Première publication : Revue de la BNF, 2017/1, n°54.
Emblèmes d’un certain renouveau télévisuel, les séries qui déferlent sur nos écrans ambitionnent aujourd’hui de dire le monde et de faire œuvre, empruntant de plus en plus largement au cinéma et brouillant ainsi les distinctions établies entre arts mineurs et majeurs. Que peut dire la philosophie de ce mode narratif alternatif et, surtout, que peut-elle en apprendre ?
“La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule”.
Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface.
“The owls are not what they seem”
David Lynch / Mark Frost, Twin Peaks.
C’est une sphère brillante. Devant elle défile ce que l’on croit d’abord être la lame d’une épée blasonnée de figures animales, mais qui se révèle bientôt une bande circulaire, anneau de métal orbitant parmi d’autres autour de cet étrange soleil, tenant de l’oeil et de l’astrolabe. Une rotation plus tard, l’image révèle en contrebas une carte du monde et la caméra plonge son regard brûlant vers divers points du continent qu’elle surplombe, faisant lever en chaque lieu où elle s’attache des châteaux forts mécaniques aux tours en forme de roues dentées ou des villes miniatures dont les fortifications poussent comme se déplieraient les clenches, gorges et foncets d’une serrure à ciel ouvert. De l’une à l’autre de ces machines successivement révélées, le point de vue semble planer, tantôt très haut, tantôt à ras de terre, s’offrant parfois la fantaisie de laisser le paysage se dresser à 90 degrés sur le bord de l’écran, donnant au spectateur l’impression de chevaucher un oiseau qui volerait sur l’aile.
Il suffit de le scruter de près pour s’apercevoir que ce générique, celui de la série Game of Thrones produite par la chaîne HBO, multiplie les signes d’une ambition qui, à maints égards, paraît concurrencer la philosophie sur son terrain le plus traditionnel, investir ses espaces et ses postures les mieux assurés. Ce que l’on croyait voir n’était pas une épée gravée aux armes des grandes maisons de Westeros, mais un cercle de fer tournant sur lui-même ? C’est que le fracas de la guerre et les factions qu’elle met aux prises appartiennent au grand cycle du monde, déroulant indifféremment ses effets dans le dos des héros comme dans celui des traîtres. Se demande-t-on pourquoi, au seuil d’une série médiévale, les forteresses et les cités se dressent comme des engrenages, dont l’anachronisme steampunk jure avec l’atmosphère du récit qui va suivre ? C’est qu’il s’agit de symboliser ce que la série se propose de démontrer : sous le décorum sont à l’oeuvre des lois implacables, broyant impitoyablement quiconque – personnage ou spectateur – compterait sur la mansuétude du sort pour en atténuer la rigueur ou pour se dispenser des conséquences des actes commis ; et si ce déterminisme historique réduit le paysage grandiose à une collection de maquettes articulées, c’est surtout pour suggérer que les hommes en sont les jouets. D’un pôle à l’autre, du cercle flamboyant de la nécessité au continent que celle-ci éclaire et anime, la caméra multiplie à ce point les vols planés que le spectateur philosophe ne peut s’empêcher de songer, non seulement aux corbeaux et aux corneilles (oiseaux emblématiques de cette série) mais à la chouette de Minerve – la chouette qui, pour Hegel, remembre, récapitule et finalement déploie le soir venu dans l’élément de la connaissance la signification des événements, pour autant que la grande journée ait achevé sa course, autrement dit que la réalité effective se soit d’abord intégralement déployée comme histoire.
