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Foucault et la libération sexuelle
Propos recueillis par Eric Aeschimann.
Posted in Entretiens 16 min read
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Première publication : l’Obs, 26 août 2017.
Lire sur le site de l’Obs.

Michel Foucault a passé les dernières années de sa vie à travailler sur le sexe, en entamant une étonnante série en plusieurs volumes  sur le sujet. A-t-il été, plus qu’un autre, « le » philosophe du sexe ?

Foucault a intitulé son ensemble  – qui devait compter jusqu’à six volumes – « Histoire de la sexualité » et non « Philosophie de la sexualité ». Il faut donc bien avoir en tête qu’il aborde la question du sexe non en philosophe, mais en historien. Il a toujours  procédé ainsi, perturbant la philosophie en la confrontant à des objets inhabituels, comme la folie, le crime ou la maladie : des grandes notions dont le sens nous semble évident et intemporel, mais dont il retraçait l’histoire pour en montrer comment une addition de pratiques et de discours les avaient peu à peu façonnés. Cette méthode qu’il qualifiait de « généalogique » ou d’« archéologique », il l’a appliquée au sexe, ce qui lui a permis d’ébranler des concepts philosophiques aussi canoniques que la subjectivité. 

Que nous dit-il de si nouveau sur la sexualité ?

« La Volonté de savoir » sort en 1976 et il faut se replacer dans l’air du temps. Ce sont les grandes années de la libération sexuelle. Non seulement le sujet est partout, non seulement chacun est tenu de se réaliser sexuellement, mais de surcroît, avec la diffusion de la psychanalyse,  le sexe est devenu la clé de nos pensées et de nos pratiques. Dans « le Nouvel Obs », Bretécher publie « les Frustrés », qui met en scène avec humour cette obsession du sexe. A quoi s’ajoute un état d’esprit qui privilégie la dénonciation des figures d’autorité et de la répression qu’elles exercent. Depuis 68, le mot d’ordre est : « il est interdit d’interdire ». Au carrefour de ces deux impératifs, va surgir comme une évidence l’idée que nos désirs sexuels forment la part la plus personnelle de notre être  et que la société nous empêcherait de les connaître et de les réaliser. C’est ce que Foucault nommera « l’hypothèse répressive ». Et dès lors, être heureux, devenir soi-même, c’est lutter individuellement et collectivement contre cette répression et accéder à son identité sexuelle. Le tout avec une dimension utopique qui puise chez Marcuse et Reich, ces héritiers dissidents de Freud qui étaient lus alors comme les grands théoriciens de la libération sexuelle. 

A priori, cette « hypothèse répressive » semble assez sensée. Pourquoi Foucault le conteste-t-il ?

Quel est l’implicite de « l’hypothèse répressive » ? Que le sexe aurait défini et habité les individus, comme un phénomène naturel et éternel. Le sexe serait dans l’individu comme le noyau dans la cerise, il recèlerait notre vérité la plus intime… Foucault pose alors une question : est-ce si sûr ? Peut-on faire du sexe-vérité un invariant anthropologique ? Ou n’est-ce qu’une manière de découper et de nommer des pratiques, des émotions, des pensées, des relations – une manière qui aurait sa propre histoire ? Pour cela, il va se lancer dans une vaste enquête historique, où il mobilisera à la fois sa formidable érudition, une puissance de lecture considérable et une curiosité hors norme qui le conduit vers des textes que personne n’auraient songé à explorer pour ce genre de travaux : tel manuel de confession relatif aux positions sexuelles datant du 17e, telle publication scientifique sur la sexualité féminine au 19e. Et il découvre des choses passionnantes. Ainsi, pour les modernes, l’important, c’est l’orientation sexuelle : on est homo- ou hétérosexuel. Dans la Grèce classique, ce qui compte, c’est la position occupée par l’homme dans le rapport sexuel : soit il est actif – avec des filles, des garçons ou des esclaves, c’est secondaire -, soit il est passif.  

