Introduction au débat consacré autour de l’ouvrage de Pierre Macherey, De l’Utopie ! (éd. « De l’Incidence », 2011), Collège International de Philosophie, 2011.
Dans les débats qu’organise le Collège, il est d’usage que l’organisateur de la rencontre s’en tienne prudemment à une présentation introductive et en quelque sorte neutre de l’ouvrage, permettant au public qui ne se serait pas encore plongé dans la lecture de se faire une idée de l’objet de la discussion, et laissant aux autres intervenants le soin de dire davantage comment ils ont reçu le livre, et quelles questions ils se posent à son propos. Je crains ici de devoir déroger à cet usage : même si j’essaierai de donner quelques indications quant à la trajectoire suivie dans De l’utopie !, il m’est impossible de m’en tenir à une forme de restitution ou de compte-rendu rationnel, parce qu’une telle prudence serait infidèle à la dimension d’intervention que le livre, me semble-t-il, assume dès son titre. Comme l’indique Pierre Macherey dès l’introduction, le titre choisi inscrit en effet d’emblée l’ouvrage sur un double registre, selon qu’on le lit avec ou sans point d’exclamation : si De l’utopie laisse attendre une sorte de traité, qui tenterait de dégager ou d’établir l’essence du phénomène considéré, dans une forme de surplomb ou d’extériorité savante de l’auteur vis-à-vis de l’objet qu’il examine, De l’utopie ! introduit dans l’équation à la fois le geste d’une réclamation ou d’une revendication, et l’exclamation joyeuse de qui découvre, avec surprise, un trésor dans son jardin ou déballe le présent qu’on vient de lui offrir, s’émerveillant de ses petits détails.
Cette double lecture, ou ce vacillement du titre vis-à-vis de lui-même (vacillement qui l’éloigne tant des textes académiques que des libelles à l’impératif, du type Indignez-vous !), nous introduit d’emblée à quelques-uns des motifs centraux de l’ouvrage. Premièrement, ce titre établit une forme de solidarité entre l’investigation rationnelle et le registre des affects ou des rêveries de qui voudrait, contre toute attente et tout regard porté sur le présent, que ressuscite l’utopie là où celle-ci manque ; or ce sera le propre de l’utopie, telle que Pierre Macherey l’analyse, que de conjoindre systématiquement la rigueur d’une pensée analytique et les affolements de la déraison, comme en témoigne le double jugement porté, par exemple, sur l’oeuvre de Campanella (« logique et déraison s’y côtoient au point de paraître se confondre », p.296) ou celle de Fourier (dont vous rappelez que Breton y voyait une « coexistence d’un extrême sérieux et d’un non moins extrême penchant à l’absurde », p.305). Deuxièmement, cela implique qu’une réflexion sur l’utopie se doit, pour être fidèle à son objet, de ne pas adopter vis-à-vis de l’utopie une posture détachée, mais de redoubler, à l’intérieur de son propre mouvement, cette même conjonction improbable, ce à quoi le livre s’efforce au moins à deux niveaux : d’abord en mobilisant une écriture dont, en particulier dans la troisième partie du livre, on ne saurait dire si elle est sérieuse ou légère, rigoureuse ou parfaitement inconséquente, parce qu’elle est en vérité les deux à la fois : explorant de l’intérieur les ramifications de la pensée de Fourier, le texte en fait voir simultanément l’implacable logique et la puissance de délire, dans une reconstruction d’autant plus comique qu’elle apparaît rationnellement imparable – il est rare, et c’est l’une des beautés du livre, que l’on éclate régulièrement de rire à la lecture d’un traité de philosophie, et il est encore plus rare que l’on éclate de rire non pas contre la pensée qui se trouve exposée, mais avec elle, comme c’est le cas lorsque par exemple, Pierre Macherey reconstruit les principes qui gouvernent chez Fourier l’organisation de la culture des poires et le débarquement régulier d’un groupe de « jouvencelles fraisistes sortant de cultiver une clairière garnie de fraisiers dans la forêt voisine » (p.373), débarquement propre à donner à la production agricole une allure de fête de tous les sens.
