Première publication : La Philosophie déplacée, Actes du colloque international de Cerisy « Jacques Rancière et la philosophie au présent« , Paris, Horlieu éditions, 2006.
Depuis le site internet de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France, et à la condition de se frayer un chemin entre les informations relatives à la mobilisation en cours, les analyses serrées de la réforme du statut et les propositions alternatives, on peut accéder, via deux liens hypertextes, à deux écrits de nature plus théorique : le premier, intitulé « la fabrique du sensible », et paraphé des mystérieuses initiales J.R., développe une analyse de ce mouvement en mettant l’accent sur le bougé qui affecte le nom même « d’intermittents », dès lors que ce statut administratif, cette identité socio-professionnelle se voit retournée par ceux qui s’y trouvent soumis, érigée en sujet commun (au-delà de la distinction entre artistes, techniciens, etc), et en sujet du commun, témoignant « de la situation commune qui nous est faite, qui détermine l’existence d’une communauté de fait ». Lorsqu’on clique sur le second lien, on se trouve renvoyé sur un autre texte ; dû au sociologue Lilian Mathieu, il s’intitule « Savoir = pouvoir, l’enjeu de la science et de l’expertise dans les mouvements sociaux » et propose une lecture sous grille foucaldienne de la manière dont l’expertise juridique (mobilisée par le mouvement des intermittents) est à replacer parmi toute une série d’appropriations de savoir, valant empowerment des acteurs qui s’en saisissent – suivant une logique d’articulation entre expériences minoritaires et savoirs minorisés dont Foucault trace l’épure dans les premières leçons du cours « Il faut défendre la société ».
Je voudrais m’autoriser ici de cette double inscription : il me semble en effet que la comparaison, exercice académique en lui-même trop souvent absurde et inutile, n’a d’intérêt qu’à la condition d’éclairer le champ où les pensées comparées trouvent une effectivité, et de se laisser éclairer à rebours par ces pratiques mêmes. La question que j’aimerais poser est alors la suivante : que nous apprend cette conjonction, cette double lecture et cette double grille proposée par les intermittents de leur propre mouvement – présenté à la fois comme une affirmation irruptive, depuis une désidentification paradoxale, et comme l’escarmouche d’une guerre perpétuelle, sur fond de saisie, par les acteurs minorisés, de leur propre position dans les jeux du savoir/pouvoir ? Que nous apprend cette conjonction, quant aux pensées ainsi conjointes, et quant à ceux qui les conjoignent (les mouvements sociaux contemporains, dont la lutte des intermittents est un cas exemplaire) ? Je proposerai ici, suivant (j’espère) un ordre de profondeur croissante, trois manières de comprendre cette double référence :
1/ La plus simple consisterait à lire dans ce rapprochement le signe, sinon d’une inspiration commune aux deux auteurs, du moins d’une série d’opérations parallèles, jugées cruciales par leurs lecteurs engagés : la conjonction des références vaudrait alors indication d’une conjoncture politique.
2/ Mais on pourrait aussi voir, dans ce brassage, le signe d’une joyeuse indifférence à l’égard ce qui peut distinguer, voire opposer les deux positions : Foucault, Rancière, anything goes. Indifférence typique de mouvements sociaux dont le propos n’est pas de s’adosser à un discours théorique constitué ; mais indifférence peut-être problématique : il faudra se demander si l’opposition des deux pensées ne risque pas de revenir à l’intérieur même des luttes politiques qui s’en réclament ensemble, si elle n’éclaire pas, d’une certaine façon, les difficultés croisées ou symétriques que ces luttes rencontrent, de telle sorte qu’il leur faudrait perpétuellement conjurer Foucault par Rancière, et Rancière par Foucault.
3/ Dans un troisième temps, je proposerai toutefois une lecture que j’espère plus « charitable » à l’égard, tant de l’intention de chacun des auteurs, que des luttes qui mobilisent leurs écrits. Je voudrais montrer qu’il y a, entre la pensée politique de J.Rancière et celle de M.Foucault, moins une contradiction qu’une bifurcation, ou ce que je propose de nommer une divergence de « versions » (en laissant entendre dans ce terme le double renvoi au mouvement – au fait de verser d’un certain côté – et au langage, ou à la traduction – J’emprunte ce terme de « version », dans son ambiguïté heureuse, au titre splendide de l’ouvrage de B.Pautrat, Versions du soleil, figures et système de Nietzsche, Seuil, 1971). Autrement dit, l’opération logico-discursive par laquelle le sujet politique trouve à verser hors de sa position ordinaire, à se déplacer vis-à-vis de lui-même, n’est pas, chez l’un et l’autre exactement similaire. Je suggèrerai alors, en filigrane de ce dernier moment, que cette différence est peut-être l’un de principes de mobilité, de « mobilisation » au sens littéral du terme, des mouvements politiques contemporains : ce qui les contraint à bouger et leur interdit – heureusement – de se doter enfin d’une assise stable et unitaire.
