XVIIe et XVIIIe siècles constituent un cas exemplaire, mais nullement exclusif.

Autrement dit, tant les notions de politique que de police s’émancipent chez Rancière de l’historicité où Foucault avait voulu les contenir, affirmant toujours le caractère non-généralisable de ses concepts et de ses analyses, ce qu’il nommait « des fragments philosophiques dans des chantiers historiques ». Dans une telle lecture, on voit se dessiner entre les deux styles d’analyse une sorte d’emboîtement, lequel comporterait deux aspects :

  • La perspective de Foucault viendrait, d’abord, se loger dans celle que propose Jacques Rancière, à la manière dont un discours descriptif se trouve réinscrit dans le système de ses conditions, et dans l’horizon de ses transformations possibles : il n’y a de « police » pour Rancière, que sous la condition d’une égalité au moins présupposée, et dont les manifestations perturbent le développement ordinaire de la normativité sociale, ouvrant celle-ci sur un autre genre d’histoire.
  • On assisterait alors, de Foucault à Rancière, au déplacement d’une réflexion « de fait » sur les modes d’exercice du pouvoir à une réflexion « de droit » sur les conditions qui en fondent la possibilité mais en délimitent les prétentions; on comprend alors que ce déplacement se double d’un changement de registre, de l’histoire vers la philosophie, puisque l’introduction de la notion de « politique » autorise chez Rancière un pas au-delà de la contingence historique vers une réflexion sur les principes et les formes générales qui  s‘immiscent régulièrement dans l‘histoire.

Il y a un obstacle assez considérable à une telle lecture « en poupées russes » : c’est la manière dont Foucault, de son côté, définissait le cadre de son entreprise, définition qui se laisse difficilement inscrire dans une telle répartition des rôles. On le mesure quand on constate que, pour lire Foucault à travers le prisme de la dualité entre police et politique, J.Rancière est contraint d’opérer une série de rabattements peu compatibles avec la lettre même des textes généalogiques : ainsi, « l’investissement positif du pouvoir dans la gestion de la vie » constituerait d’après J.Rancière une pièce dans « une théorisation de l’Etat social » ( J.Rancière, « biopolitique ou politique ? », Multitudes, n°1, mars 2000, p.92), là même où Foucault se donnait pour objectif central de contourner, dans ses analyses du pouvoir et de la gouvernementalité, la référence à l’Etat. Ainsi encore, Rancière peut affirmer que la question de la subjectivation politique « n’a jamais intéressé Foucault, sur le plan théorique tout au moins » (art.cit.), lorsque les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité se donnent pour cadre théorique l’analyse des formes de subjectivation – non pas politique, certes, mais « éthique », j’y reviendrai.

La question n’est évidemment pas de reprocher à J.Rancière ces biais de lecture, puisqu’ils expriment simplement l’ombre portée de sa propre problématique et que tout philosophe procède ainsi ; mais cette distorsion souligne, par contraste, ce qui chez Foucault résiste à une lecture restreinte de la théorie du pouvoir comme du recours à l’histoire.

  • Premièrement, on ne saurait lire les textes que Foucault consacre à la notion de police au XVIIIe siècle comme une contribution historique préludant à une réflexion qui en dégage les universaux (de la mise en ordre du social et de l’affirmation d’égalité), sans se souvenir que ces textes visaient au contraire à reconduire, de manière nominaliste, toute catégorie universelle à l’étroitesse de son assise historique.
  • Deuxièmement, on ne peut poser en vis-à-vis les formes d’assujettissement procédant des relations de pouvoir, et les formes de subjectivation proprement politiques, sans se souvenir que l’absence d’une telle distinction n’est pas chez Foucault une omission, mais une thèse : pour Foucault, dès lors que la subjectivation ne peut se réclamer d’un principe universel – tel celui d’égalité -, elle est entièrement prise dans les jeux du pouvoir, lesquels présupposent certes la liberté de ceux qu’ils lient (puisque le pouvoir est « action sur une action possible »), mais sans jamais autoriser l’irruption ou l’apparition de la liberté comme telle : malgré l’infléchissement qui marque le passage, chez Foucault, du concept « d’assujettissement » à celui de « subjectivation », on ne constate aucun changement de plan : l’assujettissement, y compris dans ses formes les plus objectivantes (comme prise sur les corps), est déjà traversé par la liberté de ceux qu’il discipline, liberté à laquelle, d’un même trait, il s’oppose et s’adosse ; la subjectivation, y compris lorsque Foucault la définit comme « pratique de liberté » (DE, IV, p.708), est encore prise dans le jeu des relations de pouvoir.