Quelle relation la philosophie peut-elle entretenir avec ce régime de fiction que l’on appelle aujourd’hui “séries” ? Peut-être gagnerait-on, pour poser cette question, à prendre au sérieux le renversement qu’une série comme Game of Thrones allégorise à sa manière agressive, avec ses histoires de conquête, de trône et de régicides : il semble qu’à l’âge de l’indignité, où les fictions télévisuelles ne pouvaient guère prétendre recevoir des penseurs autre chose qu’indifférence ou mépris, succède une période de rivalité, où certains récits entendent se donner pour objet un monde, pris dans la totalité de ses aspects, et en produire l’intelligence jusqu’à faire communiquer chaque détail, chaque péripétie ou chaque personnage avec l’unité d’une démonstration d’ensemble, sans faire appel aux philosophes. The Wire, Breaking Bad, Game of Thrones (pour citer les séries les plus louées et commentées depuis quinze ans) ne revendiquent pas seulement le statut de fictions “adultes” ; elles entendent proposer une description raisonnée de ce que savent les hommes, de ce qu’ils font individuellement et collectivement, de la relation qu’ils entretiennent avec la place sociale qu’ils sont commis à occuper, des ressorts passionnels de leurs actes et des stratégies dans lesquelles ceux-ci trouvent à s’insérer, etc. Cette ambition à la fois systématique et totalisante porte à comprendre autrement la mention obsédante de la souveraineté et de la figure du roi, dans les sentences qui ponctuent, en langue originale, chacune de ces fictions (dans The Wire : “The King remains the King” ; dans Breaking Bad : “Hail to the King”, et l’on ne compte plus les rois dans Game of Thrones…). Si Platon voyait, dans le dialogue tardif intitulé Le Politique, dans l’aptitude à identifier “l’homme royal” la pierre de touche de la philosophie véritable, il se pourrait que certains récits aient décidé de concurrencer la reine des sciences directement sur son terrain.
Prenons la mesure du chemin parcouru. Il vaut la peine de citer les propos du critique Serge Daney à la veille de sa mort, en 1992 : notant que la télévision n’ambitionnait guère que de “satisfaire son public”, “à savoir toute une population non-active d’infirmes divers : petits enfants, vieillards, malades cablés-perfusés”, il concluait à propos de ses propres tentatives pour produire une critique télévisuelle : “plus cela va, plus je pense qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le fait d’exercer son intelligence sur des objets qui n’en demandent pas tant. C’est même immoral. Je commence à croire que rien ne restera de la télé pour la bonne raison qu’à de rares exceptions près, elle n’a jamais pensé rester”. En formulant ce diagnostic, Daney posait le problème en des termes dont nous pourrions être tentés de croire qu’ils sont encore les nôtres, termes que beaucoup de débats ou de polémiques à propos des séries se contentent de recycler : urgence de se préoccuper d’un média dont l’influence sur les plus faibles est considérable, mais vanité d’un tel exercice au vu de l’inconsistance de l’objet ; soupçon sur les mobiles et la valeur du geste critique (voire risque “d’immoralité”) dès lors qu’à appliquer son intelligence sur une production médiocre, on s’expose soit à abaisser la première, soit à rehausser artificiellement la seconde, n’ayant alors de choix qu’entre la cuistrerie et la tentation de s’encanailler.