Ensuite (deuxième aspect de ce redoublement de la logique utopique), la fidélité à l’utopie conduit Macherey à affirmer, au moment même où il souligne et déploie un par un, analytiquement, les paradoxes et les dangers de ces rêveries politiques, leur nécessité envers et contre tout : la « conscience critique » à laquelle l’ouvrage entend contribuer ne consistant pas à démêler le bon grain rationnel de l’ivraie imaginaire, mais à affirmer que leur solidarité forme bien le noyau, et le trésor, de la pensée utopique (« le propre de l’utopie, c’est justement qu’elle mêle inextricablement les valeurs du vrai et du faux, ou si on veut le dire autrement, de la raison et de l’imagination : c’est son défaut constitutionnel, mais c’est aussi ce qui en fait le prix, et la rend irremplaçable et même inéluctable », p.94). Cette affirmation est d’autant plus frappante que ce caractère inéluctable de l’utopie, que cette présence nécessaire à laquelle le livre non seulement appelle, mais contribue en nous mettant en présence de quelques utopies remarquables, s’enlève sur le fond d’un constat d’absence ou d’épuisement radical, épuisement que Macherey ne se contente pas de constater sur un mode platement désabusé (de l’utopie, il n’y en aurait aujourd’hui pas assez, faute d’imagination, d’énergie ou d’indocilité au réel, et il faudrait s’y remettre), mais dont il fournit une clef de lecture possible à travers une relecture patiente des thèses de l’ouvrage de Karl Mannheim, Idéologie et utopie.
Selon Mannheim en effet, c’est la logique interne à la pensée utopique qui, depuis dix siècles, la porte à tendanciellement disparaître, à mesure qu’elle tâche de combler l’écart qui la sépare du réel. L’histoire de la pensée utopique, ce serait alors celle d’une démarche d’abord située dans une rupture radicale vis-à-vis du présent et de l’immanence des formes sociales, tendrait de plus en plus à se confondre « avec le monde objectif et ses nécessités incontournable », à s’identifier au mouvement effectif de la réalité elle-même, l’utopie communiste marquant à cet égard, par son effort pour identifier strictement la promesse d’une société à venir aux contradictions de la société présente, à la fois une apogée et une possible extinction. Par delà ce moment, ne subsisterait plus « en tant qu’esprit qui nie » que la possibilité d’une « protestation anarchiste » refusant toute représentation d’un « autrement qu’être du social » (pour reprendre une formule de Paul Ricoeur, auteur ici convoqué et qu’on n’attendrait pas forcément sous la plume de Pierre Macherey) ; de sorte qu’il y aurait quelque utopie à expliquer, d’un même trait, pourquoi il n’y a plus d’utopie possible et pourquoi il en faut tout de même, à revendiquer ou à exiger l’utopie en dépit de la logique qui la porte à disparaître en se réalisant.
Ici, il faut m’arrêter un instant et quitter, comme je l’annonçais, le registre du compte-rendu pour faire état du trouble dans lequel m’a jeté la lecture de ce livre. En effet, cette clôture de l’utopie, et l’urgence de remédier à cette clôture, n’ont rien pour moi de thèses abstraites, mais dessinent une conjoncture politique et théorique tout à fait précise, une insatisfaction que nous sommes, je pense, assez nombreux à éprouver depuis quelques années déjà. Il me semble en effet qu’une part du problème intellectuel et politique dont notre génération a hérité tourne justement autour de la question de savoir si, désormais, nous devrions ou non détacher entièrement l’exercice de la réflexion critique d’un quelconque horizon utopique ; de savoir si nous devrions (au double sens d’une contrainte et d’un devoir) nous passer d’utopie pour contester les injustices et les dominations qui traversent la société actuelle, et pour inventer de nouvelles manières de vivre et de lutter.
