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Sur le fil
A propos d'Acrobat, de Mehregan Kazemi.
Posted in Autour des images 13 min read
Un pas de côté Previous Accord parental souhaitable. Next

Première publication : Vacarme, août 2017.
Lire sur le site de Vacarme.

C’est une photographie – ou peut-être plusieurs. C’est, pour être précis, un étoilement d’images au format 13X18, tantôt verticales (portrait), tantôt horizontales (paysage), tirages que l’on devine prélevés dans ces enveloppes cartonnées et oblongues qui assurèrent, dans l’histoire de la photo de famille, l’interrègne entre l’âge des diapositives et celui de Facebook. Si elles n’étaient plaquées à la cimaise qui les rassemble ici, en Arles, au beau milieu de l’exposition collective « Iran, année 38 », sans doute ces images seraient-elles légèrement convexes comme le deviennent les cartes à jouer cueillies au paquet du magicien, et ondulant d’avoir été trop tôt séparées de leurs sœurs : il y a longtemps que vieillir ne jaunit plus les tirages amateurs mais les plie, les incurve, les décolle du mur. Disons alors, pour simplifier provisoirement, que ce sont plusieurs photographies, prélevées à différents plis ; à deux exceptions près (il y a en tout dix-neuf images), elles figurent une même petite fille – entre trois et cinq ans peut-être, la plupart du temps seule (pas toujours – ici un adulte, là un autre enfant), souvent sous la douche, ou à la piscine, il y a de l’eau dans ces moments saisis au vol. Disposés de manière à composer ensemble une figure indécise, quelque part entre la spirale et le losange qui tiendrait sur la pointe, séparés les uns des autres par un écart moyen d’environ un centimètre et demi, sombre comme les plombs d’un vitrail, ces clichés d’enfance souffrent deux exceptions : à la pointe supérieure du losange, c’est une dame qui se tient debout, empesée, voile sombre et robe gris-beige ; au centre, dans un format un peu plus large, la petite fille a grandi, son portrait en gros plan dont l’ovale s’allonge semble regarder l’objectif depuis le bord extérieur de l’enfance, bouche entrouverte et étonnée. 

Il faut encore dire quelque chose, qui signe l’œuvre : à même chacun de tirages, de ces instants dispersés, court un très mince trait noir, tracé dont on ne saurait dire s’il passe sur les images ou à l’intérieur d’elles – visiblement apposé par l’artiste Mehregan Kazemi sur ces clichés qui, tout aussi visiblement, la représentent enfant, ce cheveu d’encre joue en trompe-l’œil les fils d’Ariane, s’enroule ici à son poignet, là à son bras, ailleurs autour de son cou – à moins qu’il ne s’entortille, au sommet du losange, sur le ventre de sa mère, y figure une silhouette fœtale et s’y révèle cordon ombilical ; à moins qu’il ne coure, au centre, sur sa joue pâle de grande fille comme un cil que l’on aimerait chasser.

Mehregan Kazemi. Acrobat.

La composition se nomme Acrobat. Tournant le dos à l’entrée de l’Eglise Sainte-Anne où se dispose, lors de ces rencontres photographiques d’Arles, l’exposition « Iran, année 38 », elle suppose pour la découvrir de tourner le coin de l’un des espaces, comme au rabat d’un livre ; elle s’inscrit ainsi au verso d’une exposition dont les images, adoptant les registres esthétiques, journalistiques ou narratifs les plus divers, évoquent l’assassinat d’étudiants par la police du Shah en 1953, la révolution de 1979 et l’arrivée au pouvoir de Khomeiny, la guerre Iran-Irak dont les historiens comparent volontiers le déroulement et la brutalité à celle de 1914-1918, ou cette scène plus contemporaine d’une foule rassemblée autour d’une pendaison publique, à bout de bras écarquillant ses téléphones portables pour saisir au vol les derniers spasmes du condamné (que ses yeux à lui soient bandés double ce champ-contrechamp d’une affreuse asymétrie des regards). Il n’est pas aisé, tout d’abord, de déterminer le genre d’acrobaties qu’accomplit la série de Mehregan Kazemi à côtoyer ces hurlements, à installer la fragilité de ces souvenirs d’enfance au revers de scènes si effrayantes et brutales. On se penche d’abord avec elle : on croit discerner dans ce frayage exactement ce que le président du Palais de Tokyo, Jean de Loisy, décrivait quelques jours plus tôt en cette même ville – qu’il y a un engagement de l’artiste dont la logique n’est pas superposable à celle du partisan, parce qu’au contraire de ce dernier la résolution de l’artiste est en proportion directe de son incertitude, parce qu’il, ou elle, milite ardemment pour l’ignorance de ce qui suit, parce qu’il, ou elle, emprunte le genre de sentiers dont les cartes IGN disent la « praticabilité incertaine », topographie d’encre ténue dont le pas hésite au bord de l’invisible, et dont le tracé acrobatique de Kazemi semble matériellement s’inspirer.