Ce n’est pas que ces risques soient aujourd’hui moins grands, ou que la présence massive des séries dans la production éditoriale et universitaire vaille d’elle-même réponse aux soupçons de Daney et suffise à clore le débat sur le mode du fait accompli. Mais force est de constater que l’opposition à laquelle Daney adossait ses remarques, opposition entre une critique des oeuvres cinématographiques et une pseudo-critique du flux télévisuel qui “n’a jamais pensé rester”, ne tient plus au regard de trois mutations majeures. Premièrement, les séries ont vidé une part de l’industrie hollywoodienne de ses meilleurs scénaristes et réalisateurs, l’ont dépouillé de son inventivité narrative (tout en se reconnaissant d’autres dettes et d’autres filiations qu’à l’égard du seul septième art, louchant souvent vers le journalisme ou le roman-feuilleton). Deuxièmement, elles ont accompagné une transformation de l’industrie télévisuelle allant du rôle crucial joué par les chaînes câblées, auxquelles la liberté à l’égard des annonceurs a permis de proposer des contenus plus exigeants, au développement massif du téléchargement légal ou illégal, puis à l’entrée en scène de plateformes de streaming développant leurs propres contenus – au point qu’il devient parfaitement abusif, dans certains cas, de parler de “séries télévisées”. Troisièmement dans ce paysage où, défaite, l’opposition cinéma / télévision ne permet plus de reconduire à l’identique la distinction entre arts majeurs et mineurs, ou libéraux et serviles, il est patent que nombre de productions contemporaines ambitionnent bel et bien de “rester”. Autrement dit (si l’aptitude d’une production humaine à survivre à sa consommation distingue selon Hannah Arendt “le travail de notre corps” de “l’oeuvre de nos mains”) elles entendent bien faire oeuvre – ou plutôt, et l’on va y revenir, jouer sur les deux tableaux, investir d’un même pas le champ de la production industrielle et celui de l’esthétique, à la fois s’insérer dans le cycle de la consommation quotidienne ou hebdomadaire et édifier un univers dont les figures ne s’oublient pas.
Revenons à la philosophie, et à la place qui peut être la sienne dans la constellation des discours consacrés à ces nouveaux objets narratifs. Admettons que les séries ambitionnent aujourd’hui à la fois de dire le monde, i.e. de se mettre à l’écoute des inquiétudes et des frémissements contemporains (telle la série The West Wing, dont la dernière saison mettait en scène l’ascension d’un candidat latino à la présidence américaine, anticipant avec précision la stratégie du candidat Obama), et de faire monde, i.e. de rassembler dans un ensemble narratif cohérent l’ensemble des dimensions significatives de l’expérience : on comprend qu’à cette ambition répondent trois grands type d’appréhension philosophique. Tantôt la philosophie tente d’extraire des motifs, unités thématiques et problématiques qu’elle identifie comme le noyau de séries déterminées – c’est l’ambition, par exemple, de nombreux volumes publiés dans la collection dirigée par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Tristan Garcia aux Presses Universitaires de France, reconduisant la série Sons of Anarchy au motif de la “guerre perpétuelle” ou 24h Chrono au “choix du mal”. Tantôt, elle s’attache aux milieux dont les séries proposent, non la simple transposition (on passera ici sous silence telle tentative laborieuse pour rapporter, terme à terme, chaque famille de Game of Thrones à une faction déterminée dans le conflit moyen-oriental), mais la reconstruction systématique, permettant d’en identifier les lois, les mécanismes et les tensions dialectiques (on renverra, par exemple, à l’étude que Grégoire Chamayou et Kieran Arons consacrent à la saison 3 de The Wire, considérée comme analyse des contradictions qui traversent toute politique réformiste dans la société américaine contemporaine). Tantôt, elle s’efforce de retrouver ou d’expliciter les corpus conceptuels sous-jacents à telle ou telle série (soit que celle-ci puise explicitement dans l’oeuvre d’un ou plusieurs philosophes, soit qu’elle en retrouve par son cheminement propre la nervure systématique) : le jeu n’est pas, alors de rabattre le récit sur une simple illustration de thèses antécédentes (même si l’on peut tout à fait concevoir un usage didactique de Game of Thrones pour l’enseignement de Machiavel !), mais de réveiller par cet intermédiaire certaines oeuvres du patrimoine philosophique, de les inviter à travailler l’horizon d’aujourd’hui, ou à se laisser travailler par lui (c’est tout l’enjeu, directement politique, des lectures de Machiavel et Hobbes proposées par les auteurs réunis autour de Pablo Iglesias, philosophe espagnol et leader du parti Podemos, dans Les Leçons politiques de Game of Thrones).