Etre homme ou femme, être homo ou hétéro, être passif ou actif : les termes de l’alternative change, mais l’identité se construit toujours sur un mode binaire et on reste dans la logique du sexe-vérité.

Sur ce point aussi, les contrastes qu’il met au jour sont fascinants. D’un côté, pour une part de la psychologie moderne, le sexe est le lieu où se trouve la vérité de l’individu, son essence, sa personnalité intime. La pulsion sexuelle est considérée comme le premier déterminant de nos conduites et, dans l’analyse, toute situation non sexuelle sera expliquée in fine par une cause sexuelle. Que mon rêve me figure en train de porter un chapeau ou de m’engueuler avec mon patron, la psychanalyse en fera toujours le symbole d’un désir sexuel refoulé. Or, chez les Grecs du deuxième siècle, la causalité est inversée : le sexe n’est pas l’explication profonde, mais le symptôme de surface, un rêve sexuel n’a d’intérêt que parce qu’il révèle ou annonce une aspiration sociale, une victoire politique. En Grèce, le sexe et la vérité sont antinomiques : se connaître soi-même exige sérénité et maîtrise de soi, alors que la pulsion sexuelle est fugace, violente et nous emporte hors de nous-même. Un traité d’Hippocrate compare le coït à l’épilepsie. Autre différence : alors que l’Occident perçoit le désir comme une énigme à déchiffrer, à comprendre, les Grecs classiques en font plutôt un appétit à réguler, à équilibrer dans une logique de « diététique ». De même s’attachaient-ils d’abord aux plaisirs, quand les modernes mettent l’accent sur le désir, en scrutant le manque qu’il constitue en chacun, en glorifiant l’attente (« le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier »)… 

Ce qui est étonnant, ce sont les implications de cette découverte. Le sexe-vérité s’inscrit dans une conception globale de l’homme propre à l’Occident, et en particulier du rapport de chaque individu à lui-même.

Avec le sexe, c’est la construction  identitaire des individus qui est en jeu. Le sexe-vérité engendre des individus persuadés qu’ils ont une identité sexuelle. Chacun court après son sexe et cette exigence fabrique des individus différents les uns des autres et perpétuellement inquiets d’eux-mêmes. Comme si trouver et assumer son identité sexuelle contenait la promesse, toujours repoussée, d’une solution à tous les problèmes. Ces individus ainsi « identifiés » composent la société néolibérale. Ce n’est pas un hasard si, à la même période, en 1978, Foucault entreprend toute une recherche sur le néolibéralisme. Comme le sexe-vérité, la théorie néolibérale commence par postuler des individus séparés et cohérents avec eux-mêmes, avant d’expliquer comment ils agissent en fonction de leurs intérêts égoïstes. Pour Foucault, le sexe concourt à cela : extraire les individus de la masse humaine, les détacher les uns des autres pour les attacher à leur sexe. 

Nous sommes donc passés d’une conception diététique à une conception solennelle du sexe.    Quand a eu lieu la bascule ? Qui a inventé le sexe-vérité ?

Une première inflexion a lieu chez les stoïciens avec le motif du « soi ». On passe de l’usage des plaisirs, à une pratique plus réflexive, en particulier autour du rapport conjugal. L’équilibre des désirs va appeler progressivement la fidélité mutuelle. Jusque-là, l’enjeu était : « comment puis-je m’y prendre au mieux avec le sexe » ? Désormais, ce sera : « quel sera la place du sexe dans ma relation à l’autre » ? Les pères de l’Eglise vont accentuer ce glissement. Le désir devient une force qui me hante. Le désir comme énigme à déchiffrer va s’épanouir avec le confessionnal, dont l’enjeu est de chercher les pensées impures, interdites. « Mon père, je n’ai pas eu de pensées impures. – Etes-vous  sûr, mon fils ? Cherchez bien. Les pensées que vous croyez innocentes ne sont-elles pas au fond des pensées sexuelles ? » Le confesseur traque le sexe sous les pensées les plus innocentes. Il  impose ainsi l’idée que nos pensées ont un contenu caché, qu’il convient d’identifier. Foucault va beaucoup s’intéresser à la pratique de l’aveu. Avec le christianisme, et encore plus à partir du 16e, avec la Contre-Réforme, l’homme devient une bête d’aveu. Evolution qui trouvera, selon lui, son point d’aboutissement avec la psychanalyse, prolongation de la confession. C’est ainsi que s’achèvera la transformation le sexe en objet d’un savoir rationnel. L’Occident n’a pas d’art érotique, mais une science de la sexualité. 

