Le 11 décembre 1912, Franz Kafka note dans son journal, au sortir d’une lecture publique comme il s’en pratiquait alors à Prague :
« Fait une lecture du début de Michael Kohlhaas (…). Raté du tout au tout. Mal choisi, mal lu, pour finir j’ai vagabondé de façon absurde dans le texte. Auditoire modèle. De tout petits garçons au premier rang. L’un d’eux essaie de tromper son innocent ennui en jetant prudemment sa casquette par terre pour la ramasser prudemment ensuite, manège qu’il recommence souvent. Comme il est trop petit pour mener cela à bonne fin de son siège, il est obligé chaque fois de se laisser glisser un peu du fauteuil.
Lu en barbare et mal, étourdiment, de façon inintelligible. Et l’après-midi, je tremblais déjà du désir de lire, c’est tout juste si je pouvais garder la bouche fermée ».
Imaginons la scène : le livre, son lecteur, son auditoire enfin. Pour cette lecture, Kafka a choisi non pas l’un de ses textes, mais un court roman de Kleist, l’auteur de La Marquise d’O. Située vers le milieu du XVIe siècle, l’intrigue en est fort simple : un marchand de chevaux, nommé Michaël Kohlhaas, voit un jour au moment de franchir une frontière deux de ses animaux retenus, confisqués par le prévôt du lieu ; revenu quelques temps après pour payer l’octroi et reprendre ses bêtes, il les découvre amaigris, efflanqués, tués à la tâche d’avoir été, eux beaux chevaux de selle, soumis aux travaux des champs. On refuse de lui rendre. Il dépose plainte, sans suite : le seigneur de l’endroit a des relations. Et voilà que notre marchand ne consent pas à ce refus : il réitère sans succès ses démarches, tente de dépêcher sa femme auprès du Prince – Elle en mourra, frappée par une sentinelle en un brutal excès de zèle. Kohlhaas vend alors sa maison, arme ses gens, brûle le château, lève une armée, brûle une ville, puis deux, puis dix à mesure que s’y enfuit l’auteur de la rebuffade initiale. Plus tard, Martin Luther lui-même tentera d’intercéder, il y aura exécution, procès, déshonneurs et vingt autres désordres. Michaël Kohlhaas est souvent lu comme un roman sur l’exigence infinie de justice, au regard de laquelle il n’est pas de grande ou de petite faute, et peu importe qu’il s’agisse de deux ou de dix chevaux. En fait, le livre de Kleist raconte surtout la manière dont une insoumission, une seule, crée une rupture irrémédiable, fait trembler devant elle l’ordre secret qui jusque là distribuait les hommes et les places : s’ensuit un monde méconnaissable où les sentinelles se révèlent tueurs de femmes, où les théologiens jouent les entremetteurs, en bref où le sage ordonnancement des autorités, dès lors qu’on ne lui obéit plus, cesse d’adhérer à lui-même. Roman sur « l’abus d’une vertu », Michaël Kohlhaas révèle surtout, dans l’incendie de son refus, combien notre perception de l’univers social se soutient d’ordinaire de la trame serrée de nos obéissances.
Voilà donc le livre – celui que Kafka, ce 11 décembre après-midi, s‘impatiente de lire, celui qu’il se reproche plus tard d’avoir aussi mal lu. Rien d’étonnant, en fait, à ce que l’auteur du Procès ait buté sur ce texte. Car sa propre œuvre en est, en un sens, l’exact revers : elle est tout entière tendue, non vers le fracas des insoumissions, mais vers les vertiges du consentement. Les personnages de Kafka, qu’ils soient inculpés sans savoir pourquoi, qu’ils attendent tête baissée le verdict du Père, qu’ils périssent, horribles vermines, écrasés sous un fruit négligemment lancé, ces personnages donc ne sont ni plus sages ni plus raisonnables que Michaël Kohlhaas, et l’on ne dira pas que Kafka enseigne à consentir (lui qui notait, quelques jours plus tôt, dans son journal : « Ne pas oublier Kropotkine ! »). Mais là où le monde de Kleist se déploie sur le trajet d’une désobéissance devenue sans mesure, les mondes de Kafka s’élèvent comme des montagnes se plissent, sous la poussée souterraine d’une obéissance excessive, énorme, herculéenne parce que portée à sa limite, épurée de notre sentiment ordinaire de vouloir, de choisir, de préférer ceci ou cela, d’être un peu libres en somme dans nos prosternations. Si Kafka désespère de lire Kleist, si ce conte de révolte lui écorche la bouche, cette bouche qui l’après-midi per brûlait déjà de lire, c’est qu’il s’acharne, lui, à comprendre au contraire combien le seul fait quotidien d’obéir enveloppe déjà de mystères et de gouffres. Chez l’un comme chez l’autre, l’issue est également mortelle.
Nous sommes en 1912. Bientôt, le siècle se demandera comment les insurrections peuvent éviter de restaurer les plus terribles sujétions, et le mystère s’épaissira autour du destin des libérateurs; mais aussi, combien de meurtres sont imputables à la docilité de leurs exécutants, ce que le crime et le massacre doivent aux séductions de l’obéissance. Pour l’instant, dans la petite salle praguoise, l’orateur trébuche sur son texte, devant un auditoire modèle. Un petit garçon, tout de même, gigote, jette en douce sa casquette, la ramasse en manière de jeu. Sous les puissances adverses de ce texte et de cette voix, sentant peut-être les tragédies qu’elles promettent ensemble, il n’obéit ni ne transgresse : il se tirebouchonne, aplatit les fesses, glisse au bas de son fauteuil, produit une mince agitation qui suffit en un sens à sauver la lecture. Il invente une posture oblique, « prudemment », répète Kafka comme pour lui souhaiter bonne chance. Sa désobéissance est plus qu’un art d’enfant : elle est sa façon de survivre.
Mathieu Potte-Bonneville