Il y a à cela des raisons historiques, trop évidentes pour que j’y insiste : je mentionne, pour mémoire, non seulement l’effondrement du « socialisme réel », mais le fait que le néo-conservatisme américain s’est explicitement présenté comme la tentative pour réaliser une utopie politique (la mise en place de démocraties représentatives et libérales dans des pays où elles semblaient particulièrement improbables) ; le fait, aussi, que la dernière utopie internationaliste en date ait été celle de l’islamisme dans sa version Al-Quaeda ; le fait, enfin, que l’horizon dans lequel nous sommes aujourd’hui commis à nous situer porte moins à la représentation d’un avenir radieux, qu’à l’anticipation de crises ou de catastrophes économiques ou écologiques, qui incitent davantage à se représenter le pire qu’à imaginer le meilleur. Maintes causes réelles peuvent ainsi expliquer que l’utopie ait aujourd’hui quelque chose d’impraticable. Mais dans le même temps, nous avons été aussi disposés à nous méfier de l’utopie, ou à essayer de la contourner, de l’intérieur même de la réflexion critique, puisque certains de ses représentants majeurs ont cultivé à son endroit une défiance assez systématique.
Il y aurait, je pense, à écrire l’histoire récente de l’opposition à l’utopie à l’intérieur de la théorie critique, opposition exprimée non pas depuis une position de pragmatisme raisonnable, mais bien depuis une exigence de radicalité dont l’utopie constituerait une forme d’affaiblissement, d’immobilisation ou de neutralisation. Faute de temps, je m’en tiendrai à trois références qui me paraissent assez bien dessiner l’espace du problème, références d’autant plus problématiques qu’elles ont amplement nourri (pour employer de nouveau cette dénomination vague) la « génération » dont je fais partie. Nous lisons ainsi, chez Deleuze et Guattari : « l’utopie n’est pas un bon concept, parce que même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’histoire et y retombe mais n’en est pas » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p.106). Est ici stigmatisée à la fois la manière dont l’utopie fige la critique du présent dans l’élément de la représentation, et la manière dont elle convoque et mobilise au sein de ses représentation ces instances ou ces identités qui constituent ce que Deleuze appelle « l’Histoire » par opposition au devenir : l’Etat, la société, comme autant de généralités sous lesquelles il faudrait retrouver le mouvement réel du devenir. De même, nous lisons chez Foucault :
«Les utopies consolent (…). Les hétérotopies inquiètent (…). Les utopies permettent les fables et les discours ; elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimensions fondamentale de la fabula ; les hétérotopies (…) dessèchent le propos, arrêtent les mots sur eux-mêmes, contestent dès sa racine, toute possibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes et frappent de stérilité le lyrisme des phrases »
Les Mots et les Choses préface, p.9).
Cette fois, est moins dénoncée la situation de l’utopie dans un monde idéal sans rapport (au double sens de relation logique et de bénéfice économique) avec les forces immanentes au monde que nous habitons, que sa collusion au contraire avec le langage qui est le nôtre, collusion qui la porte à la fois à se déployer facilement, voire indéfiniment, et à n’introduire aucune différence significative avec le régime de discours dans lequel nous sommes pris, tout comme (c’est un leitmotiv de la pensée de Foucault, par exemple à propos de la prison) le discours de la réforme accompagne et double sur toute leur longueur l’histoire des institutions, sans faire bouger celles-ci d’un pouce. A ces deux références, on pourrait ajouter à mon avis une troisième, moins directe quoique tout aussi influente dans la pensée contemporaine : je pense ici aux critiques régulièrement formulées par Jacques Derrida à l’endroit de toute tentative pour énoncer, sous la forme d’une fiction ou d’une théorie enfin cohérentes de bout en bout, enfin closes sur elles-mêmes et expurgées de tout élément d’impureté ou d’instabilité, une alternative aux incohérences, aux contretemps et aux contradictions qui travaillent ce qu’on appelle peut-être improprement notre présent. C’est par exemple l’ambition qu’il décèle, et implicitement conteste, dans le geste marxien du Manifeste communiste, dans Spectres de Marx :
«Parousie de la manifestation du manifeste (…) Voici l’appel, à savoir le Manifeste en vue du Manifeste, l’auto-manifestation du manifeste en quoi consiste l’essence de tout manifeste qui s’appelle lui-même, en disant « il est temps », le temps se rejoint et s’ajointe ici, maintenant, un maintenant qui advient à lui-même dans l’acte et dans le corps de cette manifestation ».
