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La force du social
Sur Claude Gautier, La Force du social, enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu.
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Intervention dans le cadre du Séminaire transversal du laboratoire Triangle, ENS Lyon, 22 mars 2013.

Sur : Claude Gautier, La Force du social, Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Cerf (Col. « Passages »), 2012.

La force du social est un livre difficile, de par sa double inscription et le type de « collaboration » entre philosophie et sciences sociales qu’il propose. Une telle collaboration est, en l’espèce et à propos de Pierre Bourdieu, particulièrement compliquée, pour plusieurs raisons ; disons deux raisons superficielles, et deux raisons plus profondes.

Deux raisons superficielles à cette difficulté :

  • la double culture que le livre requiert (lorsqu’il mobilise, par exemple, des références épistémologiques et ontologiques pour répondre aux critiques sociologiques quant au statut « métaphysique » des entités que la théorie de Bourdieu mobilise – force, domination) ;
  • le fait qu’il s’agisse de revenir sur un auteur qui a fait de la rivalité entre philosophie et sociologie l’une des pierres de touche de sa démarche

S’y ajoutent deux raisons plus profondes : 

  • parce que, par là-même, Claude Gautier se voit contraint à chaque étape de prendre en compte de manière plus ou moins implicite les deux séries de débats dans lesquels la réception de Bourdieu a été et est encore prise : débats philosophiques sur le statut du déterminisme que Bourdieu aurait introduit dans la considération des pratiques sociales, du jugement de goût et du statut même de la connaissance ; débats sociologiques sur la pertinence et la fécondité de l’approche développée par Bourdieu – importance de revenir, dans le débat, sur l’effet du livre dans la communauté des sociologues, et par la manière dont le livre restitue une unité et une systématicité de l’entreprise de Bourdieu là où une part de la sociologie contemporaine me semble avoir plutôt tenté de se déprendre de ce qui, chez Bourdieu, forme système (pour en retenir et en discuter les enseignements partiels et locaux) : problème de la mise en lumière de la pensée de Bourdieu comme oeuvre ou comme doctrine là où – sur les exhortations de Bourdieu lui-même – la sociologie se pense et se définit comme recherche (même si, j’y reviendrai tout à l’heure, le rapport entre système et démarche est au coeur du livre).
  • Parce que, pour le lecteur philosophe, le livre exige de se méfier d’une forme de fausse familiarité – au sens où c’est précisément où la démarche s’ordonne le plus explicitement à des préoccupations philosophiques que l’on doit comprendre qu’elle s’en éloigne décisivement : par exemple lorsque Claude Gautier insiste à plusieurs reprises, dans la première partie du livre, sur la manière dont les considérations sur l’objectivation de l’objectivation ne doivent pas être comprises comme d’ordre méthodologique ou épistémologique, mais bien sociologique ; ce qui veut dire que seule une appréhension sociologique des considérations de Bourdieu sur la constitution de la posture distanciée du philosophe ou de l’observateur à distance, peut effectivement satisfaire les attentes et les exigences d’ordre épistémologique et méthodologiques, exigences qui ne sauraient être remplies sans que la philosophie doive reconnaître la nécessité de changer de terrain. Le livre est à cet égard traversé, du point de vue de la philosophie, d’un mouvement permanent de destitution et de reprise : ainsi, le geste philosophique de l’epochè se voit ramené à ses conditions historiques et sociales d’instauration, et doit céder le pas ; mais ce pas en arrière est en même temps la condition permettant de comprendre comment une « sociologie première » peut accomplir les requisits d’extériorité du point de vue que l’épochè porte en elle, et dont Claude Gautier montre qu’ils continuent de fonctionner, chez Bourdieu, comme une forme d’idéal régulateur. Cela pourrait amener à se demander si la relation ici posée entre philosophie et sociologie ne ressemblerait pas à une forme de relève, où la lecture philosophique viendrait récapituler la manière dont la philosophie doit, à travers le travail de Bourdieu, se nier pour s’accomplir et se réaliser effectivement. Double mouvement dont on peut comprendre qu’il indispose à la fois philosophes et sociologues, pour des raisons symétriques et inverses (les philosophes, parce qu’ils ont moins en vue le bénéfice lointain de l’opération que la négation immédiate de certaines de leurs prétentions fondamentales ; les sociologues, parce qu’ils n’aiment peut-être pas se voir rappeler l’articulation de leur discipline avec un projet philosophique unitaire, selon une forme de proximité polémique dont Bourdieu est peut-être le dernier représentant, après lequel le cordon aurait été coupé).