Motifs, milieux, corpus – trois voies possibles, trois façons de se frayer un chemin entre ces modes alternatifs de totalisation de l’expérience que constituent aujourd’hui la narration sérielle et la réflexion philosophique. Resterait toutefois à identifier, non ce que la philosophie peut nous apprendre des séries, mais ce qu’elle peut apprendre d’elles. Autrement dit, dans ces formes narratives dont nous pouvons, depuis dix ou quinze ans, suivre l’efflorescence et la maturation presque en temps réel, est-il possible de percevoir une modalité originale d’appréhension du monde dont le recul et le surplomb des philosophes gagneraient à s’inspirer ?
Revenons à notre générique initial – et prenons garde au secret murmuré à l’agent Cooper dans la série Twin Peaks : les chouettes ne sont pas ce qu’elles paraissent. A bien y regarder en effet, il y a entre la chouette de Minerve et les corbeaux de Game of Thrones une différence de taille : celle-là vient à la fin pour éclairer la signification de ce qui s’est produit, et les événements antérieurs ne prennent sens que dans l’horizon de cette récapitulation finale ; les corbeaux, par contre, ne se posent que pour picorer les cadavres tombés sur les champs de bataille, la fin dont ils augurent est le triomphe de l’absurdité, de sorte que le sens n’aura eu lieu que dans l’entre-temps, au fil d’épisodes et de saisons dont les protagonistes s’acharnent à conjurer cette destination macabre. Autrement dit, là même où Game of Thrones mime la hauteur de vue philosophique et déploie son discours sur les lois de la guerre et le grand cycle du destin, le ressort narratif sur lequel la série fait fonds est exactement inverse : elle nous plonge in medias res. Exemplaire en cela de bien des récits contemporains, elle nous immerge dans une action dont le déploiement laisse sa place aux aléas, et dans des guerres dont les tacticiens sont constamment contraints de faire droit à l’imprévisible. Elle nous amène à fréquenter, à aimer ou détester des personnages dont nous ne venons pas, après coup, interroger les raisons mais avec lesquels nous apprenons à cohabiter, et dont la mort violente nous laisse éplorés, rappelant au passage qu’aucun tribunal de l’histoire ne suffit jamais à conjurer ce qu’une perte a d’irréparable.
Autrement dit encore, les séries sont… des séries, successions de séquences dont la réception est inséparable d’une forme de quotidienneté ou de régularité, dont l’avancée de l’intrigue s’enlève toujours sur le fond d’une répétition qui la suit comme son ombre : toutes les séries contemporaines, en tressant un arc narratif avec des personnages et des situations récurrents, proposent leur version du titre autrefois choisi par Gilles Deleuze, Différence et répétition. Cela implique aussi que, là où le temps de l’énonciation philosophique est traditionnellement le présent d’éternité, propre à dire l’étoffe essentielle des choses, l’énonciation sérielle serait plutôt du côté du fréquentatif, ou du présent progressif (c’est le mantra de Game of Thrones : “winter is coming”). Ces dimensions ne sont pas imprenables pour la philosophie : celle-ci a su se rendre attentive depuis Bergson et Merleau-Ponty au “se faisant” des choses et au présent comme lieu du devenir, depuis Cavell et de Certeau à ce que l’ordinaire et la quotidienneté peuvent avoir d’irréductible, depuis Georges Herbert Mead à la manière dont des personnages peuvent, à force de revenir, devenir des “autres qui comptent” et peser sur la constitution même de notre expérience morale. Il me semble pourtant qu’au-delà des questions parfois ressassantes (quelle légitimité d’un discours savant sur la culture de masse ?), et pour enrichir la réflexion sur les motifs, les milieux, les corpus qui traversent les séries d’aujourd’hui, la philosophie gagnerait à se pencher davantage sur la manière dont ces récits, s’ils se terminent parfois, ne voient pas leur sens indexé à l’horizon de leur résolution finale. En guise d’oiseau philosophique, c’est l’aigle nietzschéen qu’il faudrait finalement convier dans la volière : les séries plient la culture d’aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, à une forme d’éternel retour.
Mathieu Potte-Bonneville