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Première publication : Le Café en revue (site du Café des images, Caen), 30/9/2015.
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Pour les éveillés, il y a un monde un et commun tandis que parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre.
Héraclite d’Ephèse, Fragments.
Quand nul ne la regarde
Jules Supervielle, La Fable du monde.
La mer n’est plus la mer,
Elle est ce que nous sommes
Lorsque nul ne nous voit.
Elle a d’autres poissons,
D’autres vagues aussi.
C’est la mer pour la mer
Et pour ceux qui en rêvent
Comme je fais ici.
Un film doit faire rêver. De ce lieu commun, on omet de tirer la conséquence directe : le cinéma est un art du sommeil. Physiquement d’abord, un certain genre de catalepsie en constitue la condition – dans la salle, les chuchotements s’espacent au long du générique comme au creux des lits, une fois la lampe éteinte. Que votre voisin s’agite, et le film est gâché. Il se pourrait ensuite que cet engourdissement qui, vous offrant un autre monde, vous soustrait à celui-ci ne soit pas seulement le prérequis du film, mais sa finalité secrète – car quelle meilleure raison aurions-nous de rêver, que de tenir tranquilles ? Le rêve après tout est si l’on en croit Freud le gardien du sommeil ; les images qu’il forme, parce qu’elles donnent corps au désir sous forme hallucinatoire, en suspendent un temps la réalisation directe. Le rêve, c’est son rôle, sursoit, et permet en cela au dormeur de dormir. Peut-être en va-t-il de même au cinéma, peut-être les films seuls nous donnent-ils encore la force et la patience de demeurer entièrement immobiles.
De cette condition pourtant, de cette raison d’être, le cinéma doit d’habitude organiser l’oubli : multiplier les rebondissements comme des enfants trépignent lorsqu’on les a couchés trop tôt, agiter des images au rythme où les yeux des rêveurs tournent dans leurs orbites, tenir audience bavarde en phase paradoxale. Etrange éviction du sommeil dans un dispositif qui l’appelle et l’organise : le cinéma est une chambre noire où s’assoupir est interdit. Dormir condamne tantôt le film, tantôt le spectateur – s’il y conduit le premier se révèlera incapable de soutenir l’attention du public, de camoufler sa catatonie en vigilance, en un mot assommant ; s’il y cède le second, menton sur la poitrine, se dénoncera comme lourd, ivre, largué ou insensible.
Cemetery of splendour est un film où l’on dort. Dans cet indéfini, on dort, il faut entendre que de jeunes soldats alités y souffrent d’un sommeil qui (selon l’avertissement formulé à une ancienne prostituée de l’Isan par une princesse morte près d’une table de pique-nique) n’est pas près de finir ; mais aussi, que les spectateurs pour leur part papillottent, sombrent, émergent, s’écarquillent, se ressaisissent, quitte à mêler au film les pensées déconcertées de leurs séquences hypnagogiques. Libération, Cannes 2015: « Pendant deux heures le temps s’arrête. Dans la salle, des gens s’endorment et ressemblent aux gisants sur l’écran« . Si le sommeil est ici le sujet de Weerasethakul, encore faut-il se demander en quel sens – laisser tremblante l’hésitation qui, sous le mot de sujet, nous fait désigner tantôt le thème d’une narration, tantôt le foyer d’une pensée.
Il se peut, il est sûr même que ce sommeil du film est, sur l’un de ses versants, symptôme au sens strict : hystérie de conversion, déplacement à la surface des corps et sous l’espèce d’une paralysie, de bras qui retombent et de têtes qui ne tiennent pas dressées, de l’impuissance politique d’une nation égarée dans ses rêves de grandeur enfuie. Dans Cemetery of Splendour, les rois fantômes réquisitionnent les vivants et sucent leur conscience vigile comme à Bangkok, aujourd’hui, les militaires veillent à ce que le peuple demeure rivé au chevet où le roi Rama IX n’en finit ni de mourir, ni de se survivre. Des autorités aux propriétaires de multiplex, les pouvoirs thaïlandais ne s’y sont pas pas trompé, qui ont aménagé l’indisponibilité du film. Qu’ils aient pu lire dans cette torpeur une menace et une accusation devrait suffire à dissuader ceux qui seraient tentés de voir, dans l’admiration pour un film où les yeux se ferment, un snobisme esthétisant et typiquement occidental.
La somnolence donc est une métaphore, et qui suffoque – le périmètre de la narration n’échappe guère au quadrilatère d’un ancien cimetière devenu école devenue hôpital, là où Oncle Boonmee ouvrait sur de plus sauvages forêts. Pourtant, faire de ce sommeil un objet et un transport métaphorique ne rend pas justice à l’autre versant, à cet autre côté du film où l’on ne saurait plus distinguer ni transport, ni côtés, mais la calme expérience d’être humains, spectateurs et personnages, étendus côte à côte (“il ne bouge même pas pendant son sommeil”), cependant qu’autour d’eux des femmes qui en ont beaucoup vu parlent, échangent des nouvelles, attendent et prennent soin. La force du film tient dans cette façon d’élever, sans en nier la gravité, le symptôme à hauteur d’expérience, jusqu’à ce que coexistent la maladie et son remède, l’immobilité et les circulations qu’elle autorise, la restriction de l’existence et l’émotion qui perle aux interstices d’une vie diminuée – “c’est rare que tu sois réveillé comme ça, dès le matin”. L’étouffement et la douceur.