Pour sortir de cette indisposition, il faut sans doute entrer dans le mouvement même du livre ; une manière de le décrire pourrait consister à remarquer que, d’un même trait, il reconduit et renverse la trajectoire inscrite dans la référence philosophique que Claude Gautier prend pour point de départ, c’est-à-dire la référence kantienne : cf le long exposé initial des proximités et des divergences entre la démarche de Bourdieu et la démarche transcendantale – qui établit la « continuité de la sociologie critique avec le criticisme » « tout en fixant le lieu ou les conditions de possibilité de la connaissance par objet ailleurs qu’en la raison théorique exclusivement » (p.48)

  • D’un côté, la trajectoire du livre reconduit bien celle d’une philosophie critique, c’est-à-dire d’une philosophie qui ne se contente pas d’examiner les conditions de possibilité de la connaissance à titre de préalable méthodologique, après lequel on pourrait entrer dans la constitution positive de la science elle-même, une fois assuré de la capacité du sujet à atteindre la vérité et des précautions qu’il doit prendre à cette fin, mais d’une philosophie caractérisée par deux traits : une philosophie qui, d’une part, accorde à ces conditions de possibilité un statut constitutif (les conditions sociales de la connaissance sont ici définies non simplement comme la délimitation extérieure de l’espace dans lequel une connaissance est possible, mais comme ce qui institue de manière illusoire ou non, scientifique ou non, l’objet même qui est à connaître : le point de vue est « ce qui crée l’objet », p.159). Une philosophie qui, d’autre part, forge l’essentiel de ses catégories et découvre les principes de l’objet qu’elle cherche à connaître dans le travail qu’elle mène sur les cadres depuis lesquels cet objet peut être appréhendé – de sorte que la tâche critique, en un sens préalable, apparaît en même temps comme essentielle ou matricielle, permettant d’en tirer presque déductivement les enseignements fondamentaux quant à ce qui structure le champ de l’expérience. A cet égard, Claude Gautier insiste à plusieurs reprises sur la solidarité entre ce qui pourrait apparaître comme les deux versants de l’ouvrage : d’un côté, les chapitres I et II (« points de vue » et « la distance comme rapport social au monde connaissable ») de l’autre les chapitres III et IV, où s’énonce « le problème de la force ») ; le pivot qui les unit est ici le concept de distance (et le point de vue, corrélatif, de la relation), concept d’abord mobilisé dans le cadre de la critique de l’attitude « distanciée » de connaissance (attitude qu’il va s’agir à la fois de désenchanter et de rectifier), mais qui se révèle en même temps fournir la clef de cette « discontinuité » que la seconde partie du livre va explorer comme espace des pratiques et des usages. Ainsi, « la distance, comme relation, est précisément ce qui va permettre d’appuyer la critique, du moins, de la rendre théoriquement pensable » (p.118) ; dans le même mouvement où l’extériorité du penseur vis-à-vis de ce qu’il pense est démystifiée, et réinterprétée comme distance, c’est-à-dire comme relation, la distance et la relation deviennent cela même dont il va s’agir de produire l’analyse. Claude Gautier a beau insister, plus tard, sur le fait que « ce sur quoi doit ici porter l’effort d’analyse n’est pas encore la description proprement dite de la pratique, mais l’identification du point de vue d’observation à partir duquel celle-ci devient visible et comme telle, intelligible » ; cette identification du point de vue est déjà, dans sa démarche même, désenfouissement de la sphère des pratiques sur quoi la description pourra porter. 