Partons du plus convenu : le relevé de points communs. Tels qu’éclairées par les mouvements qui s’en saisissent, les deux réflexions politiques me semblent avoir en commun trois caractéristiques essentielles, trois gestes décisifs.
Premier geste : le découplage de la réflexion politique vis-à-vis de ses trois coordonnées traditionnelles que sont la référence à l’Etat, la typologie des régimes et la considération des systèmes.
Deuxième geste commun aux deux auteurs (suffisamment commun, en tout cas, pour qu’il soit tentant de les ranger dans une même « boîte à outils ») : la réarticulation de la rationalité politique autour d’un rapport inédit entre sensibilité et conceptualité – entre le visible et le pensable ou l’énonçable. L’action politique s’autorise d’abord d’une transformation dans la manière de sentir, d’une expérience dont la sensibilité est à la fois le point d’émergence et l’objet central, expérience qui désoriente l’argumentation raisonnable et en fait voir la dépendance à l’égard d’une situation historiquement circonscrite. Je pense à la manière dont la référence à « l’intolérable » fonctionne chez Foucault, comme raison d’agir alternative à toute politique des principes et des programmes, où à la façon dont telle page d’Au bord du politique, évoquant « la confrontation entre la puissance du langage et l’expérience de la singularité des corps qui objecte » (BP, p.195) semble faire directement écho à cette « révolte, au niveau des corps, contre le corps même de la prison » sur laquelle s’engrène l’écriture de Surveiller et punir (SP, p.35). La référence au sensible correspond, me semble-t-il, chez l’un et l’autre, à ce qu’une inscription du politique sous l’ordre du concept implique de téléologie : on peut y voir un commun souci de se déprendre de l’horizon révolutionnaire dès lors que ce dernier subordonne l’expérience présente à un système des fins, et la voix singulière de ceux qui protestent à la logique insue que le philosophe (ou, chez Rancière, le sociologue) serait, depuis le surplomb de sa science, seul à même de découvrir.
Cette sensibilisation du politique, toutefois, ne correspond ni chez Foucault ni chez Rancière au surgissement d’une sensibilité naturelle, à l’épiphanie d’une expérience nue qui ferait voler en éclat les conventions sociales : simultanément, est affirmée la dépendance étroite du visible à l’égard d’un régime toujours spécifique d’énonciation, de catégorisation et de discours. Il y a sur ce point, chez les deux auteurs, ce qu’il faudrait nommer une stratégie du contrepoint : la mise en avant du sensible dans l’ordre politique, contre les privilèges du concept, est doublée par l’ouverture d’un autre front, sur lequel on mène une critique virulente de toute référence à l’expérience pure.
On ne peut alors s’étonner que cette double affirmation (du sensible contre la politique raisonnable, mais de la constitution historique et discursive du visible contre la sensibilité pure) mette finalement au centre de la réflexion politique la question des seuils : sur ce point, l’attention que porte J.Rancière à l’invocation du « seuil de tolérance » comme verrou du consensus, et comme litige politiquement crucial, me paraît consonner avec la manière dont Foucault n’a cessé, depuis l’Histoire de la folie, d’interroger les déplacements de la sensibilité à l’intolérable – la perception distincte du fou, la remise en question des supplices, l’émergence du crime sexuel comme catégorie centrale, etc, valant à chaque fois comme points d’appui du récit historique et de la lecture politique.
Un troisième et dernier geste me paraît rapprocher les deux auteurs : la définition du sujet politique au point d’intersection entre une analyse critique de l’assujettissement, et une théorie (ou disons, chez Foucault, des bribes de théorie) de la subjectivation transgressive.