Et la science, chez Foucault, est toujours une forme de pouvoir, donc de domination…

En devenant un objet scientifique, le sexe va faire l’objet de descriptions, de typologies et de normes. Les manuels à destination des confesseurs étudiés par Foucault offrent des exemples savoureux, d’autant que leur souci de classer les positions sexuelles avec précision est en même temps embarrassé, car les confesseurs doivent savoir ce qu’ils peuvent demander à leurs ouailles, tout en évitant de leur donner des idées…  Cette sexologie est loin d’être anecdotique. D’un autre côté, se développe un autre genre de science du sexe : la démographie, qui est une science d’Etat, à la lutte contre le contrôle des naissances (car la vigueur d’une nation se mesure à sa population) et annonce les grandes enquêtes sur le comportement sexuel des Américains de l’après-guerre. Au fond, la modernité est obsédée par les “tendances” : à la fois les orientations de chacun, et les “grandes tendances” qui traversent la population. Tout cela conduit à fixer à chacun une place bien délimitée, selon son sexe, son inclinaison, ses pratiques. En 1978, publiant les mémoires d’Herculine Barbin, un hermaphrodite du 19e qui avait fait l’objet d’un véritable feuilleton médical, Foucault montre comment  il était indispensable, pour la science et pour l’Etat, de lever toutes les incertitudes et d’être en mesure d’attribuer à chacun un vrai sexe : à partir du moment où mon sexe est ma vérité, celui-ci doit être parfaitement délimité. D’où une véritable chasse à ce qu’on appelle aujourd’hui les intersexes. C’était pour Foucault l’une des conséquences terribles du sexe-vérité. 

Quel était le rapport de Foucault à la psychanalyse ?

Pour lui, la psychanalyse n’opère pas la rupture qu’elle se targue d’avoir opéré. Contrairement à ce qu’elle prétend, elle reste dépendante des discours qui l’ont précédée, par exemple quand elle reprend l’idée que le désir est un mystère à déchiffrer. Mais il n’énonce cela aussi frontalement : il avance un peu masqué et si sa critique de la psychanalyse est aussi radicale que celle de Deleuze et Guattari, il ne l’exprime pas avec la même véhémence.   

Mais alors, faut-il renoncer au sexe-vérité ? Et si oui, que faire de la libération sexuelle ? Y renoncer aussi, au prétexte qu’elle accorde trop de place au sexe ?

Des propos de Foucault, il serait facile de tirer l’idée que notre époque parle trop de la sexualité. Ou encore que les mouvements de libération sexuelle – féministes et gays – se sont laissés piéger : en revendiquant leur identité, ils ne se seraient pas rendus compte qu’ils reproduisaient le mécanisme de pouvoir qui enferme chacun dans sa définition sexuelle. Certains de ses passages peuvent même conduire vers un certain ascétisme et c’est un argument qu’on entend aujourd’hui dans une partie de la gauche radicale : « qu’est-ce que c’est que cette culture gay qui part de la sexualité et finit dans la marchandise ? » Or ce n’est pas ce que dit Foucault : s’il ne croit pas que tout s’explique par l’hypothèse répressive, il ne nie pas la réalité de la répression, et la nécessité de lutter contre elle avec les moyens du bord ! Même si  l’identité sexuelle est un piège, il estimait qu’il pouvait y avoir une utilité tactique à la revendiquer : ce n’est pas la même chose d’être qualifié d’homo ou de se qualifier comme tel, en retournant le stigmate pour en faire un objet de fierté. Il défendait donc la cause gay tout en disant aux gays : luttons contre notre mise à la marge, mais refusons de nous laisser réduire notre sexualité à une identité. 