  • Démarche critique, donc, au sens le plus rigoureux du terme. Et en même temps, la singularité de cette démarche tient à ce que Bourdieu (ou disons, le Bourdieu de Claude Gautier) inverse le vieux motif de la « révolution copernicienne », qui préconise d’aller du sujet connaissant aux objets à connaître ; en effet, d’une part, la critique de la connaissance consiste essentiellement à rapporter la subjectivité du savant aux conditions objectives dans lesquelles celle-ci se trouve constituée, dans le redoublement d’une « objectivation de l’objectivation » qui est essentiellement une critique des différentes versions de la subjectivité philosophante (non seulement de la subjectivité phénoménologique ou libre, à la façon sartrienne, mais de la subjectivité inapparente qui soutient la démarche structurale, parce qu’elle projette la structure sous la pratique et s’affirme du coup capable d’en déceler le sens) ; d’autre part, je suis frappé de la manière dont la deuxième partie de l’ouvrage appréhende la sociologie de Bourdieu sous son angle, sinon le plus subjectif, du moins le plus « subjectivant » et en se donnant pour objectif (la conclusion y insiste) de rétablir dans sa spécificité le statut que Bourdieu confère aux agents de la pratique (« l’agent des pratiques ordinaires n’est pas agi par un social qui le détermine exhaustivement et de manière univoque ; pas plus qu’il n’est une fiction portée par une volonté libre tout aussi asservie aux exigences dogmatiques d’une rationalité donnée », p.425). Cette intention se marque à mon sens, en creux, par deux choix théoriques : d’une part, le choix d’organiser l’analyse de « la force du social » autour du concept d’habitus, davantage que de celui de champ que le concept même de force pourrait sembler appeler – même si la notion est évidemment mobilisée à différentes reprises, notamment à propos du jugement esthétique (p.360) ; d’autre part, par la manière de retarder stratégiquement la question de la reproduction, laquelle est fondamentalement posée comme une forme de résultante, une fois démontré le jeu et le décalage entre les modes de formation et les modes d’expression de l’habitus, la reproduction apparaissant alors comme ce qui vient limiter et circonscrire étroitement les transformations que les dispositions acquises peuvent introduire dans le monde social, plutôt que comme ce qui interdirait par principe une telle transformation. Ce point est explicitement discuté et justifié par Claude Gautier (p.402, à l’intérieur d’un rapprochement avec Hume sur lequel je reviendrai) : « Une chose est de dire que le monde soit sans histoire, strictement déterminé qu’il serait par des formes rigides de reproduction, autre chose est de montrer que la domination, qui n’est pas sans lien avec l’exercice de la force, perdure dans un monde qui se transforme continûment ».

