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Une musique de jeunes
De la vieillesse.
Posted in Formes brèves 2 min read
Nelly Previous Le plus grand chanteur à roulettes du monde Next

Première publication : Vacarme n°1, février 1997.
Lire sur le site de Vacarme.

Le plus vieux disque du monde est anglais. Il fut enregistré autour de 1980 par le groupe Joy Division, dans le cadre de l’émission radio de John Peel. On dirait aujourd’hui : un concert « unplugged ». Il a été réédité en CD (une pochette verte atroce, vous ne pouvez pas vous tromper).

Ce disque est un sarcophage. Malgré le son digital. la batterie y demeure enfouie, égarée dans des rêves sans images qui n’ont pas l’air d’être gais, qui la laissent suspendue comme une phrase, D’aussi loin qu’on s ’en souvienne, la voix qui s ’élève et flotte un instant au-dessus de guitares indécises a toujours habité là. Elle chante :

« l’m not afraid anymore
But I remember
When we were young. « 

Je ne me rappelle plus l’âge exact du chanteur : dix-neuf ans, vingt-deux ans ? lan Curtis, qui s’est pendu quelques mois ou quelques semaines après l’enregistrement, objet d’un pauvre culte accroché à ce geste, singé par tous les groupes de ce qu’on a appelé« new wave », « cold wave », avec des marmottements et des emphases de prêtres. Curtis, lui, aurait pu mourir quarante ans plus tard et avoir oublié ce moment. Sa voix n’en laisse rien deviner. C’est autre chose que l’on entend : la voix d’un très jeune homme (on l’entend forcer sur les basses, pallier une mue encore fragile) qui chante le temps qu’il était jeune. Une voix blanche, comme on le dit d’une arme, que la vieillesse a saisi et refroidi, pelé jusqu’à l’os, tordu vers l’exagérément grave. Cette voix ne dit pas la vieillesse comme condition ou état, ni le fantasme de la vieillesse, encore moins le suicide : elle dit la vieillesse comme puissance effrayante, promesse d’ères glaciaires. On entend presque Curtis sourire, mais ce n’est pas de nostalgie. Il sourit, la tête froide, de se voir sous une espèce d’éternité, depuis un très lointain futur d’où il n’y a plus que du passé, et cette vision le brise.

C’est tout.

Mathieu Potte-Bonneville

Joy division, Peel sessions, Polygram


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