Visiblement, il n’a guère été entendu : ni par les homosexuels, ni par ceux qui ne le sont pas. Par rapport à l’époque de Foucault, nous sommes-nous vraiment émancipés du sexe-vérité ? Ne sommes-nous pas au contraire, plus que jamais, dans un monde où « chacun court après son sexe » ? 

De toute façon, Foucault ne croyait guère au progrès. Son but était plutôt de transformer les évidences en problèmes pour qu’il y ait des affrontements, des résistances. De ce point de vue, je pense que notre époque lui plairait assez. D’un côté, les catalogues de jouets continuent chaque Noël d’assigner à leur genre les petites filles et les petits garçons, et la défense de la domination masculine hétérosexuelle peut même prendre des formes agressives, comme dans la Manif pour Tous ou chez Eric Zemmour. Mais cette agressivité montre justement que ce discours ne va plus de soi. C’est une histoire à épisodes : d’abord, juste après la mort de Foucault, avec la lutte contre le Sida, on est passés de la quête de l’identité sexuelle à la lutte par l’identité sexuelle, mais pour des enjeux bien plus larges : le film 120 battements par minute, qui a fait l’événement à Cannes et sortira à la fin de l’été, montre bien qu’une association comme Act Up était à la fois profondément gay et ouverte sur toutes les questions sociales. Ensuite, des mobilisations comme la lutte pour la reconnaissance juridique des personnes intersexe, ou le mouvement queer, contestent le “contrôle d’identité” sexuel : se dire “queer” (bizarre) c’est justement faire éclater les classifications binaires. C’est peut-être une autre façon de courir après son sexe, mais plus inventive et amusante !

Foucault était homosexuel, mais aussi un adepte du sado-masochisme, dont il a parlé ouvertement dans plusieurs articles. Est-ce que cela a joué sa pensée ?

Il faut être prudent. Même si, en 1981, il qualifiait son travail de “fragments d’autobiographie”, il précisait tout de suite que celle-ci couvrait, non seulement son expérience personnelle, mais tout autant son rapport aux institutions.  Il n’aurait sûrement pas écrit son « Histoire de la folie » de la même façon s’il n’avait pas connu un épisode dépressif sérieux dans ses années étudiantes – mais en même temps, il fut stagiaire en psychologie à Sainte-Anne… Foucault faisait de tout ce qu’il vivait des occasions de penser, avec une grande intensité. Il s’en amusait aussi : la fameuse image de la « boîte à outil », qu’il utilisait pour décrire ses travaux – “tous mes livres sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils” – vient du nom d’un club SM de New York où il avait ses habitudes, le « Tool box ». Plus sérieusement, Foucault a réfléchi sur le sado-masochisme à partir de sa réflexion sur le pouvoir et y a vu un jeu sur la réversibilité des relations de pouvoir : dans un jeu sexuel, le « soumis » contrôle la situation bien plus que le « maître ». On notera que c’est tout le contraire de la pensée de Sade, qui héroïsait les figures du mal. Vers la fin de sa vie, Foucault qualifiait Sade de « sergent-chef de la sexualité ». Pour lui, la « transgression » sadienne relève d’une conception qu’il combattait désormais : une sexualité entièrement axée sur le rapport entre l’individu, son désir et la loi plutôt qu’entre les corps, les plaisirs et ce qui s’expérimente entre eux.

Eric Aeschimann, Mathieu Potte-Bonneville.


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