La particularité de cette reprise sociologique du motif transcendantal, tient donc a ce qu’elle va de l’objet au sujet – ou plutôt, d’une subjectivité réinscrite par  le redoublement du regard objectif dans l’horizon de ses conditions sociales de constitution, à une subjectivité allant se constituant au travers des pratiques. J’aimerais d’ailleurs que nous revenions, dans la discussion, sur le choix de cette stratégie de lecture – sur la question de savoir ce qu’elle doit au contexte (à la nécessité de répondre aux critiques, anciennes ou plus récentes, selon lesquelles Bourdieu aurait disqualifié les instances du sujet ou de l’individu : quel déplacement souhaité par rapport à la compréhension classique ou sédimentée de Bourdieu ?), et ce qu’elle emprunte à un souci plus profond, de contribuer par la compréhension des pratiques à une réflexion sur la pratique, au sens de la philosophie pratique – ce dont témoigne à mon sens le fait que les « lectures de la discontinuité » se terminent sur la question du statut des performatifs, de la prise de parole, de la délégation et de la représentation politique.

Si l’on parcourt maintenant les deux versants de cette trajectoire, il me semble que l’on pourrait formuler deux séries de remarques.

/1/ Je commence par la « double objectivation », dont l’analyse occupe le coeur des deux premiers chapitres, et dont le propos essentiel me semble de montrer que le centrage d’une part de la sociologie de Bourdieu sur la production sociale de la connaissance et des postures de connaissance, n’est ni incident, ni stérile :

  • Il n’est pas incident, dans la mesure où la sociologie des connaissances, l’étude de la naissance du point de vue scolastique, peuvent être interprétés comme un processus de réforme en acte du regard du sociologue, lequel construit les conditions d’une distanciation effective par la mise en lumière des illusions qui s’attachent aux différentes positions d’objectivité, dès lors que celles-ci sont aveugles aux ressorts sociaux qui les construisent comme dispositions, ressorts leur conférant à la fois leur forme et leur valeur : de ce point de vue, la traversée des différentes formes de l’illusion d’objectivité est préparatoire et communique directement avec la double critique de l’objectivisme et du subjectivisme dont l’examen est mené au chapitre III, et dans l’espace duquel se dessine en creux la possibilité d’une appréhension positive des pratiques ; on ne quitte en réalité que fort tard – voire jamais – la question de la posture de connaissance, laquelle revient jusqu’aux dernières pages (à travers la question du jugement esthétique envisagé comme classement, etc).
  • Du même coup, tout le problème est de montrer que cette récurrence n’est pas un piétinement ; de montrer que la « double objectivation » ou l’objectivation de l’objectivation, n’est pas un redoublement stérile ou un « mauvais infini ». De ce point de vue, la première partie du livre peut apparaître comme une reprise et une réponse au problème posé par Foucault, dans les Mots et les choses, à propos de la dynamique démystificatrice propre aux sciences humaines :

« (les sciences humaines) sont toujours animées d’une sorte de mobilité transcendantale. Elles ne cessent d’exercer à l’égard d’elle-même une reprise critique. Elles vont de ce qui est donné à la représentation, à ce qui rend possible la représentation, mais qui est encore une représentation. Si bien qu’elles cherchent moins, comme les autres sciences, à se généraliser ou à se préciser, qu’à se démystifier sans arrêt : à passer d’une évidence immédiate et non contrôlée, à des formes moins transparentes, mais plus fondamentales. Ce cheminement quasi transcendantal se donne toujours sous la forme du dévoilement »

(p.375)

Si l’ambition de « dévoilement » n’est certes pas absente du propos de Bourdieu, il me semble que le livre de Claude Gautier permet de déterminer dans quelle mesure il ne s’agit pas là pour autant d’une forme de mouvement sur place, ou de récursivité de la sociologie pour elle-même qui la condamnerait à se soupçonner, puis à soupçonner les formes de son soupçon, et ainsi à l’infini. Trois éléments concourent à produire cette leçon :

  • D’abord, c’est le plus clair, la « sociologie première » analysée par Claude Gautier reconduit de la distance invoquée ou revendiquée par les différentes formes de connaissance évoquées (distance savante de l’épochè, distance instrumentée techniquement de la pratique des sondages d’opinion) à l’appartenance à l’ordre commun des pratiques sociales : de ce point de vue, « la double objectivation (…) tente de prendre en compte le fait qu’il n’y a pas d’extériorité qui tienne (et que) c’est précisément l’identification de cette illusion d’une possible extériorité par un travail critique et historique – la description d’une logique de la pratique théorique – qui avèrera la nature automate de l’observateur, et mettra au jour certaines de ses dispositions les plus actives » (p.41). Ici, le mouvement est bien de démystification, et en quelque sorte conforme à la « mobilité transcendantale » dont parle Foucault, y compris dans « l’opacification » de la relation de connaissance et du discours qui entend en rendre compte.
  • Toutefois, à ce premier mouvement de réinscription de l’extériorité dans l’immanence des pratiques sociales, succède un deuxième mouvement complémentaire et inverse : mouvement où l’on ne va plus de la distance illusoire à l’ordre commun des pratiques sociales, mais où on rend raison de la distanciation comme pratique sociale. La « double objectivation » est en réalité plusieurs fois double, comme le montre ce passage particulièrement dense :

« l’exigence d’une première rupture avec les préjugés du sens commun se soutient de la nécessité de mettre à distance pour construire l’objet – différenciation des champs (Durkheim) – ; l’exigence de la seconde rupture avec les préjugés du sens commun savant se soutient de la nécessité de ne pas oublier ce que cette première mise à distance produit comme effets : l’oubli de la commune nature de l’homme ordinaire et du savant. La seconde rupture a pour fonction de retrouver ce qui fait lien entre les pratiques distinctives et les pratiques communes – avérer l’illusion de l’extériorité pour ce qu’elle et la transformer en idéal régulateur ».