A pencher de ce côté, on craint un instant de tomber – de verser dans une opposition facile entre l’enfance et la guerre, la fragilité et la barbarie, les petites photos couleurs contre le grain dramatique du photo-reportage, l’individu contre le collectif, la petite fille contre les hommes en armes – ; on craindrait de tomber donc si, l’instant d’après, la démarche de Kazemi n’adressait aux images qui l’entourent et la regardent de haut une sorte de retour à l’envoyeur. Dans une forme d’effet-miroir, le tracé continu que propose Acrobat vient questionner à la fois le fil qui court sous la discontinuité apparente des « grandes dates », et l’incertitude du devenir qui les a déposées tour à tour : là où l’après-coup de l’histoire et la curation rétrospective de l’exposition tendent à lester les événements d’un surcroît de fatalité, les silhouettes enfantines de Kazemi rappellent que ce cheminement-là fut, pour ses acteurs, commis à se réinventer sans cesse et de part en part incertain. A la relire depuis le travail d’une photographe revenant sur ses propres traces, l’histoire de l’Iran contemporain dément l’idée selon laquelle être résolu et incertain serait le privilège des artistes : on se surprend ici à penser à Michel Foucault qui, à propos de la révolution iranienne dont il avait scruté l’insurrection sans voir assez nettement ce qui allait s’ensuivre, se défendait en opposant à la logique supposément implacable des régimes à l’incertitude des soulèvements (« Les soulèvements appartiennent à l’histoire Mais d’une certaine façon ils lui échappent. Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : « je n’obéis plus », et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement me paraît irréductible »). En d’autres termes, là où photographier le destin d’un pays tend à changer les ponctuations du passé en autant d’objets pesants, eux-mêmes pris dans la trame d’une nécessité objective, Kazemi rappelle de l’intérieur de cette histoire, sur l’un des fils de cette trame, qu’il fallut chaque fois des subjectivités volontaires et vacillantes, décidées et aveugles, pour la faire advenir.

Ce n’est encore pas assez dire, et Acrobat ne monnaie pas l’histoire d’un peuple en collection d’individus sans interroger profondément ce qui peut faire tenir debout l’individualité elle-même. Car si c’est une photographie – ou peut-être plusieurs –, c’est que l’unité et l’intégrité de la subjectivité qui s’y montre est elle-même en question, acrobatique, sur le fil ; l’écart a beau n’être pas bien épais, d’où monte la cimaise sombre, chaque tirage ne s’en trouve pas moins irrémédiablement séparé des autres qui, pour voisiner avec lui, ne le jouxtent pourtant pas tout à fait, ni ne composent un tableau dont l’unité s’imposerait d’elle-même. Au plus loin de toute satisfaction narcissique (à moins que le narcissisme ne soit le nom commun du geste par lequel nous entendons conjurer cet effroi) la disposition des images est celle d’un éclatement contenu, ou d’une reconstitution sur fond de perte irréparable – geste, non du collage, mais bien du recollage ; les clichés ainsi disposés évoquent l’étalement d’indices sur la table du légiste ou celle du détective, en bref s’offrent visiblement aux questions « qui est-ce ? » mais aussi « qu’est-ce qui s’est passé ? ». Est-il même si sûr que cette petite fille soit, d’une scène l’autre, la même, et à quel socle stable cette certitude-là pourrait-elle trouver à s’alimenter ? Depuis Kant, nous avons appris à adosser l’unité du monde objectif à celle d’un sujet qui, se retrouvant lui-même à chaque instant, peut lier et tresser autour de son propre point fixe ses perceptions successives jusqu’à disposer autour de lui un univers de choses stables. Il n’y a, chez les modernes, de monde que pour quelqu’un – mais quelle unité maintenir à cette première personne si le monde se fracasse à chaque instant en une disparate d’épisodes qui, loin de fournir ses repères au sujet, de s’embobiner sur son axe, l’exposent, l’entament, l’écaillent ou le fissurent ? Un nouveau jeu s’installe ici entre Acrobat et les autres images : il y est moins question de la manière dont les sujets font l’histoire que de ce qu’elle leur fait, et du geste qu’il leur faut accomplir pour éviter de s’en trouver à jamais, intimement, défaits. C’est justement ce geste que semble matérialiser, d’une boucle l’autre, le trait d’encre appliqué par Kazemi sur ses images : revenir, comme on recopierait au propre – ce que dit, mieux que toute métaphore, le verbe « retracer » dans sa façon de s’appliquer également aux crayonnés et à l’histoire. Retracer est un geste paradoxal : cela consiste, précisément, à répéter un tracé dont des indices, seuls, se donnaient à voir, exigeaient en pointillés qu’on les rassemble en un même sillon, autrement dit à répéter pour la première fois ce qui, sans cela, demeurerait figé dans l’indécision de ce qui a eu lieu sans être raconté.