Pour qu’une telle subjectivisation/désidentification soit possible, il faut que la distribution sociale des identités ne puisse intégralement coïncider avec elle-même, de telle sorte qu’une identité excédentaire ou supplémentaire vienne se saisir et s’autoriser de cet écart. Chez J.Rancière, le non-recouvrement renvoie évidemment à la position d’une part des sans-part ; position dont la dénégation conduit au doublet moderne du consensus et de l’exclusion (BP, chap.I). Sur ce point, ses analyses donnent à voir une dimension trop rarement aperçue de la réflexion de Foucault. Foucault a peu théorisé pour elle-même, comme figure positive, une instance équivalente à la « part des sans-part » – à l’exception, notable, d’un fameux entretien accordé justement à J.Rancière, entretien où il amorce un développement sur le thème de « la plèbe » :
« il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir, quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée (…) Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir que leur limite, leur envers, leur contrecoup… » (DE, III, p.421).
Toutefois, il me semble qu’il ne faut pas sur-solliciter ce texte bref : la « plèbe » y ressemble tout de même, peu ou prou, à l’une de ces notions latérales familières au lecteur de Foucault – l’une de ces notions auxquelles, au détour d’une page, il fait faire un tour de piste avant de l’abandonner définitivement. Ce qui est sûr, par contre (mais que l’on perçoit mieux lorsqu’on lit ces textes en songeant à ce que Rancière écrit du consensus), c’est qu’il s’est constamment penché sur le paradoxe suivant : la tentative, selon lui caractéristique de la modernité, pour réaliser « l’intégration » absolue de la société , pour faire disparaître toute séparation radicale entre ses membres, ne peut éviter de supposer et de retrouver une logique de l’exclusion, selon ce qu’il nomme un « perpétuel travail de la norme dans l’anomie » (PP, p.56).
Cette série de convergences me suggère deux remarques. D’abord, il faut se méfier des illusions rétrospectives : il faudrait en particulier examiner comment chacune de ces thèses prend un sens différent suivant qu’on la resitue dans la perspective qui était celle de Foucault dans les années 70, ou dans celle à l’intérieur de laquelle Jacques Rancière a affiné ses propres concepts (configuration pour partie postérieure à la reconfiguration du champ politique autour de la référence exclusive à la démocratie libérale).
Quoi qu’il en soit de ces différences historiques, on voit du même coup en quel sens les deux pensées peuvent se trouver conjointes et convoquées ensemble à l’appui des mobilisations dont je parlais en commençant. Quand bien même J.Rancière articule son analyse dans une double référence au XIXe et à la pensée grecque, quand Foucault interroge perpétuellement le basculement entre âge classique et modernité, leur lecture aujourd’hui me semble indissociable d’une analyse de conjoncture ; leurs orientations consonnent avec trois transformations contemporaines du contexte où se déploie la contestation politique :
C’est, toutefois, lorsqu’il s’agit de caractériser pour elle-même cette constitution de soi, dans ses fondements et ses ressorts, que la convergence s’interrompt, au profit d’un rapport à la fois plus consistant et moins paisible que le parallèle indiqué jusque là : rapport plus consistant, puisque J.Rancière emprunte directement au dernier Foucault l’une de ses notions directrices – je veux parler bien entendu de la notion de « police », introduite dans La Mésentente, en écho aux analyses proposées par Foucault dans ses cours de la fin des années 70 ; mais rapport moins paisible, puisqu’il s’agit à travers cet emprunt de circonscrire par contraste la sphère propre du politique, en tant justement qu’elle est irréductible à la seule répartition des propriétés et des places qu’accomplit, d’après Foucault, l’ensemble des mécanismes policiers.
Chez Foucault, la « police » opère, à travers une série de dispositifs non seulements « répressifs » mais normalisateurs et incitatifs, une mise en ordre des individus et des groupes sociaux, les constituant à la fois en objets de savoir et d‘intervention ; Rancière fait sienne cette thèse, mais conteste la possibilité d‘identifier la politique à une telle mise en ordre (MS, p.51 sq). En posant chacune à part soi la police et la politique, il semble en fait opérer un double élargissement de la perspective (renvoyant, du même coup, les analyses de Foucault à leur relative étroitesse, et les réinscrivant dans un paysage plus large que l’auteur de La Volonté de savoir n’aurait su ou voulu investir) : d’un côté, Rancière élargit la perspective en posant que la distribution actuelle des pouvoirs, si elle constitue bien la surface d’émergence du politique, son occasion et son objet, ne saurait pourtant en rendre raison mais en constitue seulement l’un des côtés, renvoyant sur son autre face à l’affirmation d’égalité. En même temps, parce que cette affirmation même ne saurait être circonscrite à aucun temps ni à aucun lieu, parce qu’elle constitue plutôt le contretemps qui fait irruption dans les enchaînements chronologiques attendus (dans l’enchaînement, par exemple, du gouvernement de la naissance au gouvernement de la richesse, BP, p.238), la « police » apparaît à son tour comme un principe très général, comme un mode de constitution et de sensibilisation du social dont les formes étudiées par Foucault au XVIIe et XVIIIe siècles constituent un cas exemplaire, mais nullement exclusif.