(p.62)

On voit ici que l’objectivation de l’objectivation (la reconstruction des conditions historiques et sociales de mise en place du sens commun savant) débouche, non simplement sur le constat d’une « commune nature de l’homme ordinaire et du savant », mais sur l’articulation et la différenciation entre des « pratiques distinctives » et des « pratiques communes » ; cela interdit concrètement au sociologue tout à la fois d’oublier, lorsqu’il objective les pratiques des autres, ce qu’il doit à l’horizon commun qu’il partage avec eux, et de se fier (dans une forme d’aveuglement sophistiqué) à leur commune appartenance à la société pour éviter d’avoir à tenir compte à la fois de la distanciation comme fait social, et de l’extériorité comme idéal régulateur. Le livre est à cet égard traversé (même si la polémique reste souterraine) d’une critique du motif contemporain de l’ordinaire, et d’une sociologie de l’ordinaire opposée à celle de Bourdieu, parce que l’ordinaire manque précisément cette étape de la reconnaissance des pratiques distinctives – peut-être Claude Gautier pourra-t-il nous en dire plus sur les raisons de cette insistance.

A travers cette démarche, s’établissent donc progressivement les conditions d’une appréhension objective des logiques pratiques, c’est-à-dire d’une représentation de la participation des agents à la force du social – ce qui suppose à la fois de ne pas prendre la représentation pour la force agissante elle-même (le modèle de l’action pour l’action du modèle), mais aussi bien de se donner les moyens d’une distanciation effective – en bref de constituer un rapport entre l’immanence du savant au monde social et la distanciation du point de vue qui ne soit pas une réconciliation factice (cf les remarques sévères sur « l’observation participante »). Ce qui me frappe, dans la manière dont Claude Gautier présente ce processus, c’est la manière dont il en fait beaucoup moins une dynamique de légitimation de la raison sociologique, qu’une dynamique de rectification de son exercice. Ce pour plusieurs raisons :

  • parce que la critique du point de vue scolastique porte de manière privilégiée sur la recherche même du fondement (cf p.123) : « anéantir toute espèce de fondement, ruiner toute illusion du fondement »
  • parce que le système des conditions sociales de la connaissance mis au jour par Bourdieu apparaît comme « ce qu’on pourrait désigner de manière un peu provocante comme une historicisation du transcendantal » (p.122) (cela rappelle presque mot pour mot la phrase de Foucault qui, dans L’Archéologie du savoir, dit à propos de l’expression d’ « a priori historique » que les deux mots mis ensemble font un effet un peu criant)
  • Parce que surtout, la sociologie anticipe en quelque sorte sur elle-même, prouve le mouvement en marchant ; plutôt que d’être une remontée vers les principes, la sociologie de la connaissance apparaît comme une mise en oeuvre de procédures et de démarches dont elle est conduite à modifier l’exercice et à rectifier l’interprétation au fur et à mesure de son développement : cf le détour par l’ethnographie des rites de passage, par exemple (une sorte de rite du rite ?). Comme l’écrit Claude Gautier : « le travail historique articule donc déconstruction des pouvoirs absolus de la raison et identification d’une force possible de transformation qui est aussi celle d’une plus grande objectivité scientifique – non pas d’un plus grand objectivisme »(p.130).