Qu’insistent, sous l’histoire, des acrobates résolus et aveugles pour la faire vivre et y grandir ; qu’il y ait, dans le tumulte de l’histoire, de l’acrobatie à tenir sur le fil de sa propre identité ; qu’il faille enfin, pour faire tenir ensemble actualité et biographie, le mouvement d’un retrait, en tous les sens du terme (d’un retrait qui les situe en vis-à-vis et à distance, et qui repasse sur leurs traces pour déceler leur unité) – à décrire ainsi le dispositif, manque encore quelque chose, ou peut-être quelqu’un. C’est d’abord affaire de gestualité : tirer un trait sur des images, faire courir un fil d’encre sur des tirages 13X18, c’est sans doute pour Kazemi pivoter du statut d’objet photographié à celui de sujet dessinant ; mais c’est aussi introduire une main dans cette histoire de l’œil, et par là modifier subtilement l’implication du spectateur. Dans son étude sur Francis Bacon, Gilles Deleuze proposait d’appeler haptique cette façon très particulière qu’ont les arts visuels de faire jouer ensemble l’optique et le tactile, plutôt que de les opposer l’un à l’autre comme les sens de la distance et ceux du contact. Acrobat est une œuvre profondément haptique : parce qu’un stylo ou une plume ont couru sur ces photographies, parce qu’ils y ont déposé ce tracé qui s’enroule autour du corps multiplié de l’artiste enfant, le spectateur est non seulement convié  à voir – et à suivre de l’œil la trajectoire du fil lorsque celle-ci s’absente aux jointures des images –, mais tenté de toucher, de saisir entre le pouce et l’index ce cheveu qui serpente, de glisser délicatement un doigt dans la boucle lorsque celle-ci se rapproche un peu trop du cou de la petite fille (hantise à bas bruit de la manière dont les cordons peuvent non seulement relier, mais étrangler), en bref à donner la main de manière à rendre au fil son exact degré de tension, ni trop lâche et erratique, ni trop serré et impérieux – souple comme les vies devraient l’être.

Quelque chose d’une éthique s’indique dans la manière dont ces images invitent discrètement à tenir plutôt qu’à regarder. « Tenir » est aussi un verbe extraordinaire : non seulement il nomme la préhension et l’endurance, mais il lie surtout ce qui nous importe à ce qui nous donne consistance. Evoquer ce à quoi l’on tient, c’est d’une même formule réversible dire ce qui compte pour nous et ce qui décide de nous, c’est indiquer tantôt l’objet de notre souci, et tantôt cette pichenette qui vaut orientation de notre existence. Tirant le spectateur à elle, le prenant dans les boucles du fil qu’elle enroule autour de sa vie, et comme sa vie même, Mehregan Kazemi déploie précisément ces puissances d’empathie qu’enveloppe l’exploration de soi-même, dès lors que celle-ci ne se soutient d’aucune évidence intérieure mais passe par le dehors et par l’histoire : se demandant à quoi elle tient, elle lui confie le soin de ne pas perdre le fil, s’en remet à lui pour y tenir, le convie à s’en mêler, les voilà bientôt pris tous deux dans l’écheveau d’une tâche commune – d’une même beauté emmêlée.

Mathieu Potte-Bonneville


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