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Première publication : Vacarme n°54, février 2011.
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« la question alors, est de savoir comment chacun vit en fantasmant sa vie, et dispose pour cela d’une multitude de plug-in tout prêts, permettant d’alimenter au quotidien le travail de la fiction – tout en créant la névrose de ne pas y parvenir ».
Philippe Vasset
« I’m a cat ».
Patrick Teal / Markus Damone (sur Second Life).
La promenade commence dans la plus grande distance – travellings sur l’Amérique horizontale, où par séquences se déplie une galerie de freaks, femmes trop lisses ou trop grosses, hommes à casquette de base-ball, prêcheur à la chemise soigneusement rentrée dans le pantalon qui boudine cependant que l’épouse acquiesce amoureusement. Et cet autre, aux oreilles de fourrure vissées sur le crâne, à la queue rayée pendant de la ceinture, qui au bord de la plage époussette d’une patte prudente le rebord de béton avant de s’y lover. Tous parlent d’un jeu, Second Life, dont on ne verra à l’écran que quelques brèves séquences ; et tous parlent d’un je étrangement troublé, dont on ne sait jamais s’il désigne exactement leur personne physique ou leur avatar numérique, cependant qu’eux-mêmes semblent s’y retrouver à l’aise. Ils ont noué des rencontres, planté des pixels d’arbres, noué des liens de maîtrise ou de soumission, bâti des églises, rejoint des communautés improbables (« goréens » dominateurs, « furries » mi-hommes, mi-animaux), appris douloureusement que tel autre, très loin, s’était noyé IRL. Distance maximale donc mais – peut-être parce que le film s’ouvre sur une navigation dans Google Earth où la voix off reconnaît sa maison natale et le trailerspark ou elle vit actuellement, ou peut-être simplement parce que le film prend son temps – nous reviennent un accablement, un rêve ou un désir que nous sentons tout proches, encapsulés dans des technococons qui ont nom email (parfois, plusieurs adresses) ou réseaux sociaux, entre lesquels se distribue au quotidien notre signature. No-life, vous êtes sûrs ? La question serait là : se demander, sous le soupçon d’une aliénation forcément américaine, ce qu’il en est de nos états de conscience commis à se situer simultanément sur plusieurs plans, de la capacité ici ou là, l’un dans l’autre, à nous construire une subjectivité via des médiations qui toujours nous échappent (et dont il nous arrive d’aimer l’échappée même). Le film, à l’occasion, semble chercher son sujet, tourner autour – est-il encore question de Second Life lorsqu’à la fin, l’avion survole l’immense demi-cercle de tentes dressées pour le festival annuel Burning Man, où dans le désert du Nevada s’organise un grand potslatch d’expressivité promis au feu de joie ? Mais tourner autour de son sujet est plus commun qu’il ne semble, et cela nous arrive aussi. Voyons voir.
Prenons les choses au plus simple : être sujet, c’est être conscient, c’est-à-dire présent au monde. A cet égard, la caméra balaie des personnes comme absentes à elles-mêmes, tout absorbées qu’elles sont dans un monde que nous ne voyons pas ; la force du film est ici de neutraliser l’objet même de cet absorbement, c’est-à-dire tout autant de restituer tout un monde d’intérieurs en désordre, de canapés ou de tondeuses par la fenêtre, monde déserté par les points de vue manquants de ceux qui n’y sont plus – comme, dans tel sketch des Monty Python, un personnage demande « what’s on TV tonight », l’autre répond « I guess it’s a pinguin » et effectivement, un pingouin est juché sur le téléviseur, que ni l’un ni l’autre n’avaient exactement à l’esprit. Ici de même, se lève une étrange coexistence entre les objets technologiques, deux, trois écrans parfois que nous voyons de dos, et ceux du quotidien : au-dessus du Dell, le portrait de la grand’tante. Une question, du coup, perce dans le surplomb accordé au spectateur : outre que le reproche de s’exclure du réel par la fiction n’est pas exactement neuf (Bovary, Don Quichotte), que regrettons-nous au juste à la place de ceux qui parlent depuis cet ailleurs – qu’ils ne soient plus eux-mêmes, ou bien trop en eux-mêmes, à la manière dont nous pouvons reprocher aux adolescents de s’enfoncer dans une vie intérieure dont les contours et les labyrinthes échappent à notre vue, où nous ne pouvons les suivre ? Car dans le même temps, ces joueurs témoignent d’un activisme rare : là où le documentaire s’arrête