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Hongrie : dissidence et répétition
Soutien aux philosophes face à Viktor Orbán (2011).
Posted in Autour du politique 17 min read
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Texte publié dans Vacarme n°55, avril 2011

1973. Le Parti communiste hongrois engage ce que l’histoire retiendra comme « le procès des philosophes », accusant le groupe de chercheurs que György Lukács (décédé deux ans plus tôt) avait rassemblé autour de lui de déroger à l’enseignement du marxisme-léninisme, et concluant que ces intellectuels n’avaient aucune place dans les institutions scientifiques du pays. Philosophes et sociologues se trouvent interdits d’exercer et privés de ressources, mais aussi suivis, surveillés, leurs appartements fouillés aux petites heures. Parmi ceux-ci, Agnes Heller, élève de Lukács, déjà plusieurs fois exclue du Parti communiste voit son mari brièvement emprisonné ; elle endure cette situation avant de décider — avec quelques difficultés pour sortir du pays — de s’exiler en 1977 ; elle rejoindra l’Australie, puis les États-Unis où elle se verra confier la chaire de Hannah Arendt à la New School for Social Research.

2011. Trois quotidiens hongrois et trois chaînes de télévision, propriété parfois directe du parti au pouvoir, engagent une violente campagne contre plusieurs philosophes, dont le visage fait la une du journal de vingt heures ; il leur est reproché d’avoir, sous prétexte de projets de recherche n’ayant abouti qu’à publier des livres « fumeux et inutiles », détourné l’équivalent de deux millions d’euros. La charge est orchestrée par le quotidien Magyar Nemzet, « Nation hongroise », qui stigmatise les agissements d’un « cercle libéral ». L’adjectif sert ici de mot de passe, tant pour suggérer l’appartenance des philosophes à la mouvance antipatriotique, que pour réactiver l’hostilité latente envers les intellectuels juifs cosmopolites. Le « cercle » en question est bientôt surnommé « la bande à Heller », puisque celle-ci apparaît comme la principale accusée. Elle portera plainte contre le journal, mais se verra en retour poursuivie : le 15 janvier, Magyar Nemzet annonce qu’un représentant autorisé du gouvernement a ordonné une enquête sur six projets de recherche, et confié le dossier à la police, laquelle conclut à des « présomptions fondées ». Les conditions d’attribution des subventions incriminées ont beau être publiques et transparentes (au point de n’être pas remises en cause par l’enquête), les fonds clairement dévolus à l’emploi de chercheurs et de doctorants durant trois ans, les recherches attestées par de nombreux ouvrages et publications scientifiques [1], les poursuites se prolongent et l’enquête se poursuit.

L’énigme est celle-ci : que la même philosophe, aujourd’hui âgée de quatre-vingt deux ans, ait été poussée à l’exil par un régime inféodé à l’Union soviétique, et devienne presque quarante ans plus tard le bouc émissaire d’un gouvernement qui a fait, depuis sa large victoire électorale de 2011, de la lutte contre les communistes et leurs héritiers son principal cheval de bataille. On ne conclura pas, toutefois, à une simple confusion idéologique ; on se souviendra plutôt de l’analyse que Michel Foucault, en 1978, esquissait de la dissidence : en celle-ci il faut voir, non la contestation des principes par lesquels un pouvoir se justifie, mais une contestation et une mise en lumière de la façon dont un régime prétend, au ras de la vie quotidienne, gouverner les conduites et porter son peuple vers le salut. « Nous ne voulons pas de ce salut, nous ne voulons pas être sauvés par ces gens-là et ces moyens-là » : telle serait la formule propre à affoler les ambitions autoritaires, anciennes et actuelles ; propre, aussi, à révéler la résurgence, dans le contexte géographique et idéologique de l’Europe du xxie siècle, de pratiques gouvernementales qui cherchent à réactiver des réflexes anciens, à ranimer de vieilles peurs pour faire taire leurs opposants. On veillera, du coup, à se garder du réflexe qui consisterait à mettre les soubresauts de la politique hongroise au compte de simples survivances, chez ces « nouveaux entrants » dans l’Union européenne, de mœurs promises à être bientôt balayées par la contagion de nos démocraties irréprochables ; si l’ancien et le nouveau se nouent, ici, c’est peut-être de manière beaucoup plus inquiétante, par la remise au goût du jour d’instruments éprouvés dont la généralisation pourrait bien dessiner un avenir possible de l’Europe.Les attaques dont Agnes Heller, Mihály Vajda, Sándor Radnóti et leurs collègues font aujourd’hui l’objet ont un contexte précis, résolument contemporain. La nomination de Viktor Orbán au poste de Premier Ministre a suivi, en 2010, la très large victoire remportée par son parti, Fidesz (l’Union civique hongroise), aujourd’hui fort d’une majorité des deux tiers à l’Assemblée, après huit ans de gouvernement socialiste marqué par des affaires de corruption et par un endettement considérable du pays. Ce raz-de-marée n’est pas étranger, d’autre part, à la situation économique précaire des Hongrois dont beaucoup s’étaient endettés, avant la crise financière, en devises étrangères. Le mot d’ordre électoral d’Orbán était double : démanteler un système de gouvernement aux mains des élites anciennes, restaurer la grandeur et la fierté nationales, ambitions jugées seules à même d’endiguer le péril d’une extrême droite dont le parti, Jobbik, affiche fièrement ses nostalgies fascistes (ainsi son député européen a-t-il arboré dans les couloirs du Parlement les bottes de cuir et le pantalon brun de la Magyar Garda néonazie).