Autrement dit, tant les notions de politique que de police s’émancipent chez Rancière de l’historicité où Foucault avait voulu les contenir, affirmant toujours le caractère non-généralisable de ses concepts et de ses analyses, ce qu’il nommait « des fragments philosophiques dans des chantiers historiques ». Dans une telle lecture, on voit se dessiner entre les deux styles d’analyse une sorte d’emboîtement, lequel comporterait deux aspects :
Il y a un obstacle assez considérable à une telle lecture « en poupées russes » : c’est la manière dont Foucault, de son côté, définissait le cadre de son entreprise, définition qui se laisse difficilement inscrire dans une telle répartition des rôles. On le mesure quand on constate que, pour lire Foucault à travers le prisme de la dualité entre police et politique, J.Rancière est contraint d’opérer une série de rabattements peu compatibles avec la lettre même des textes généalogiques : ainsi, « l’investissement positif du pouvoir dans la gestion de la vie » constituerait d’après J.Rancière une pièce dans « une théorisation de l’Etat social » ( J.Rancière, « biopolitique ou politique ? », Multitudes, n°1, mars 2000, p.92), là même où Foucault se donnait pour objectif central de contourner, dans ses analyses du pouvoir et de la gouvernementalité, la référence à l’Etat. Ainsi encore, Rancière peut affirmer que la question de la subjectivation politique « n’a jamais intéressé Foucault, sur le plan théorique tout au moins » (art.cit.), lorsque les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité se donnent pour cadre théorique l’analyse des formes de subjectivation – non pas politique, certes, mais « éthique », j’y reviendrai.
La question n’est évidemment pas de reprocher à J.Rancière ces biais de lecture, puisqu’ils expriment simplement l’ombre portée de sa propre problématique et que tout philosophe procède ainsi ; mais cette distorsion souligne, par contraste, ce qui chez Foucault résiste à une lecture restreinte de la théorie du pouvoir comme du recours à l’histoire.
Si je m’arrête sur ces divergences, ce n’est pas pour ergoter sur le fait que Foucault ne dit pas exactement ce que Rancière lui fait dire, qu’en un sens il dit le contraire, etc ; mais cette différence d’approche me semble dessiner une nouvelle figure du rapport entre ces deux pensées – et peut-être, à travers elle, une difficulté propre aux mouvements sociaux contemporains. Puisque j’ai esquissé plus haut un rapprochement avec le lexique kantien du quid facti ? et du quid juris ?, je dirais que plane sur notre lecture croisée la menace d’une antinomie, quelque chose comme une transposition politique du troisième conflit des idées cosmologiques.
En effet, le point qui fait discussion entre Foucault et Rancière, ici, c’est la position d’une instance ou d’un principe extérieur qui, comme la causalité par liberté chez Kant, vient à la fois fonder l’ordre offert à la connaissance et en perturber la régularité ; instance ou principe dont on est alors obligé de reconnaître la nécessité, lorsqu’on se penche sur les conditions dernières de l‘expérience, mais dont on est tout autant contraint d’admettre l’impossibilité sitôt qu’on envisage, de l’intérieur et pour elles-mêmes, les régularités connaissables et observables. Plus simplement, tout se passe comme si J.Rancière affirmait : « pour qu’il y ait pouvoir, il faut qu’il y ait une présupposition qui de droit lui échappe, qui ne saurait ni être pensée sous les mêmes catégories, ni être réduite par son règne censément universel et uniforme : toujours, le pouvoir rencontre comme sa condition et sa limite la libre affirmation d’une égalité des sujets parlants, affirmation par laquelle le politique advient comme tel ». Et tout se passe comme si Foucault répondait: « puisqu’il y a pouvoir, il ne saurait y avoir d’exception à la règle qui veut que toute position soit prise dans le jeu des captures réciproques et des renversements indéfinis par quoi les uns tentent d’agir sur la liberté des autres ; il ne saurait y avoir d’au-delà ou d’en-deçà de la « police », ni au sens substantiel d’une puissance vivante que la police viendrait réprimer ou contraindre, ni au sens formel d’un principe dont la référence permettrait aux individus de plier la logique du pouvoir à des catégories entièrement autres ».