Si je m’arrête sur ces divergences, ce n’est pas pour ergoter sur le fait que Foucault ne dit pas exactement ce que Rancière lui fait dire, qu’en un sens il dit le contraire, etc ; mais cette différence d’approche me semble dessiner une nouvelle figure du rapport entre ces deux pensées – et peut-être, à travers elle, une difficulté propre aux mouvements sociaux contemporains. Puisque j’ai esquissé plus haut un rapprochement avec le lexique kantien du quid facti ? et du quid juris ?, je dirais que plane sur notre lecture croisée la menace d’une antinomie, quelque chose comme une transposition politique du troisième conflit des idées cosmologiques.

En effet, le point qui fait discussion entre Foucault et Rancière, ici, c’est la position d’une instance ou d’un principe extérieur qui, comme la causalité par liberté chez Kant, vient à la fois fonder l’ordre offert à la connaissance et en perturber la régularité ; instance ou principe dont on est alors obligé de reconnaître la nécessité, lorsqu’on se penche sur les conditions dernières de l‘expérience, mais dont on est tout autant contraint d’admettre l’impossibilité sitôt qu’on envisage, de l’intérieur et pour elles-mêmes, les régularités connaissables et observables. Plus simplement, tout se passe comme si J.Rancière affirmait : « pour qu’il y ait pouvoir, il faut qu’il y ait une présupposition qui de droit lui échappe, qui ne saurait ni être pensée sous les mêmes catégories, ni être réduite par son règne censément universel et uniforme : toujours, le pouvoir rencontre comme sa condition et sa limite la libre affirmation d’une égalité des sujets parlants, affirmation par laquelle le politique advient comme tel ». Et tout se passe comme si Foucault répondait: « puisqu’il y a pouvoir, il ne saurait y avoir d’exception à la règle qui veut que toute position soit prise dans le jeu des captures réciproques et des renversements indéfinis par quoi les uns tentent d’agir sur la liberté des autres ; il ne saurait y avoir d’au-delà ou d’en-deçà de la « police », ni au sens substantiel d’une puissance vivante que la police viendrait réprimer ou contraindre, ni au sens formel d’un principe dont la référence permettrait aux individus de plier la logique du pouvoir à des catégories entièrement autres ». 

Comme c’est généralement le cas lorsqu’on convoque Kant, cette antinomie est bien  sûr caricaturale : ni l’un, ni l’autre ne disent exactement cela, je vais y venir dans un instant. Mais une telle présentation me paraît avoir au moins ce mérite de désigner les difficultés auxquelles ne peuvent éviter de se heurter des mouvements qui tâchent de réfléchir selon ces deux styles d’analyse à la fois. Dans toute antinomie de ce type, on le sait, chaque côté souffre diversement de sa séparation d’avec l’autre :