Les premiers mois du gouvernement Orbán semblent avoir illustré l’imparable raisonnement qui connaît actuellement de beaux succès en Europe : le plus sûr moyen de lutter contre l’extrême droite consisterait à en satisfaire, de manière plus ou moins policée, les aspirations, et à se donner un programme ordonné aux mêmes impératifs. Ainsi l’année 2010 a-t-elle été marquée par de nombreuses lois et réformes de la Constitution, dépossédant le Tribunal constitutionnel de ses droits, remplaçant les membres du « conseil du budget » indépendant par des proches du parti au pouvoir, de même qu’un affilié du Fidez était nommé haut juge de la Cour suprême, que d’autres composaient la nouvelle commission chargée de superviser les élections, ou que l’adoption d’une loi autorisant le licenciement de fonctionnaires sans justification permettait de mettre l’administration à l’unisson du gouvernement. Dans le même temps, le Premier Ministre faisait du 4 juin une célébration nationale, commémorant le traité de Trianon qui, en 1920, a amputé la Hongrie d’une part de sa population et de son territoire ; à l’unanimité, le Parlement a voté une loi sur la double nationalité ouvrant celle-ci aux « Hongrois de souche » vivant dans d’autres pays d’Europe centrale, pourvu qu’ils puissent justifier de leur maîtrise de la langue et d’ancêtres hongrois. Ce dispositif, qui inquiète le voisin slovène tant il laisse redouter une future contestation des frontières, devrait être complété en 2011 par la réforme de la Constitution autorisant le droit de vote de ces nouveaux citoyens — ce qui aurait l’avantage, en dessinant un peu plus la silhouette de la Grande Hongrie, d’étendre encore la base électorale du parti au pouvoir.

De ce contexte, l’Union européenne ne s’est guère inquiétée jusqu’à ce que, par une fâcheuse coïncidence, la Hongrie se voie confier pour six mois la présidence tournante tout en votant une « loi sur les médias » clairement incompatible avec le principe de liberté d’expression inscrit à l’article 13 de la Charte sur les droits fondamentaux. Dans sa version première, la loi prévoyait de placer les chaînes de radio et de télévision, la presse écrite et internet sous le contrôle direct de la haute autorité d’un Conseil des médias (MT), dont les cinq membres appartiennent au parti au pouvoir (à la question de savoir si ce conseil pourrait être pluraliste, Orbán répondit sobrement à l’intervieweur : « non »). La possibilité d’infliger ainsi de lourdes amendes aux organes de presse « dont les productions ne sont pas équilibrées politiquement » a conduit l’opinion internationale et les parlementaires européens à s’alarmer de la censure ; elle a aussi éveillé, à l’intérieur du pays, la crainte de voir les réflexes hérités d’une longue fréquentation de la gouvernementalité autoritaire : comme le notait le journaliste Attila Mong, de la radio publique Kossuth, « en Hongrie, où nous sommes marqués par vingt années de dictature, une grande culture de l’autocensure persiste. Cette loi va donc avant tout renforcer la peur des journalistes et encourager cette culture, sans même que les autorités n’aient réellement besoin de la mettre en œuvre. » 