( Spectres de Marx, p.169).
Encore que le Manifeste du parti communiste ne soit pas exactement (et ne se veuille certainement pas) une utopie, la critique ici énoncée atteint aussi celle-ci sous l’un de ses aspects : cette forme de figuration ou de manifestation du possible sous la forme hallucinatoire du présent, au présent de l’indicatif (vous soulignez ce trait chez Fourier, par exemple), dans une présence où l’opposition de la différence et de l’identité trouverait à se résorber entièrement, déniant au moment même où elle l’affirme cette différence à soi du présent en laquelle, justement, la possibilité de l’histoire et de l’événement trouve à s’enraciner (ou à se déraciner). Critique en quelque sorte synthétique des deux autres : à l’inconsistance de l’idéal dénoncée par Deleuze, à la trop grande proximité avec l’état présent du discours stigmatisée par Foucault, répond chez Derrida la critique de toute tentative pour se figurer une autre vie sous la forme du même, dans la clôture d’une parfaite identité à soi.
Il y aurait – ce n’est pas mon propos, mais De l’utopie ! par contrecoup y invite – à faire la généalogie de ces différentes critiques, héritières de lignées en réalité assez différentes les unes des autres ; s’y croisent sans doute un héritage marxien, un héritage bergsonien, un héritage benjaminien, etc. Il y aurait surtout, en aval, à comprendre comment cette critique de l’utopie débouche directement sur une série de réponses qui ont en partie modelé la compréhension contemporaine de la tâche critique : je pense notamment (dans la foulée de Deleuze), à l’invitation à substituer, au mouvement dialectique de l’histoire, une compréhension du devenir expurgée de toute négativité. Je pense encore (dans la foulée de Foucault) à la tentative pour produire une critique qui soit sans horizon et sans programme, mais qui soit adossée à l’exhibition sceptique des dilemmes qui traversent le présent, et à l’invocation d’une résistance s’énonçant comme pur refus, comme dénonciation de l’intolérable délibérément opaque sur ses motifs et sur ses orientations. Je pense enfin (dans la foulée de Derrida) à la convocation du messianisme (motif qui depuis a fait florès chez de multiples auteurs) : contre toute tentative pour figurer des alternatives, il faudrait s’en remettre à une promesse de rupture si radicale qu’elle n’est pas rupture dans le temps mais vis-à-vis du temps, posant non un avenir dans la continuité du présent, mais un à-venir qui excède toute prévision possible sans cesser en un autre sens d’être peut-être déjà là, déjà en voie d’advenir ; un à-venir, en tout cas, reconnaissable à ce qu’il excède toute possibilité de se le représenter ou de le calculer, et excédant donc toute action maîtrisée ou tout savoir préalable, un pur tout-autre sans figure.
Ces postures nous sont devenues familières, trop peut-être pour n’en être pas un peu fatigués : devenir imperceptible, se mettre à l’école des dilemmes, rendre difficiles les gestes trop faciles, s’ouvrir à la promesse sans figure de l’à-venir, et ainsi de suite, ad libitum. Ici, sans peut-être en avoir l’air, je me rapproche de nouveau du livre de Pierre Macherey. Il me semble en effet que le traitement que celui-ci fait subir à l’utopie réouvre le débat, au point même où ces différentes postures sont devenues passablement insatisfaisantes ; et qu’il le réouvre en faisant jouer, à l’égard de l’utopie ou à l’intérieur de la réflexion sur l’utopie, ces gestes ou ces motifs dont le propre est justement d’avoir été opposés à l’utopie, ou présentés comme des alternatives à celles-ci.