  • La thèse empiriste, ou si l’on veut négative (thèse qu’on pourrait aussi bien dire « positive », ou positiviste puisqu’elle n’admet aucun dehors aux positivités) souffre de l’absence d’une norme susceptible d’orienter la pratique et de lui donner un horizon ; ce pourquoi Kant juge que cette position est plus propre à susciter le découragement que l’enthousiasme, du point de vue moral. Limite, pour ce qui nous concerne, du cynisme mélancolique auquel risque de conduire la thèse d’un pouvoir sans dehors, à l’intérieur duquel il s’agit seulement de déplacer, d’infléchir, de faire pivoter certaines relations, d’atténuer ou d’intensifier certains effets.
  • La thèse positive par contre (thèse qu’on pourrait aussi bien dire négative, puisqu’elle subordonne l’ordre déterminé des causes et des effets à un principe entièrement vide –  ce qu’on retrouve chez Rancière à travers l’idée d’une vacuité essentielle de l’affirmation d’égalité (MS, p.57) – ; thèse qu’on pourrait encore dire quasi-métaphysique, puisqu’elle argue « d’une propriété biologiquement et anthropologiquement introuvable, l’égalité des êtres parlants »(« Biopolitique ou politique ? », art.cit., p.89), la thèse positive donc pose le problème de l’inscription des effets d’une telle cause extérieure dans un domaine qui, pour lui être soumis, lui demeure hétérogène : comme le note bien Rancière, « la politique n’a pas d’objets ou de questions qui lui soient propres », (MS, p.55) elle ne consiste qu’en la rencontre de la logique policière et de la logique égalitaire, rencontre dont la consistance sous condition d’hétérogéneité devient du coup problématique. Cette difficulté (qui serait en gros celle de la troisième critique, si nous n’avions pas fait ce détour par Kant pour rire) ne conduit pas comme l’autre au désespoir ; mais elle pose le problème de la nature, du repérage et de la suffisance des « signes » permettant de déceler l’irruption d’une logique dans l’autre : signum diagnosticum, pronosticum, significativum, dirait Kant.

Limite, du coup, inverse de l’autre, et qui toucherait à la ponctualité et à l’évanescence de tels signes, dont le point d’accrochage à l’intérieur des logiques policières demeure problématique, tant ils restent hétérogènes à la série des causes qu’ils visent à contester. Limite, si l’on veut, non plus de la bataille perpétuelle qui verse dans le cynisme mélancolique, mais de l’affirmation intermittente qui verse dans l’intervention de « témoignage », comme on dit de certaines candidatures aux élections, ou dans le chant désespéré (chant qui, pour être assez beau, est aussi bien trop bref).

Je manque de temps pour montrer en quel sens cette alternative traverse aujourd’hui les mouvements qui situent leur action politique en-dehors de la référence à l’Etat ou de l’horizon du gouvernement et de la prise de pouvoir : je me permettrai donc de renvoyer au dossier que la revue Vacarme a récemment consacré aux techniques de contestations propres, en particulier, à la sphère altermondialiste. On y voit se dessiner, d’un côté, la difficulté de mesurer les effets et de déterminer l’orientation d’une mobilisation qui ne se donne plus pour objectif le renversement du pouvoir ou la conquête de tel ou tel objectif local, mais s’inscrit dans l’horizon de la « bataille perpétuelle » ; on y voit tout autant s’esquisser les difficultés de « l’artivisme » poussant jusqu‘au bout la parenté de la politique et de la scène, mais dont la tentative pour inventer des formes d’affirmations impossibles à instrumentaliser s’opère toujours au risque de ce que l’auteure nomme « la folklorisation », dès lors qu’il s’agit d’inscrire l’action dans un champ strictement symbolique.

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Je ne voudrais pas m’arrêter, cependant, à cette lecture antinomique : le défaut de toute présentation de ce genre est, on le sait, de situer artificiellement les pensées en présence sur un plan supposé homogène, et de reconstruire les positions en occultant ce que chacune d’elles comporte de singulier, de telle sorte que le tenant de la posture critique se place en arbitre et gagne à tous coups. Comme le note J.Rancière : « il est clair que le même mot de police renvoie à deux dispositifs théoriques très différents » (« Biopolitique ou politique ? », art.cit., p.92). Cette différence – ou plutôt, l’excès de cette différence sur la contradiction que je viens d’esquisser – se marque en particulier à travers ce qu‘on pourrait appeler une série de chiasmes ; j‘en mentionnerai rapidement trois.