Comme c’est généralement le cas lorsqu’on convoque Kant, cette antinomie est bien sûr caricaturale : ni l’un, ni l’autre ne disent exactement cela, je vais y venir dans un instant. Mais une telle présentation me paraît avoir au moins ce mérite de désigner les difficultés auxquelles ne peuvent éviter de se heurter des mouvements qui tâchent de réfléchir selon ces deux styles d’analyse à la fois. Dans toute antinomie de ce type, on le sait, chaque côté souffre diversement de sa séparation d’avec l’autre :
Limite, du coup, inverse de l’autre, et qui toucherait à la ponctualité et à l’évanescence de tels signes, dont le point d’accrochage à l’intérieur des logiques policières demeure problématique, tant ils restent hétérogènes à la série des causes qu’ils visent à contester. Limite, si l’on veut, non plus de la bataille perpétuelle qui verse dans le cynisme mélancolique, mais de l’affirmation intermittente qui verse dans l’intervention de « témoignage », comme on dit de certaines candidatures aux élections, ou dans le chant désespéré (chant qui, pour être assez beau, est aussi bien trop bref).
Je manque de temps pour montrer en quel sens cette alternative traverse aujourd’hui les mouvements qui situent leur action politique en-dehors de la référence à l’Etat ou de l’horizon du gouvernement et de la prise de pouvoir : je me permettrai donc de renvoyer au dossier que la revue Vacarme a récemment consacré aux techniques de contestations propres, en particulier, à la sphère altermondialiste. On y voit se dessiner, d’un côté, la difficulté de mesurer les effets et de déterminer l’orientation d’une mobilisation qui ne se donne plus pour objectif le renversement du pouvoir ou la conquête de tel ou tel objectif local, mais s’inscrit dans l’horizon de la « bataille perpétuelle » ; on y voit tout autant s’esquisser les difficultés de « l’artivisme » poussant jusqu‘au bout la parenté de la politique et de la scène, mais dont la tentative pour inventer des formes d’affirmations impossibles à instrumentaliser s’opère toujours au risque de ce que l’auteure nomme « la folklorisation », dès lors qu’il s’agit d’inscrire l’action dans un champ strictement symbolique.
Je ne voudrais pas m’arrêter, cependant, à cette lecture antinomique : le défaut de toute présentation de ce genre est, on le sait, de situer artificiellement les pensées en présence sur un plan supposé homogène, et de reconstruire les positions en occultant ce que chacune d’elles comporte de singulier, de telle sorte que le tenant de la posture critique se place en arbitre et gagne à tous coups. Comme le note J.Rancière : « il est clair que le même mot de police renvoie à deux dispositifs théoriques très différents » (« Biopolitique ou politique ? », art.cit., p.92). Cette différence – ou plutôt, l’excès de cette différence sur la contradiction que je viens d’esquisser – se marque en particulier à travers ce qu‘on pourrait appeler une série de chiasmes ; j‘en mentionnerai rapidement trois.
On pourrait multiplier le repérage de tels chiasmes : l’important est de comprendre la question qu’ils dessinent ensemble, et qui touche à mon sens au fond. Formulons-la ainsi : ce qu’il s’agit de saisir, si l’on veut enfin situer la bifurcation qui pose, en vis-à-vis et à distance ces deux pensées politiques, c’est la manière dont se nouent en chacune, tant du côté des thèses, que du côté de la posture analytique adoptée par le penseur, la considération du donné historique et ce déplacement sans lequel le mot même de politique perd son sens : ce que Rancière appelle la « désidentification », et Foucault la « déprise de soi ». En bref, quel lien entre la sphère des liens, des relations sociales instituées, et cette déliaison où le politique trouve ses conditions ? Il me semble que cette différence pourrait être assignée à partir de deux termes, dont la présence chez chacun des auteurs est à la fois discrète et insistante, et qui pourraient faire couple en ce qu’ils désignent tous deux des opérations logico-discursives : je veux parler des notions de « démonstration » chez Jacques Rancière et de « problématisation » chez Michel Foucault.