Trois des propositions de l’ouvrage me paraissent particulièrement fécondes à cet égard.
La première de ces propositions concerne, pour le dire de façon un peu vague, la place accordée au négatif à la fois dans la pensée utopique, et dans le rapport entre celle-ci et le contexte historique où elle apparaît. Sans doute Pierre Macherey est-il attentif à analyser, et à multiplier, durant toute la première partie, les caractérisations possibles du rapport négatif que l’utopie entretient avec l’état réel et présent des choses : suspens du monde dans la fiction ou dévoilement de que « quelque chose manque » ; projection rétrospective du réel sous la forme d’une possibilité éternelle, ou manière d’extraire, d’une conjoncture historique précise, d’une « négativité qui la travaille de l’intérieur et pousse à voir sous un angle différent » (p.73). Reste qu’en un autre sens, l’un des traits caractéristiques que le livre attribue à l’utopie, c’est l’expulsion radicale de la négativité – en quoi les utopies classiques réalisent, quoique sous une forme évidemment paradoxale, l’ambition d’une pensée débarrassée des figures de la tragédie ou de la finitude, entendant moins prendre appui sur celles-ci pour les surmonter, que n’en rien vouloir savoir et de passer purement et simplement outre, ignorer superbement la dialectique tant comme mouvement réel (par le refus des médiations) que comme jeu des objections et des réponses (en se soustrayant à la discussion argumentée pour s’énoncer, au présent, comme tableau ou comme géographie).
Qu’il faille, pour parler comme Deleuze, préférer l’invention à la contradiction et la géographie à l’histoire, c’est en un sens ce qui s’énonce parfaitement sur l’île de Thomas More ; en quoi, et Macherey le souligne en conclusion de son analyse des utopies classiques, le paradigme de la pensée utopique emprunte en son fond au naturalisme (dans un effort pour « apparier étroitement l’un à l’autre le naturel et le social, en les ramenant aux mêmes règles de conformation et de développement, dans le cadre d’une structure rationnelle unique », p.299). En un sens, l’utopie, c’est donc la réalisation du naturalisme intégral conçu comme programme politique, ce qui en fait à la fois la beauté et les limites, la potentielle assignation de chacun à une place où, sa puissance d’agir se trouvant parfaitement épanouie, il n’aurait plus à souffrir ni à désirer. A cela, il serait facile de répondre qu’un tel naturalisme n’a rien à voir avec celui qui soutient l’exaltation du devenir des multitudes, tant d’une part il aboutit à la négation radicale de tout devenir possible, mais à une immobilité permanente et radicale (rien ne bouge, en Utopie), et tant d’autre part il se soutient d’un naturalisme lui-même utopique (« cette nature (…) est marquée dans son être profond par le regard que la spéculation utopique porte sur elle : elle est, en tant qu’image en miroir d’une utopie qui se veut de part en part naturelle, une nature utopique, telle que l’utopie la voit ou veut la voir, en lui conférant une dimension strictement magique », p.299). On aurait envie de demander, au passage, et en songeant du coin de l’oeil à longue fréquentation de Spinoza qui traverse l’oeuvre de Pierre Macherey, ce qui sépare cette conception utopique de la nature d’une conception qui ne le serait point, et si quelque chose comme une utopie politique pourrait s’ordonner à un autre genre de naturalisme, tourné vers la nature comme système de transformations plutôt que comme principe d’ordre.