Peut-être tenons-nous ici la clef reliant les grands traits de la politique jusqu’alors adoptée par le Fidesz à l’offensive contre les intellectuels qui marque le début de l’année 2011. L’attaque ne se limite pas, en effet, aux philosophes de la « bande à Heller » : dans le même temps, le nouveau directeur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences hongroises a renvoyé quatre collègues et a déclaré que quinze de ses vingt-trois collègues étaient « incompétents dans leur matière » ; parmi les chercheurs poursuivis aujourd’hui, se retrouve Sándor Radnóti, initiateur d’une pétition contre cette éviction massive. Sont ainsi visés celles et ceux qui ont protesté contre la « loi sur les médias » (publiquement accusés par Orbán d’avoir précipité l’immixtion étrangère des parlementaires européens dans les affaires intérieures hongroises), et qui se sont mobilisés contre le sort qui commençait à être fait, dans les institutions scientifiques, aux critiques potentiels du pouvoir. Ne pas adhérer, et le faire savoir, au devenir nationaliste et autoritaire du pays dont on est citoyen ; mais ne pas se satisfaire non plus, et le dire, de l’attitude de soumission ou de crainte que le pouvoir requiert de tous, au prétexte qu’il dispose de l’adhésion électorale d’une majorité : telle est sans doute la double faute dont Agnes Heller et d’autres philosophes se sont rendus coupables.

Que la philosophie se retrouve ainsi au coeur de la polémique, que les noms et les visages de philosophes soient vilipendés à la une des journaux, pourrait étonner ceux qui voient dans l’affirmation d’une résistance de la pensée un motif plus lyrique que réel. Mais c’est que la philosophie a toujours deux faces : d’un côté, dans son discours et ses contenus, elle est tournée vers l’examen de thèses et de problèmes ; attachée à mettre en question les principes, elle ne peut éviter de mettre en question les grandes orientations de la politique du moment. Mais d’autre part, la philosophie est un exercice, une activité effectivement déployée depuis la place que l’on occupe, dans la société et les institutions — de ce côté, elle communique avec tout le réseau des conduites ordinaires, tout le système des adhésions ou des accommodements sur lequel les pouvoirs autoritaires entendent s’assurer une prise, dont dépend concrètement leur capacité à durer et se maintenir. On raconte que les Trente Tyrans demandèrent à Socrate, accompagné d’autres Athéniens, de se saisir de Léon, afin de le mettre à mort, sans autre motif que de punir son opposition à la tyrannie ; au lieu de quoi, laissant aller les autres, Socrate rentra tranquillement chez lui. L’insoumission n’est pas seulement décision théorique, mais se manifeste tout autant dans le chemin sur lequel vous conduisent vos pas, dessinant par contraste la voie parfois suivie par la plupart. De 1973 à 2011, le régime hongrois peut avoir changé. Que lui paraisse pourtant, de nouveau, tout aussi aberrante la route suivie par Agnes Heller, est une invitation lancée aux Européens : être les plus nombreux possible à se laisser entraîner dans ses pas.

Mathieu Potte-Bonneville


Hongrie : la dissidence des philosophes.

Tribune parue dans Libération, le 9/3/2011

Ces derniers mois, alors que la Hongrie assure la présidence de l’Union européenne, la promulgation par le gouvernement de Viktor Orbán d’une «loi sur les médias» instaurant un pouvoir discrétionnaire sur l’opinion a suscité une large indignation internationale. La dénonciation du triste spectacle donné par l’UE, incapable de contraindre l’un de ses membres au respect de ses principes fondateurs, s’est parfois teintée de condescendance à l’égard de ces «nouveaux entrants», formule qui semble porter un peu trop facilement leurs errances au compte d’une sorte de péché de jeunesse, ou de marginalité européenne.