D’un côté, chez Rancière, si le principe égalitaire et l’ordre policier trouvent à se rencontrer et à surmonter leur hétérogéneité réciproque, c’est dans la construction d’une démonstration ou d’une vérification d’égalité dont le « syllogisme de l’émancipation », développé par une partie du mouvement ouvrier du XIXe siècle, fournit la formule exemplaire (BP, p.84). C’est la production d’une telle démonstration (au double sens, je crois, du mot « démonstration », à la fois déduction logique et manifestation aux yeux de l’ensemble de la communauté) qui vient déverrouiller le partage, décelable dans le livre 1 des Politiques d’Aristote, entre ceux qui ont part seulement à l’utile et au nuisible, et ceux qui ont part à la discussion portant sur le Juste et l’Injuste. Le mécompte qu’enveloppe la prétention à un décompte intégral des parties de la communauté devient indiscutable logiquement et manifeste aux yeux de tous, par le rassemblement dans la forme du syllogisme d’une majeure renvoyant au principe égalitaire, et d’une mineure empruntée à l’ordre policier, de telle sorte que la distance du fait et du droit apparaît à la fois irrécusable et inacceptable, obligeant ceux qui s’y trouvent confrontés à une réponse.
Si l’on se tourne, maintenant, vers Foucault, et que l’on se demande comment s’opère le chemin inverse – comment on peut passer de l’affirmation d’un pouvoir sans dehors à une subjectivation en excès sur l’ordre normatif -, on s’aperçoit que c’est la notion de « problématisation » qui joue un rôle-pivot. La logique en est à grands traits la suivante : parce qu’il n’est pas de dispositif de pouvoir qui soit exempt de fêlures et de points aveugles ou l’ordre normatif entre en conflit avec lui-même (ce que Foucault nomme « l’impensable » ou les « points de problématisation ») ; parce que ces points aveugles ne sont pas seulement des difficultés extérieures aux individus, mais les traversent et les séparent d’eux-mêmes (chaque individu, d’être produit par cette normativité, hérite de sa fêlure) ; la possibilité demeure de se faire sujets à travers la mise en question de ces zones d’ombre – ce que Foucault nomme « poser des questions à la politique » (DE, IV, p.593).
De là, la construction d’un concept de subjectivation qui diffère assez largement de celui que propose J.Rancière : si, dans les deux cas, la subjectivation désigne une différence à soi, cette différence est fondée chez J.Rancière par l’écart entre la majeure égalitaire et la mineure policière du syllogisme, ce qui revient à désigner « le sujet comme « un in-between, un entre-deux » ; chez Foucault, la précarité ou la non-identité à soi du sujet découle en dernière analyse du caractère insoluble du problème autour duquel ce sujet se constitue : notant que, selon lui, il n’y a aucune politique qui puisse « détenir à l’égard de la folie ou de la maladie mentale la solution juste et définitive », Foucault en conclut que le « nous » apte à porter une telle question, ou à se constituer comme son énonciateur, ne saurait être un « nous dont le consensus, les valeurs, la traditionnalité forment le cadre d’une pensée », mais « le résultat – et le résultat nécessairement provisoire -, de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule ». En bref, l’écart qui fêle le sujet politique chez Rancière est creusé dans l’espace logique d’une vérification paradoxale ; celui qui fissure le sujet, le « nous », chez Foucault est ménagé par la résistance du problème à ses solutions possibles.
De cette différence (de cette manière différente, disons, de situer la différence dont procède le sujet), découlent au moins deux divergences notables.
Mais cette appréciation divergente de l’éthique s’explique en fait assez aisément : pour une philosophie qui situe la différence constitutive du sujet entre la majeure et la mineure du syllogisme égalitaire, dans la contradiction manifeste de la règle et du cas, l’éthique est ce qui vient refermer cette brèche en opérant « la dissolution de la norme dans le fait, l’identification de toutes les formes de discours et de pratique sous le même point de vue indistinct », établissant « l’identité entre un environnement, une manière d’être et un principe d’action » (MdE, p.146). Or, chez Foucault, la différence décisive se situerait plutôt dans la fêlure qui sépare cet environnement, non des normes extérieures, mais bien de lui-même : c’est cette différence à soi des systèmes d’action et de pensée que nomme d’abord chez Foucault le mot de « problématisation ». On comprend du coup que sa définition de l’éthique soit très proche de celle que stigmatise Rancière (elle concerne « la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code », UP, p.33 – on retrouve bien le rapport entre environnement, manière d’être et système d’action). Mais on comprend aussi que Foucault puisse revendiquer pour cette subjectivation éthique une puissance différentielle ou différenciante, une manière de « rompre la règle dans l’acte même qui la fait jouer » (DE, IV, p.222) : ce qui revient à situer l’éthique au foyer du politique.