  • Le plus évident sans doute : s’il y a frayage entre le regard porté sur l’histoire et le lexique kantien, c’est bel et bien chez Foucault plutôt que chez Rancière qu’il faut le rechercher : c’est le premier, après tout, qui introduit le vocable « un peu criant » d’a priori historique, radicalisant en quelque sorte le doublet empirico-transcendantal analysé dans Les Mots et les choses jusqu’à transformer les conditions de possibilité en conditions de réalité (AS, chap. »L’a priori historique et l’archive ») ; cependant que les analyses de Rancière se déploient toujours sur la supposition d’une hétérogénéité foncière des registres mis en rapport, de telle sorte que leur synthèse apparaît tout à la fois tardive et précaire, selon une étrange structure où ce qui est présupposé par l’ordre social – l’égalité – lui est en même temps passablement étranger et indifférent, n’offrant en somme aucune des garanties d’un transcendantal.
  • Ensuite, curieusement, le tableau d’un Rancière posant l’extériorité du trait égalitaire, face à un Foucault décrivant un pouvoir sans dehors, semble se renverser dès lors que l’on considère, non plus le dispositif théorique que l’un et l’autre se donnent, mais l’horizon politique qu’ils tâchent de promouvoir : sur ce point, l’extériorité et l’intériorité ne sont plus là où on les attend. Poser, comme le fait J.Rancière, que le principe (en lui-même extérieur) sous lequel l’intervention des sans-part s’inscrit est celui d’égalité, c’est faire de leur exigence fondamentale une exigence de participation – non certes sous le mode d’une distribution plus équitable des propriétés et des pouvoirs, mais à travers la reconnaissance de ce qu’eux aussi ont part à la communauté, suivant une conception intégratrice plutôt que distributive du partage. « Emancipation » chez Rancière, s’entend avant tout en rapport avec la production d’une « scène commune » ; elle n’est politique qu’à la condition de redéployer l’horizon de la participation et de se redéployer en lui. Réciproquement, il est frappant de constater que Foucault, s’il récuse dans ses descriptions toute référence extérieure aux positivités historiques, ne cesse de situer son intervention dans l’horizon d’une sortie, d’une échappée ou d’une traversée de l’espace politique, où individus et groupes trouvent la force de se soustraire à une normalisation qui prétend les intégrer sans reste : si la définition kantienne des Lumières intéresse Foucault dans ses derniers textes, c’est qu’elle caractérise la modernité comme une ausgang, une sortie, et témoigne d’une aspiration à l’autonomie au-delà de la participation même. Ce pourquoi, d’ailleurs, Foucault demeure pour une partie de ses lecteurs suspect de libéralisme (à mauvais droit, puisqu’il récuse toute définition substantielle de l’individu libre), cependant qu’il n’est pas sûr que la démocratie selon J.Rancière soit absolument dégagée de l’horizon républicain (injustement, puisqu‘il voit dans la République l‘archétype d‘une politique du fondement, opposée donc aux prétentions sans titre du demos).
  • Enfin, autre chiasme sur lequel je ne puis malheureusement m‘arrêter, il faudrait compliquer le face-à-face entre un Foucault radicalement historiciste, et un Rancière posant une référence à l’égalité indépendante, en elle-même, du temps comme du lieu. Il n’est pas sûr, en effet, que la référence à un dehors d’avant l’histoire, telle que Foucault l’introduisait dans l’Histoire de la folie sous le nom de déraison, ne coure pas souterrainement dans le reste de son œuvre, instance certes moins éternelle qu’inactuelle, mais jouant tout de même le rôle d’un « autre tour », pour reprendre une formule pascalienne, venant perpétuellement fracturer les positivités et leur interdire toute totalisation. Réciproquement, chez J.Rancière, les formulations relativement abstraites de la mésentente ne doivent pas faire illusion : la logique générale de l’affirmation politique ainsi reconstruite est indissociable de la manière dont le philosophe se laisse conduire et comme affecter par un événement historique circonscrit – l’apparition d’un nouveau régime de l’art marqué par l’indifférenciation des genres et des publics, apparition qui « porte en elle-même une politique ou une métapolitique » (MS, p.26).