Ce serait oublier que depuis le siècle des Lumières, une part du sens et du destin de l’Europe se joue dans le sort réservé à la Mitteleuropa. Ce serait négliger, aussi, que cette loi inique fait corps en Hongrie avec une vaste entreprise de transformation des structures démocratiques, visant à éroder les garde-fous de l’Etat de droit, et avec une offensive non moins violente de stigmatisation et d’intimidation des adversaires de l’actuel pouvoir. Admirateur de Silvio Berlusconi, Viktor Orbán s’arroge autant de libertés avec la Constitution (il a fait procéder à plus de dix révisions en un an, dépossédant le Tribunal constitutionnel de ses droits et restreignant le principe de séparation des pouvoirs), qu’il fait preuve de tolérance à l’égard de la presse d’extrême droite, lorsque celle-ci vilipende en termes crus l’homosexualité et les origines juives du directeur du Théâtre national de Budapest.

Depuis le début de l’année, cette tentative de mise au pas connaît un nouveau tournant. A peu d’intervalle, le nouveau directeur de l’Institut de philosophie de l’académie des sciences a renvoyé quatre de ses collègues et dénoncé l’incompétence de quinze autres, cependant que le journal Nation hongroise, voix du gouvernement, attaquait plusieurs philosophes pour avoir bénéficié de «financements illicites», soupçonnant à travers eux l’influence d’un «cercle libéral», manière (transparente pour le public hongrois) de réactiver l’antisémitisme envers les intellectuels juifs cosmopolites.

Relayée par d’autres médias et télévisions, parfois directement possédés par Orbán, cette campagne virulente s’est prolongée par l’ouverture de plusieurs enquêtes judiciaires – et ce, bien que la fausseté des principaux points d’accusation soit déjà avérée et que les conditions d’attribution des subventions incriminées soient publiquement connues, conformes à toutes les normes internationales en vigueur, tant scientifiques qu’administratives. C’est que l’objectif est ailleurs : face à une opinion publique traumatisée par les effets brutaux de la crise financière, faire de la pratique de la philosophie une suspecte idéale, aussi dispendieuse qu’antinationale ; réduire au silence ou rendre inaudibles des personnalités dont le prestige intellectuel, l’ampleur des travaux et la rigueur morale pourraient menacer l’instauration d’un pouvoir sans partage.

Parmi ces personnalités, la philosophe Agnes Heller est la principale cible des attaques gouvernementales. Peu connue du public français, mais auteure d’une œuvre considérable, Agnes Heller est, à 81 ans, bien plus qu’un témoin du siècle : une figure de la dissidence dans ce que l’on nommait autrefois l’Europe de l’Est. Celle qui occupa un temps à New York la chaire de Hannah Arendt développa, sur la base d’un marxisme critique, une pensée aussi soucieuse de transformation sociale que de liberté individuelle.

Cette indocilité lui valut hier d’être persécutée par le pouvoir communiste après le printemps de Prague ; elle lui vaut aujourd’hui d’être de nouveau mise en cause, en des termes rappelant de manière troublante une époque que l’on croyait révolue. Au-delà de la simple survivance de mœurs autoritaires, les attaques dont sont aujourd’hui l’objet Agnes Heller et d’autres philosophes portent à s’inquiéter d’un phénomène neuf : l’apparition en Europe de régimes nationalistes dont les pratiques gouvernementales concilient, via quelques aménagements techniques, le respect des normes de l’UE et la chasse à tout ce qui, dans la société, entend se soustraire au consensus obligé, à commencer par la liberté d’expression et de recherche.

La vigilance quant au sort réservé aux philosophes hongrois n’est pas seulement une exigence éthique : elle vaut comme analyseur politique. En invitant Agnes Heller à Paris, en organisant sa rencontre avec des philosophes et députés européens de différents bords, le Collège international de philosophie entend contribuer à la mobilisation dont témoignent, dans d’autres pays, les déclarations de Jürgen Habermas ou la lettre ouverte de l’American Philosophical Association.

Si la philosophie était un divertissement inoffensif, ses ennemis ne mettraient pas un tel acharnement à la faire taire: puissions-nous, alors, ne pas les décevoir et leur répondre en étant nombreux, lundi, à apporter notre soutien aux philosophes hongrois.

Françoise BALIBAR, physicienne, Barbara Cassin, philosophe, et Mathieu Potte-Bonneville, philosophe, (Collège international de philosophie)


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