De ce point de vue, je me demande si sous la référence kantienne qui ouvre le livre, ce n’est pas un autre rapprochement qui perce – rapprochement avec la démarche humienne de constitution d’une science de la nature humaine à travers la mise au jour des lois gouvernant la commune nature (de l’homme ordinaire et du sociologue), mise au jour qui vient à la fois démontrer l’absence de fondement objectif ultime de tout énoncé de connaissance (et ce sens contribue à se ruiner elle-même), et opérer une rectification en acte des lois de la pensée, laquelle s’avère comme pratique, et comme pratique rectifiée. (Le rapprochement avec Hume est d’ailleurs opéré à plusieurs reprises, à la fin du livre – p.366 / p.402 ; cf également le sous-titre, Enquête philosophique). Le problème alors, c’est évidemment celui de la tension entre, disons, l’horizon kantien d’une légitimation de la connaissance comme science (horizon qui ouvre le livre) et l’horizon humien d’une rectification de la connaissance comme pratique ou comme démarche (horizon qui ferme le livre). Pour le dire autrement, le problème est de savoir que faire dans le type de reconstruction que Claude Gautier propose des (très) nombreuses protestations de scientificité qui scandent les textes de Bourdieu – et qui emportent avec elles tout un lexique de l’élucidation, de la mise en lumière, de la rupture, etc. 

/2/ Afin de ne pas être trop long, je me propose d’en venir rapidement à l’autre versant de l’ouvrage, c’est-à-dire la description et la théorisation proprement dite de « la force du social » en tant que celle-ci s’exerce dans un espace irréductible tant à la détermination univoque du comportement des acteurs par des règles d’ensemble, qu’à la composition des libertés individuelles rationnellement réglées ; espace qui ne saurait être du coup décrit ni en termes de structures ni en termes d’intention, mais d’articulation entre des dispositions, des usages, des pratiques, articulation que le concept d’habitus va permettre de systématiser (à partir du moment où l’on reconnaît, comme tu le fais, que le concept ne se contente pas de nommer la difficulté ou le lieu de cette rencontre entre l’ordre social et les comportements individuels, mais a une véritable fécondité descriptive, en reliant systématiquement « la série des déterminations délimitant les « conditions passées » qui, par transmission, ont façonné un ensemble de dispositions et la série des « conditions présentes » en lesquelles se déploie la logique réelle de l’action », l’habitus apparaissant ici comme un véritable échangeur entre des ordres et des temporalités disparates. (et non un renversement en décalque de la passivité en activité)

Cette analyse m’a beaucoup intéressé, et je voudrais à son propos faire deux séries de remarques :

  • D’abord, il me semble que la lecture proposée (et dont Le Sens pratique constitue l’ouvrage de référence) conforte une conviction que j’ai depuis longtemps : conviction selon laquelle le travail de Bourdieu peut être lu, non seulement comme une étape dans l’histoire de la sociologie, mais comme participant d’un « moment » intellectuel (au sens de F.Worms) dont le centre de gravité serait le tout début des années 1980. Me frappe le fait qu’ainsi retracée, la réflexion de Bourdieu sur l’habitus communique assez directement avec une série de travaux qui appartiennent à d’autres champs théoriques, mais qui lui sont contemporains : la critique de l’illusion selon laquelle la règle transcenderait son application, et la recherche d’une logique de la pratique qui ne séparerait pas la structure générale et l’instanciation singulière, fait irrésistiblement penser aux « postulats de la linguistique» développés par Deleuze et Guattari en 1980, dans Mille Plateaux (plateau 4) ; le centrage sur la question des manières et des usages (au double sens du mot usage – à la fois pratiques sédimentées et appropriations singulières) rappelle – dans une perspective évidemment différente et envers laquelle les successeurs de Bourdieu se sont montrés très critiques – la question des Arts de faire chez de Certeau (1980) ; l’habitus comme lieu d’un tressage entre activité et passivité rappelle enfin la manière dont la sphère de l’éthique se voit définie chez le dernier Foucault (à la fois comme espace interstitiel irréductible tant à la règle qu’aux comportements ; comme ordre dans lequel « les individus sont appelés à se constituer comme sujets de leur conduite morale » dans L’Usage des plaisirs ; comme espace des usages, etc). Il y a là matière à une analyse systématique qui pourrait éclairer contrastivement les différents auteurs.