On pourrait multiplier le repérage de tels chiasmes : l’important est de comprendre la question qu’ils dessinent ensemble, et qui touche à mon sens au fond. Formulons-la ainsi : ce qu’il s’agit de saisir, si l’on veut enfin situer la bifurcation qui pose, en vis-à-vis et à distance ces deux pensées politiques, c’est la manière dont se nouent en chacune, tant du côté des thèses, que du côté de la posture analytique adoptée par le penseur, la considération du donné historique et ce déplacement sans lequel le mot même de politique perd son sens : ce que Rancière appelle la « désidentification », et Foucault la « déprise de soi ». En bref, quel lien entre la sphère des liens, des relations sociales instituées, et cette déliaison où le politique trouve ses conditions ? Il me semble que cette différence pourrait être assignée à partir de deux termes, dont la présence chez chacun des auteurs est à la fois discrète et insistante, et qui pourraient faire couple en ce qu’ils désignent tous deux des opérations logico-discursives : je veux parler des notions de « démonstration » chez Jacques Rancière et de « problématisation » chez Michel Foucault.

D’un côté, chez Rancière, si le principe égalitaire et l’ordre policier trouvent à se rencontrer et à surmonter leur hétérogéneité réciproque, c’est dans la construction d’une démonstration ou d’une vérification d’égalité dont le « syllogisme de l’émancipation », développé par une partie du mouvement ouvrier du XIXe siècle, fournit la formule exemplaire (BP, p.84). C’est la production d’une telle démonstration (au double sens, je crois, du mot « démonstration », à la fois déduction logique et manifestation aux yeux de l’ensemble de la communauté) qui vient déverrouiller le partage, décelable dans le livre 1 des Politiques d’Aristote, entre ceux qui ont part seulement à l’utile et au nuisible, et ceux qui ont part à la discussion portant sur le Juste et l’Injuste. Le mécompte qu’enveloppe la prétention à un décompte intégral des parties de la communauté devient indiscutable logiquement et manifeste aux yeux de tous, par le rassemblement dans la forme du syllogisme d’une majeure renvoyant au principe égalitaire, et d’une mineure empruntée à l’ordre policier, de telle sorte que la distance du fait et du droit apparaît à la fois irrécusable et inacceptable, obligeant ceux qui s’y trouvent confrontés à une réponse.

Si l’on se tourne, maintenant, vers Foucault, et que l’on se demande comment s’opère le chemin inverse – comment on peut passer de l’affirmation d’un pouvoir sans dehors à une subjectivation en excès sur l’ordre normatif -, on s’aperçoit que c’est la notion de « problématisation » qui joue un rôle-pivot. La logique en est à grands traits la suivante : parce qu’il n’est pas de dispositif de pouvoir qui soit exempt de fêlures et de points aveugles ou l’ordre normatif entre en conflit avec lui-même (ce que Foucault nomme « l’impensable » ou les « points de problématisation ») ; parce que ces points aveugles ne sont pas seulement des difficultés extérieures aux individus, mais les traversent et les séparent d’eux-mêmes (chaque individu, d’être produit par cette normativité, hérite de sa fêlure) ; la possibilité demeure de se faire sujets à travers la mise en question de ces zones d’ombre  – ce que Foucault nomme « poser des questions à la politique » (DE, IV, p.593).