volontiers sur la plainte des victimes, les porte à raconter ce qui leur est arrivé, eux ne cessent de décrire ce à quoi ils arrivent (se refaire les seins sans recourir à un programme dédié, participer à d’immenses fêtes avec des semi-dragons). L’événement du film (sa première et étrange nouvelle) serait alors celui-ci : il se pourrait que la vie intérieure, envers laquelle nous entretenons autant de louanges que d’inquiétudes, soit devenue extérieure, qu’il soit possible d’y converser, de s’y déplacer ou d’y faire alliance ; que les amis imaginaires deviennent des relations sociales, tout cela traversé par le tressage de fantasmes, d’économie et de politique où le monde même (le même monde) se laisse reconnaître. L’omniprésence du sexe dans les conversations serait le blason de ce trouble : il est strictement impossible d’y démêler ce qui tient au symptôme collectif, sujet de société, ou à la ramification des obsessions intimes, auxquelles nous avons appris à identifier la doublure de l’habit, au moins depuis que Freud a établi le caractère fantasmatique des scènes de séduction. Second Life : une topique à ciel ouvert.
Le soupçon, toutefois, se redouble : subjectivité si l’on veut, mais sans prise sur elle-même, et au sens le plus strict – économique d’abord, puisque les personnes que nous rencontrons sont en général pauvres, ou appauvries par leur immersion dans le jeu (« j’avais un portable, c’était avant d’être pauvre », dit le chat au bord de la plage) ; technologique ensuite, puisqu’ils sont utilisateurs d’un programme dont les arcanes, élaborées par d’autres, leur échappent entièrement, et qu’est sensible en filigrane un clivage absolu entre concepteurs et usagers du logiciel. Quand bien même la maîtrise de tel ou tel paramètre est inégalement distribuée, donnant lieu à des scènes comiques (c’est moi, rappelle l’épouse délaissée, qui t’ai créé cet avatar de femme, et permis d’inflitrer ces lieux réservés), l’impression domine d’avoir affaire aux prolétaires du techno-monde, rêvant d’une fabrication de soi en trompe-l’oeil, là où l’univers qu’ils arpentent paraît exalter une expression sans limites.
Un point cependant vient compliquer ce diagnostic. Au fil des séquences, se révèle une impressionnante inventivité dans les règles du jeu qui prévalent entre utilisateurs ; parce que Second Life n’est pas un jeu « à quête », dont les buts seraient fixés par le programme et permettraient aux joueurs de mesurer objectivement leur progression, s’y est greffé un archipel de conditions secondaires, qui dessine les différents espaces relationnels où évoluent les avatars : systèmes de soumission complexe (l’esclave travesti est dominé par un biker en costume de Père Noël, jamais rencontré, mais contrôle de son coté trois esclaves auxquelles il/elle impose des contraintes rigoureuses – et c’est bien du travail, de sorte qu’il n’y aurait pas place dans sa vie pour une esclave de plus) ; gradation subtilement moirée, autour de la communauté de ceux qui se veulent animaux, entre furries de plein droit, fur-friendly, fur-curious, étrangers enfin (« nous les appelons « mundane » (monotones) parce que leur vie est si ennuyeuse »). Peut-être alors les deux mouvements gagneraient-ils à être pensés d’un même trait – là, les dures limites de la maîtrise vis-à-vis du cadre technologique ; ici, la production intensive de règles qu’il faut bien dire éthiques, puisqu’elles viennent par en-dessous moduler un code intangible de lois, dessiner dans la relation qu’on entretient avec celles-ci une galerie de profils possibles, et permettre aux individus de s’y rapporter effectivement. Dans une très belle nouvelle écrite pour la revue scientifique Nature, l’écrivain de science-fiction Ted Chiang imagine la floraison de disciplines annexes, herméneutiques de la science destinées à interpréter les descriptions inintelligibles que celle-ci donne désormais du monde. Ici de même, le film porte à s’interroger sur la manière dont les joueurs, non seulement fictionnent leur vie au sein des contraintes imposées, mais fictionnent ces contraintes technologiques mêmes en leur superposant des règles plus raffinées encore : que la seule manière de s’approprier une réalité complexes soit de la compliquer un peu plus porte après tout un nom ; cela se nomme, depuis Lévi-Strauss, mythologie, et a permis à une large part de l’humanité d’habiter assez longtemps le monde. Deuxième nouvelle alors : fait retour, la pensée sauvage.