Dans cette constellation, quelle serait la particularité de Bourdieu ? Il me semble que sa position se spécifie de deux manières, sur lesquelles j’aimerais beaucoup que Claude Gautier revienne :

  • D’une part, la singularité de la position de Bourdieu tient à ce que l’analyse de « l’indépendance relative de la pratique par rapport à l’organisation objective du monde social ne débouche pas sur une réflexion qui accorderait beaucoup de crédit à l’indépendance relative par la pratique, c’est-à-dire sur l’ébauche d’une théorie de l’émancipation qui prendrait appui sur la forme originale du sens pratique. A cet égard, c’est non seulement le plus « pessimiste » du petit groupe que j’ai cité (que l’on pourrait répartir sur une sorte d’échelle de Certeau / Bourdieu !), mais celui chez qui la production de comportements, sur la base de dispositions acquises, mais pour autant irréductibles au conditionnement antérieur, travaille au profit de la reconduction de l’ordre social (la notion de « problème » fonctionnant ici, je le mentionne au passage, à rebours de celle de « problématisation » chez Foucault, mais il faudrait de longs développements pour le montrer), le déréglage de cette polarité prenant une forme topique assez malheureuse (celle de l’hystéresis), et se manifestant par la souffrance ;
  • D’autre part, la singularité de la position de Bourdieu tient, je trouve, à la tension entre deux perspectives, concernant le statut des usages dans leur rapport au savoir : d’une part, le savoir sociologique devient un savoir objectif, un véritable savoir, lorsqu’il parvient à reconnaître dans le sens pratique la dignité et la spécificité d’un véritable savoir – plutôt que d’y lire en creux la trace de représentations intellectuelles qui lui seraient extérieures, l’expression de règles structurales ou d’intentions qui se tiendraient en arrière de lui. Le sens pratique est, en un sens, tout ce qu’il y a à savoir, et le reconnaître confère à la sociologie sa valeur de science. Mais d’autre part, lorsqu’il s’agit de prendre position sur la portée de la sociologie, l’analyse s’organise cette fois autour du couple méconnaissance / connaissance (dans le rapport méconnaissance / reconnaissance enveloppée dans la violence symbolique – p.399 – , et dans l’aptitude de la sociologique critique à « mettre au jour ce qui est méconnu, non pas en vertu d’un privilège ontologique, mais en vertu d’une condition sociale privilégiée, celle de la skholè, qui permet, par construction, de se mettre à distance pour appréhender l’objet »). On retrouve, d’une autre façon ou sous un autre angle, la question de la revendication de scientificité que j’évoquais à propos de la « sociologie première » : mais le problème est cette fois non plus celui du statut de la science (dans la tension entre sa légitimation ultime introuvable, et sa rectification continue), mais celui des effets de la science (dans ses rapports avec un sens pratique dont elle doit à la fois reconnaître qu’il ne s’organise pas selon les catégories de la connaissance, déceler ce qui s’y trouve méconnu, et compter sur ce décèlement pour produire des effets émancipateurs). Du point de vue de ce dernier problème, le livre est à la fois prudent et allusif (prudent : « la mise au jour de telles occultations ordinaires, qui sont le fait des conduites les plus ordinaires, n’est jamais qu’une condition parmi d’autres d’une libération pensable », p.400, et allusif, via la référence au modèle de la levée du refoulement en psychanalyse). On retrouve la question de savoir ce qui peut porter une subversion cognitive (sociologie / politique)

Je m’aperçois qu’en développant ces deux séries de remarques, je suis en quelque sorte retombé deux fois sur le même signifiant, celui de science – ce qui est en un sens symptomatique de la difficulté que j’indiquais au départ (qu’un livre installé dans la tension et l’entrelacement entre sociologie et philosophie pose le problème de savoir quel type de discours et de pratique peuvent se présenter comme science, ce n’est peut-être qu’une façon de retrouver ce qui est en litige entre les deux disciplines).

Mathieu Potte-Bonneville


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