De là, la construction d’un concept de subjectivation qui diffère assez largement de celui que propose J.Rancière : si, dans les deux cas, la subjectivation désigne une différence à soi, cette différence est fondée chez J.Rancière par l’écart entre la majeure égalitaire et la mineure policière du syllogisme, ce qui revient à désigner « le sujet comme « un in-between, un entre-deux » ; chez Foucault, la précarité ou la non-identité à soi du sujet découle en dernière analyse du caractère insoluble du problème autour duquel ce sujet se constitue : notant que, selon lui, il n’y a aucune politique qui puisse « détenir à l’égard de la folie ou de la maladie mentale la solution juste et définitive », Foucault en conclut que le « nous » apte à porter une telle question, ou à se constituer comme son énonciateur, ne saurait être un « nous dont le consensus, les valeurs, la traditionnalité forment le cadre d’une pensée », mais « le résultat – et le résultat nécessairement provisoire -, de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule ». En bref, l’écart qui fêle le sujet politique chez Rancière est creusé dans l’espace logique d’une vérification paradoxale ; celui qui fissure le sujet, le « nous », chez Foucault est ménagé par la résistance du problème à ses solutions possibles. 

De cette différence (de cette manière différente, disons, de situer la différence dont procède le sujet), découlent au moins deux divergences notables.

  • La première touche à ce qu’on pourrait appeler « l’adresse » du geste politique, à la nécessité ou non pour celui-ci d’en appeler au tout de la communauté : s’il est essentiel à la « démonstration », telle que J.Rancière la conçoit, d’être manifestée et comme brandie à la face de la communauté tout entière, il est sans doute tout aussi essentiel à la « problématisation » telle que Foucault l’envisage d’être toujours, à quelque degré, sélective, ne rassemblant que ceux – pas tous – qui éprouvent « une certaine difficulté à supporter ce qui se passe » (DE, IV, p.707). A cet égard, il ne serait pas faux de dire que, si la politique demeure inséparable chez J.Rancière d’une référence à l’opinion qui la commet à se rendre visible, elle conserve toujours chez Foucault quelque chose, sinon d’aristocratique, du moins de « réservé » (au double sens d’une activité à la fois un peu en retrait et relativement sélective).
  • D’autre part, il me semble qu’on comprend mieux, à partir de cette différence entre démonstration et problématisation, la place que l’un et l’autre accordent aux rapports entre politique et éthique : il est en effet frappant de constater que, là où J.Rancière voit dans la promotion contemporaine de l’éthique une manière d’araser le politique et d’en évacuer jusqu’à la possibilité, c’est vers l’éthique que Foucault se tourne, au début des années 80, lorsqu’il cherche à donner une consistance positive à une subjectivité à la fois investie dans les jeux de pouvoir et leur demeurant irréductible. Il n’y a pas là, soulignons-le, simple homonymie : ce que Rancière nomme l’éthique, en repartant du grec ethos (« l’ethos est le séjour et il est la manière d’être, le mode de vie qui correspond à ce séjour », MdE, p.146) consonne étrangement avec ces « manières de se conduire » dont Foucault mène l’analyse, sous le même nom, dans L’Usage des plaisirs et Le souci de soi.

Mais cette appréciation divergente de l’éthique s’explique en fait assez aisément : pour une philosophie qui situe la différence constitutive du sujet entre la majeure et la mineure du syllogisme égalitaire, dans la contradiction manifeste de la règle et du cas, l’éthique est ce qui vient refermer cette brèche en opérant « la dissolution de la norme dans le fait, l’identification de toutes les formes de discours et de pratique sous le même point de vue indistinct », établissant « l’identité entre un environnement, une manière d’être et un principe d’action » (MdE, p.146). Or, chez Foucault, la différence décisive se situerait plutôt dans la fêlure qui sépare cet environnement, non des normes extérieures, mais bien de lui-même : c’est cette différence à soi des systèmes d’action et de pensée que nomme d’abord chez Foucault le mot de « problématisation ». On comprend du coup que sa définition de l’éthique soit très proche de celle que stigmatise Rancière (elle concerne « la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code », UP, p.33 – on retrouve bien le rapport entre environnement, manière d’être et système d’action). Mais on comprend aussi que Foucault puisse revendiquer pour cette subjectivation éthique une puissance différentielle ou différenciante, une manière de « rompre la règle dans l’acte même qui la fait jouer » (DE, IV, p.222) : ce qui revient à situer l’éthique au foyer du politique.