Or il me semble qu’une partie de la réponse peut être décelée dans la longue étude ici consacrée à l’oeuvre de Fourier : là, en effet, c’est à une tout autre articulation entre l’épanouissement politique de la vie et le tableau du monde que nous avons affaire ; tableau dont le négatif n’est pas moins évacué, mais d’une tout autre manière. Dans l’utopie de Fourier, en effet, c’est la nature comme dynamique immanente de mobilité perpétuelle et de différenciation infinie, qui vient nourrir et relancer les formes de la sociabilité humaine ; l’utopie n’est pas instituée d’en haut, par un Etat transcendant, et en conformité avec les structures profonde de la nature ; elle est suscitée ou (pour emprunter un terme dont on sait l’importance que Deleuze lui a donnée dans sa lecture de Spinoza) exprimée par la dynamique de la nature, toute différence et toute contradiction étant susceptible d’être réintégrée et mise à profit pour augmenter encore la fécondité et le plaisir qu’il y a à vivre ensemble, les tendances asociales des « sauvageons » eux-mêmes pouvant (pour peu qu’on organise de beaux défilés) devenir le ressort d’une augmentation et d’un enrichissement de la vie en société. On pourrait dire, à cet égard : Fourier, ce n’est pas le devenir et l’immanence contre l’utopie ; c’est le devenir immanent comme utopie.
Il n’est pas sûr, toutefois (et heureusement) que l’exposition d’un tel devenir soit exempte d’ambiguïtés. Tout au long de la section consacrée à Fourier, le lecteur ne peut s’empêcher d’osciller entre l’enthousiasme, pour l’extraordinaire drôlerie de cet affairement universel, et un frisson un peu glacé, tant il semble possible de reconnaître dans ce tableau quelque chose du discours, des valeurs et des mots d’ordre qui traversent notre monde bien réel. D’un côté, joie devant l’incroyable liberté de cette rêverie à ciel ouvert ; de l’autre côté, la mise au travail intégral de toutes les passions humaines, l’insistance sur la mobilité (Fourier « préconise des formes d’existence communautaire trépidante, pratiquées à fond de train, en vue de prévenir la tentation de s’installer définitivement dans telle ou telle position de monopole une fois pour toutes définie et arrêtée » p.380), tout cela en un sens ressemble assez aux formes de la gouvernementalité libérale telles que Foucault peut les décrire, et plus généralement à son analyse des normes modernes, si la caractéristique de celles-ci est de s’exercer de manière immanente, de transformer toute différence en gradation, de puiser les principes de l’ordre social dans la constitution affective et intime des individus, etc. Il n’est pas jusqu’à l’évocation de la constitution permanente de groupes, et de la substitution du partage à l’échange, qui ne fasse signe par exemple aux logiques contemporaines des réseaux sociaux (et si Fourier aurait, comme le suppute le livre, adoré les défilés de majorettes, peut-être aurait-il déjà aussi sa page Facebook).
Nous sommes ici renvoyés à la deuxième des opérations qui caractérisent ce livre, et à la deuxième réponse aux postures critiques énumérées plus haut : à cette politique qui joue le scepticisme contre les programmes, l’exhibition des dilemmes inextricables contre les facilités de la pensée réformiste, l’art de « rendre difficile les gestes trop faciles » à la consolation de la rêverie, Macherey oppose la structure profondément dilemmatique de la pensée utopique elle-même : l’utopie est une école des dilemmes, parce qu’elle est une forme générale, mais reste irrémédiablement associée à certains contextes précis ; parce qu’on peut y lire un « roman de l’Etat » fixé une fois pour toutes (c’est la thèse de P.F.Moreau) ou une démarche en perpétuelle transformation (c’est la thèse de Mannheim) ; parce qu’on peut la voir comme une fuite dans la fiction ou comme une manière de dégager des contradictions plus réelles que le réel ; parce qu’elle apparaît aussi bien émancipatrice qu’asservissante. On peut se demander (je soulève la question en passant) si sous la plume de Pierre Macherey ces dilemmes sont bien aussi insolubles qu’il le dit ; ou plutôt, frappe le fait que tout en exhibant à chaque fois les deux branches de l’alternative, l’auteur ne se tient pas vis-à-vis d’elles dans une parfaite isosthénie, mais exprime en définitive une forme de préférence qui peut-être, ne peut pas ou ne doit pas être rationnellement justifiée jusqu’au bout, tant elle manifeste un souci de se tenir, contre toute raison, du côté de l’utopie sans rien omettre des motifs qui peuvent la rendre stérile, la renverser en idéologie ou la conduire à préparer de nouvelles sujétions. Quoi qu’il en soit de cette préférence, le livre a ce grand mérite de régler son compte à une idée : celle que l’utopie serait une pensée paresseuse, ou qu’il serait aisé d’être utopiste. Au contraire ici, la fécondité politique de l’utopie vaut à proportion de ses contradictions mêmes, pour autant que nous sachions les maintenir vivantes.