Une remarque, simplement pour esquisser cette piste, et parce que cette question des rapports d’identité / différence entre le politique et l’éthique a déjà une longue histoire derrière elle : histoire qu’il faudrait faire remonter, peut-être, jusqu’à la manière dont, dans l’écart entre les livres I et X de L’Ethique à Nicomaque, Aristote fait du couple politique-éthique la polarité fondamentale à laquelle s’ordonne la réflexion sur l‘action, dans sa double tension constitutive entre l’individu et la communauté d’une part ; entre la reconnaissance d’une spécificité propre aux choses humaines, et la construction d’une analogie qui réinscrit, in extremis, l’agir humain sous condition de vérité (tension qui oppose moins, d‘ailleurs, l‘éthique à la politique, que l‘éthique à elle-même, ou la politique à elle-même).
Je voudrais, sur ce point, noter que l’articulation entre subjectivation et problématisation, telle que le dernier Foucault l’opère, se laisserait peut-être comme chez Jacques Rancière, dériver d’Aristote, ou plutôt de l’impensé sur le fond duquel Aristote prétend constituer la communauté politique comme communauté de discours et de valeurs identique à soi. J’ai fait tout à l’heure allusion à la démonstration qu’opère J.Rancière, au début de La Mésentente, lorsqu’il remarque que l’opposition fondatrice de la Politique entre la voix et le discours, laisse de côté, doit laisser de côté ceux dont le discours n’est que voix et qui, quoi que parlants, ne sauraient avoir part aux délibérations qui concernent le juste – de sorte que ceux-ci peuvent alors brandir cette absence de part à la fois comme leur propriété et comme la fibre dont s’entretisse la communauté tout entière. Mais il serait peut-être possible de repérer, chez le même auteur et dans les mêmes eaux, le point d’insertion de la problématique de Foucault : je pense à un texte du début des Topiques, dont on sait qu’elles peuvent être lues comme une grammaire de la discussion pratique, cette discussion qui justement a lieu dans la Cité. Après y avoir caractérisé le « problème » comme l’objet propre du raisonnement dialectique, après avoir désigné les problèmes susceptibles d’être discutés selon une analyse des formes du consensus, Aristote exclut, doit exclure peut-être certains problèmes, inadmissibles par la raison dialectique parce qu’ils n’en respectent ni les exigences logiques, ni les réquisits sociaux : « Il ne faut pas du reste examiner toute thèse ni tout problème : c’est seulement quand la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert, ou quand il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux ou aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n’ont qu’à bien regarder » (Aristote, Topique, I, 11, 105a5)
On devrait alors dire que, là où le sujet politique chez Rancière se constitue en se saisissant de cette justice qui n’en est pas une, mais sans laquelle il ne saurait y avoir de justice, le sujet éthique émerge chez Foucault en s’emparant de ces problèmes qui n’en sont pas, que le consensus social doit exclure de lui-même mais sans lesquels il ne saurait y avoir de raison ni de consensus : problème du crime, problème de la sexualité, problème de la folie, etc. Une telle hypothèse me permettrait au moins, en m’autorisant tant des références à Platon et Aristote convoquées par J.Rancière, que de l’attention portée par le dernier Foucault aux textes antiques, de terminer par un épouvantable jeu de mots conclusif : s’il y a, chez l’un et l’autre, des versions divergentes du politique, ce sont peut-être des versions grecques.
Mathieu Potte-Bonneville
Textes cités en abrégé :
Jacques Rancière
BP : Au Bord du politique, réed. Gallimard « Folio », 2004
DI : Le Destin des images, La Fabrique, 2003, p.91.
MS : La Mésentente, Galilée, 1995.
MdE : Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004.
Michel Foucault
DE : Dits et écrits (1954-1988), 4 vol., Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
STP : Sécurité, territoire, population, Gallimard / Seuil, 2004.
SP : Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1975.
UP : L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984.