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L'archéologue et son ombre
Dialogue
Posted in Autour de Foucault 4 min read
Poignées d'amour Previous Zone Next

Il n’a jamais été aussi urgent de lire Foucault. Ouvrez n’importe quel journal : vous y apprendrez que nos prisons comptent aujourd’hui sept fois plus de schizophrènes, de paranoïaques et de psychotiques que dans la population générale ; qu’outre cela, on s’apprête à durcir encore les conditions d’incarcération des délinquants sexuels. La prison, la folie et la sexualité cohabitent ainsi dans les mêmes cellules, grimacent derrière le même œilleton : Foucault, vous voyez bien.

– Je ne vois rien du tout. D’abord, l’inflation que vous indiquez attesterait plutôt de l’échec historique de Foucault, de son impuissance à enrayer l’expansion de l’univers carcéral : que la prison ait survécu à sa contestation ne suffirait-il pas à renvoyer Surveiller et punir du côté de cette « critique monotone », dont Foucault montrait justement qu’elle est aussi ancienne que la prison elle-même ?

– Pas du tout : car vis-à-vis de la prose intarissable des réformateurs, ce qu’écrit Foucault n’est pas de même farine. Si, « depuis un siècle et demi, la prison a toujours été donnée comme son propre remède ; la réactivation des techniques pénitentiaires comme le seul moyen de réparer leur perpétuel échec », Foucault a l’avantage, lui, de rompre le tête-à-tête de la critique et de la réforme : il décrit, il démonte, il ne propose rien, et surtout pas de « bonnes prisons ».

– Ne serait-ce pas un peu facile ? Une critique aux mains blanches, mais qui n’a pas de mains…

– Au contraire, c’est le plus difficile, ce scepticisme-là est une ascèse politique : découpler l’examen du problème du réconfort que procurent les solutions rêvées. Détacher le sentiment de l’intolérable de ses justifications attendues. Refuser la posture du prophète ou du législateur, pour renvoyer la tâche d’inventer ce qui vient aux acteurs et aux mobilisations.

– Admettons, même si je ne crois pas que notre époque ait assez de force, de patience et d’intransigeance pour tolérer de tels partages. Il n’empêche : face à la situation actuelle, les analyses de Foucault me paraissent datées. Tenez : là où il lisait un projet correctif, une prison orthopédique, cette ambition paraît s’être effondrée sous le seul poids de la surpopulation carcérale. Là où il décrivait une distribution minutieuse, initiée par le XIXe siècle, des fous et des criminels en des espaces distincts, nos juges réinventent le grand enfermement, l’exclusion indivise des insensés dans les mêmes enceintes. Là où il montrait comment la sexualité fonctionnait, pour chacun, comme un juge intérieur, nos députés dépoussièrent pour elle le vieil attirail de l’infamie. Des bagnes et des piloris : on se prendrait à regretter les finesses de l’asile.

– Vous lisez trop vite : Foucault permet aussi de comprendre cela. Car à le lire de près, il montre bien que les techniques de pouvoir high-tech succèdent moins aux violences archaïques qu’elles ne s’y superposent ; le pouvoir stratifie, l’ancien perce sous le nouveau, et participe de sa nouveauté même. Foucault montre comment s’emboîtent dans les mêmes sociétés l’ouvert et le clos, le contrôle et la discipline, la blouse blanche et le glaive, l’Union Européenne et les camps de rétention, les drones et Abou Ghraib, les finesses de la statistique et le silence de la fosse commune…

– Une sorte de discordance des temps, dans le jeu du pouvoir ?

– On pourrait dire : ce n’est pas Foucault qui est inactuel ; c’est notre époque qui n’est jamais contemporaine d’elle-même. On se moque, du coup, que Foucault ne soit plus notre contemporain. Ou plutôt, la distance dont vous parlez, distance que tâchent en vain de conjurer les fêtes d’anniversaire, mais qui le rendra bientôt à la grisaille de l’archive, cette distance vaut en elle-même diagnostic. L’éloignement de ses textes pointe vers ce qui nous sépare de nous-mêmes : il établit, je cite, « que nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques ».

– Lisant cela, je suis un peu partagé…

– Partagé ? C’est bien ce qu’il veut dire ; vous commencez tout juste à le lire comme il faut.

Mathieu Potte-Bonneville

Première publication : 2004 ? the hell if I know.


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