Une remarque, simplement pour esquisser cette piste, et parce que cette question des rapports d’identité / différence entre le politique et l’éthique a déjà une longue histoire derrière elle : histoire qu’il faudrait faire remonter, peut-être, jusqu’à la manière dont, dans l’écart entre les livres I et X de L’Ethique à Nicomaque, Aristote fait du couple politique-éthique la polarité fondamentale à laquelle s’ordonne la réflexion sur l‘action, dans sa double tension constitutive entre l’individu et la communauté d’une part ; entre la reconnaissance d’une spécificité propre aux choses humaines, et la construction d’une analogie qui réinscrit, in extremis, l’agir humain sous condition de vérité (tension qui oppose moins, d‘ailleurs, l‘éthique à la politique, que l‘éthique à elle-même, ou la politique à elle-même).

Je voudrais, sur ce point, noter que l’articulation entre subjectivation et problématisation, telle que le dernier Foucault l’opère, se laisserait peut-être comme chez Jacques Rancière, dériver d’Aristote, ou plutôt de l’impensé sur le fond duquel Aristote prétend constituer la communauté politique comme communauté de discours et de valeurs identique à soi. J’ai fait tout à l’heure allusion à la démonstration qu’opère J.Rancière, au début de La Mésentente, lorsqu’il remarque que l’opposition fondatrice de la Politique entre la voix et le discours, laisse de côté, doit laisser de côté ceux dont le discours n’est que voix et qui, quoi que parlants, ne sauraient avoir part aux délibérations qui concernent le juste – de sorte que ceux-ci peuvent alors brandir cette absence de part à la fois comme leur propriété et comme la fibre dont s’entretisse la communauté tout entière. Mais il serait peut-être possible de repérer, chez le même auteur et dans les mêmes eaux, le point d’insertion de la problématique de Foucault : je pense à un texte du début des Topiques, dont on sait qu’elles peuvent être lues comme une grammaire de la discussion pratique, cette discussion qui justement a lieu dans la Cité. Après y avoir caractérisé le « problème » comme l’objet propre du raisonnement dialectique, après avoir désigné les problèmes susceptibles d’être discutés selon une analyse des formes du consensus, Aristote exclut, doit exclure peut-être certains problèmes, inadmissibles par la raison dialectique parce qu’ils n’en respectent ni les exigences logiques, ni les réquisits sociaux : « Il ne faut pas du reste examiner toute thèse ni tout problème : c’est seulement quand la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert, ou quand il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux ou aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n’ont qu’à bien regarder » (Aristote, Topique, I, 11, 105a5)

On devrait alors dire que, là où le sujet politique chez Rancière se constitue en se saisissant de cette justice qui n’en est pas une, mais sans laquelle il ne saurait y avoir de justice, le sujet éthique émerge chez Foucault en s’emparant de ces problèmes qui n’en sont pas, que le consensus social doit exclure de lui-même mais sans lesquels il ne saurait y avoir de raison ni de consensus : problème du crime, problème de la sexualité, problème de la folie, etc. Une telle hypothèse me permettrait au moins, en m’autorisant tant des références à Platon et Aristote convoquées par J.Rancière, que de l’attention portée par le dernier Foucault aux textes antiques, de terminer par un épouvantable jeu de mots conclusif : s’il y a, chez l’un et l’autre, des versions divergentes du politique, ce sont peut-être des versions grecques.

Mathieu Potte-Bonneville

Textes cités en abrégé :

Jacques Rancière
BP : Au Bord du politique, réed. Gallimard « Folio », 2004
DI : Le Destin des images, La Fabrique, 2003, p.91.
MS : La Mésentente, Galilée, 1995.
MdE : Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004.

Michel Foucault
DE : Dits et écrits (1954-1988), 4 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
STP : Sécurité, territoire, population, Gallimard / Seuil, 2004.
SP : Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975.
UP : L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984.


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