On grognera : aliénation. Et le film, il est vrai, apparaît comme l’illustration de ce phénomène tel qu’il prend corps, dans la pensée, entre Feuerbach et le jeune Marx : la construction des avatars y semble produire un plan de représentation idéal, qui dédouble la réalité matérielle ; sur ce plan, les hommes renversent ce qu’ils sont, s’imaginent sveltes lorsqu’ils sont obèses et puissants lorsqu’ils sont dominés ; à ce plan enfin, ils se vouent par un mouvement de compensation qui accroît leur pauvreté effective en enrichissant continûment leur double. En somme, la critique la plus éprouvée de nos expansions numériques trouve là sa pierre de touche – mais achoppe, précisément, aussi souvent qu’elle se voit ici confirmée. Car si celui-ci vit sur l’écran la vie de femme qui lui est refusée dans sa station-service, la plupart s’inventent une vie qui n’est autre que celle-là même qu’ils vivent : mêmes décors en aplats, où les maisons sont alignées côte-à-côte ; mêmes intérieurs où horloges et peluches semblent pluggées plutôt que fixées ou amarrées à la solidité du monde ; mêmes identités enfin, puisque le chat porte crânement ses oreilles IRL, et que la voisine se plaint du débarquement des fourrures (« vous faites encore la fête ce soir ? Je ne veux pas que mon jardin se mette à ressembler à un cartoon ! »). La règle jamais dite semble donc être, non celle d’un dédoublement où réel et virtuel fonctionneraient en vases communicants, mais d’un redoublement où certains motifs de la littérature (de Musil à Beckett) rôderaient aussi bien : que voudrait dire, au juste, le fait d’user de la fiction non comme d’un pis-aller, mais comme d’un moyen de faire écart entre nos vies et elles-mêmes, à la virgule près ?Hypothèse lourde, pour finir : il en irait ici de la vérité – dont on sait, B.A.BA, qu’elle n’est pas le réel, mais suppose de s’en décaler légèrement pour le voir, en juger ou le dire. Frappe, la manière dont les personnes rencontrées au cours du film contournent soigneusement les positions symétriques de la fascination pour des avatars qu’elles conçoivent d’ailleurs aussi rapidement qu’elles les renouvellent et les détruisent, et de l’identification schizoïde : entre ces pôles adverses, ce sont bien des jeux de vérité qui se reconstituent, aussi grotesques et passionnants que ceux appris à pratiquer dans la vie ordinaire – jeu du soupçon conjugal (« mais je t’ai proposé de te téléporter dans mon night-club », proteste l’homme) ; jeu de l’espoir et de la transcendance (bâtir la même église, en plus grand, et donner 1000 Linden à une escort-girl pour s’y rendre – elle est venue, d’ailleurs, mais qu’en a-t-elle pensé ?). Jeu… du jeu, par exemple. Car l’énoncé le plus aberrant du film – I’m a cat – est aussi le plus évident, et le plus enfantin : qui n’a pas éprouvé, non seulement le désir d’être un animal et d’étendre aussi loin que possible cette position même, mais la conscience nette du mélange de sérieux et de désinvolture qu’implique le fait d’y jouer, quitte à voir remodelée son identité même par la partie que l’on mène, de s’avouer gagnant, perdant, changé ? Dernière nouvelle alors : il se pourrait qu’il nous faille, non savoir partager sagement entre les fictions et la vie même, mais réapprendre à jouer. La partie a commencé, depuis longtemps peut-être.
Mathieu Potte-Bonneville