Je conclurai par ce qui constitue pour moi, dans ce livre, une grande source de soulagement. J’éprouve en effet, depuis assez longtemps, un peu de lassitude vis-à-vis du grand écart qui, dans la pensée critique contemporaine, éloigne la considération positive des alternatives d’ensemble, et l’attention portée au détail. Tout se passe comme si, attentifs à la leçon de Foucault, nous nous étions accoutumés à penser que, toujours, le diable se cache dans les détails (c’était, somme toute, la maxime de Surveiller et punir : «ruses, moins de la grande raison qui travaille jusque dans son sommeil et donne du sens à l’insignifiant, que de l’attentive malveillance qui fait son grain de tout. La discipline est une anatomie politique du détail » (SP, p.141). Et tout se passe comme si, attentifs à la leçon de Derrida (ou disons, d’un certain Derrida, car il y a aussi chez Derrida un art extraordinaire du détail), nous ne pouvions donner carrière à nos aspirations qu’en les évidant entièrement de toute figure déterminée, en les portant à une abstraction revendiquée comme telle, et proche en un sens de la théologie négative – j’ai cité ce motif de l’à-venir qui dissout non seulement toute médiation, mais toute possibilité de se représenter, dans le détail, ce à quoi une telle advenue pourrait ressembler. Or, et là encore c’est surtout à la lecture de Fourier que je pense, Pierre Macherey situe précisément dans les détails de la pensée utopique l’essentiel de sa force, le ressort de son aptitude à rêver des formes de vie différentes, le « truc » (pour reprendre l’expression ici employée à propos de Fourier) propre à renverser de fond en comble l’état présent des choses. C’est en quoi, sans doute, l’utopie se présente comme hétérogène vis-à-vis de la philosophie : on songe régulièrement, en lisant De l’utopie !, à cette recommandation de Hegel dans la Préface aux Principes de la philosophie du droit : « Platon aurait pu négliger de recommander aux nourrices de ne jamais rester tranquilles avec les enfants, de toujours les bercer sur leurs bras, et de même Fichte aurait pu se dispenser de construire le perfectionnement du passeport de police comme on l’appelait alors, de sorte que ce ne soit pas seulement le signalement du suspect qui soit placé sur le passeport, mais que son portrait y soit peint. Dans de telles explications, il ne se voit plus aucune trace de philosophie, et elle peut d’autant plus abandonner cette sorte d’ultra-sagesse qu’elle doit se montrer la plus libérale sur cette foule infinie d’objet ».
Hétérogénéité du détail, donc, au registre propre à la philosophie. Mais en lisant ce livre, j’ai songé aussi aux images tournées par Safaa Fathy, directrice de programme au CIPh durant la révolution égyptienne, images qui montraient que plusieurs jours durant, des manifestants ont construit non seulement des toilettes pour des centaines de milliers de personnes, mais une catapulte, qui certes n’a jamais fonctionné, mais fut sans doute l’un des objets les plus poétiques de ces événements de la place Tahrir. L’incongruité de cet objet, son projet parfaitement déraisonnable, et jusqu’à son principe même (le rêve de construire un mécanisme à ressort) m’est apparue en lisant Pierre Macherey sous une lumière nouvelle : comme un fragment d’utopie en acte, au milieu d’une révolution bien réelle.
Mathieu Potte-Bonneville