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Nelly
Du pouvoir.
Posted in Formes brèves 5 min read
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Première publication : Vacarme n°14, janvier 2001.
Lire sur le site de Vacarme.

« Allez-vous en les affreux
Allez-vous en les affreux
Les affreux à la langue pendante
Les affreux à la langue pendante
Les affreux aux yeux protubérants
Les affreux aux yeux protubérants ».

Rituel kwakiutl.

Le lecteur des Hauts de Hurlevent peut bien se perdre dans les généalogies, confondre à l’occasion Catherine-la-mère et Catherine-la-fille, se voir contraint de revenir quelques pages en arrière pour ressaisir le nom d’un personnage fugace (une Isabelle, une Zillah) : mais il connaît Heathcliff, et il connaît Nelly. Devant le premier, il tremble : devant les puissances amorales de l’amour et de la vengeance qui montent en lui depuis la terre, depuis le monde ; devant sa manière, d’un même trait, d’être brisé par sa passion incestueuse pour sa presque-sœur Catherine et de briser, dans un mélange d’acharnement et d’inadvertance, l’ordre d’une famille qui le réprouve. Mais devant la seconde, devant Nelly, le lecteur tremble d’un autre frisson : il la hait comme son ombre, sachant bien la vanité trouble d’une telle haine, mais incapable d’y renoncer. Conscient que sans elle, messagère des amants qui mange les messages, narratrice après-coup de leur drame, l’histoire n’adviendrait pas, il ne peut pourtant se résoudre à voir en Nelly une émissaire du destin – la bonne servante n’a pas cette hauteur et les désastres qu’elle engendre, d’advenir à travers elle, sont sans grandeur. Ils laissent battante, du coup, l’hypothèse d’une autre histoire, d’une autre issue ; ils laissent le lecteur inconsolé.

Nelly a un nom, Ellen Dean ; Heathcliff, lui, n’a même pas de prénom. Pour lui, le sobriquet est à la fois stigmate et arme : il vient d’ailleurs et dès son arrivée, recueilli par le père, il parle en bohémien « un baragouin que personne ne peut comprendre ». Il ne sera jamais de la famille ; mais désigné d’un mot, il n’existera que d’un bloc, exposé tout entier aux forces qui hurlent en lui, qui sont lui, sans distance. Pour elle au contraire, le diminutif est à la fois indice d’une tendre familiarité (elle est d’ici) et mesure d’un écart ; écart par lequel elle trouve à se retrancher, toujours, derrière son envahissante bienveillance, à disparaître sous sa bonté («Mrs. Dean, la Providence du lieu »). Ecart qui ne semble pas, pourtant, être délibéré, mais forme en elle comme une seconde nature. Une chose frappe : entre Nelly qui, le drame clos, raconte au voyageur la triste histoire de la famille, et Nelly qui s’agite au cœur de l’intrigue, nulle communication, mais un dédoublement rigoureux : la première omet ce qu’a fait la seconde et déplore seulement, comme autant d’accidents, les résultats de ses propres menées. Ainsi semble-t-elle toujours suivre, le mouchoir à la main mais la morale sévère, les tragédies qu’elle habite pourtant, qu’elle anticipe, précède, provoque.

Car Nelly est, dans tout le roman, un curieux mélange de paralysie et d’initiative. L’impuissance est son lot, au moins lorsqu’elle raconte : il était écrit qu’entre Heathcliff et Catherine, le drame surviendrait ; elle ne peut résister à ce qu’elle perçoit et présente comme leur implacable chute : « il me semblait que Dieu avait abandonné la brebis égarée à ses coupables errements, et une bête diabolique grondait entre elle et le troupeau, attendant son moment pour bondir et l’engloutir ». Nelly, à ce moment, regarde. Mais dans le même temps, elle ne cesse d’agir, et déploie une rare spontanéité dans le mensonge, le faux-pas, la trahison ou le retard. «Etes-vous seule, Nelly ? – Oui, mademoiselle ». Elle ne l’est pas. Heathcliff est avec elle et entendra, caché, Catherine murmurer qu’en s’unissant à lui, elle se dégraderait. Il sortira sans entendre la suite, sans entendre Catherine affirmer la nécessité de leur amour : Nelly, à ce moment, ne le retiendra pas. Plus tard, Catherine mourra de consomption, Heathcliff sera dans le jardin, attendant parce que Nelly lui a dit qu’elle allait mieux, elle se repose, revenez demain, je vous donnerai des nouvelles. Car Nelly veut bien faire : cela ne saurait être mis en question, et elle-même d’ailleurs n’en parle jamais.

On dira que l’enfer est pavé, etc. On s’étonnera de ce qu’Emily Brontë, au seuil du XIXe siècle, ait donné au destin le visage et les gestes d’une servante de comédie, et créé cet hybride de Dorine et d’Erinye, dont les joueuses manigances deviennent l’instrument du plus dur châtiment. L’essentiel est ailleurs. L’essentiel est qu’en ces mêmes années où Hegel consacrait, pour deux siècles, le travail du négatif, chantant ses pouvoirs de médiation dans la verticalité de l’histoire, entre les pères et les fils, Emily Brontë traçait un autre tableau, promis peut-être à devenir le nôtre. Tableau où la liaison des frères et des sœurs (autre espace, autre inceste) se voit comme minée et conduite au pire par une sorte de travail du positif ; où les gestes qui sauvent tuent ; où les angles se cassent en éclats tranchants d’avoir été trop arrondis, et sans leur accord, et n’importe comment. Tableau où règne en maître, non plus la médiation, la crise salutaire et accoucheuse du monde nouveau, mais le mouvement inverse : celui, terriblement doux, attentif, jouant au proche et mortifère, de la remédiation généralisée. Nelly.

Mathieu Potte-Bonneville


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