On objectera que, là encore, ce sommeil ne vaut d’être contemplé que si lui viennent des rêves : les princesses mortes dont on parlait, des oracles, des visites et des visitations. Dans une scène nodale l’un des dormeurs, Itt, emprunte ainsi le corps d’une éveillée, la médium Keng, possession qui lui permet d’emmener son amie Jen en promenade, de lui faire visiter dans le petit bois attenant à l’école les palais qu’il arpente en rêve, de l’inviter à enjamber ses seuils invisibles et baisser la tête sous ses plafonds absents. Le franchissement médiumnique de la frontière qui sépare le rêve de la veille, superposant l’espace splendide que l’un décrit au tapis de feuilles mortes que l’autre parcourt, devient condition de leurs retrouvailles par-dessus la narcolepsie – Jen et Itt, la mère adoptive et son fils rêvé peuvent, comme les amants du Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, renouer le fil du dire et du voir, retrouver du commun et lever la malédiction nocturne du chacun pour soi. Le sommeil, à ce niveau, est cette séparation qui exige pour être surmontée des truchements et des signes, depuis le cahier où Itt trace des phrases et des plans comme on noterait un rêve, comme on laisse un mot à l’attention de qui l’on ne pourra croiser (“Bonjour”), à la médium que l’on soupçonne d’être une agent du FBI mais à qui l’on demande, mots glissés sous la porte, l’avis des endormis sur la couleur du carrelage, aux cicatrices et aux infirmités dont il faut lécher le tracé pour que viennent des larmes trop longtemps retenues.
Il faut former des rêves pour espérer, un jour, arrêter de dormir ; et il faut, en retour, arrêter de dormir pour dissiper ce que les rêves de splendeur comportent de mirage : si Itt songe à quitter l’armée pour vendre des gâteaux de lune c’est qu’en guise de mission patriotique, il n’a guère fait avant sa maladie que laver la voiture des généraux. La leçon serait, en un sens, banale si dans Cemetery of Splendour l’onirisme et le fantastique se contentaient de peupler le sommeil, comme des figures se détachent sur un fond indifférent. Or, ils semblent plutôt intercéder pour lui, lui donner une forme tangible qui le retiennent, un temps, de plonger dans l’imperceptible ; les formes oniriques, ici, témoignent de l’inconscience qui les baigne, de même que l’étrange créature lacustre condense les eaux qui l’environnent, que de petits moulins en filtrent les mouvements et les donnent à voir, ou que l’amibe parmi les nuages apparaît comme un genre de concrétion du ciel.
Ou plutôt, disons qu’il y a deux types de rêves, les masques et les intercesseurs ; et l’enjeu est de préférer ceux qui ne tentent pas de nous cacher le sommeil. Soit une scène qui tranche, par une impassibilité énervée dans le style des premiers Carax, sur le régime commun de ce film : Jen et Itt sont au cinéma, la caméra cadre de dos leurs silhouettes assises et le dossier des fauteuils cependant que sur l’écran qui les surplombe, dont le tiers inférieur seul s’offre à notre vue, défilent sorcières, cris et métamorphoses, effets spéciaux, incrustations et génériques 3D. Agitation en haut, tranquillité en bas ; lorsque vient la fin du film, les spectateurs se relèvent et tiennent la posture entre les rangées sans sortir de la salle, leur corps dressé occupe cette fois toute l’image, trop longtemps, assez longtemps en fait pour que leur station tienne du soulèvement. La scène peut à bon droit se lire comme un appel à la levée des corps, comme une insurrection contre la manière dont l’ordinaire des images nous fait tenir assis. Mais tout en dénonçant la narcose que procurent les mauvais rêves, la séquence se donne elle-même pour un rêve de second degré, dont les valeurs inversent celles du film d’action subi par Jen et Itt (il faudrait parler de mise en contr’abîme, comme on parle de contre-plongée) : les cadrant aux épaules, cette vision aura témoigné pour l’immobilité dans laquelle nos corps se tiennent tandis que nous regardons, elle nous aura rendu cette respiration lente et régulière que recouvre le fracas des films, de sorte que la fin de la scène vaut moins comme passage de la soumission à la révolte que comme somnambulisme, apparition des corps tout à l’heure endormis, moins réveillés à présent que débarrassés de leur vernis d’images – le sommeil en personnes.
Que voit-on, que vit-on du sommeil dans Cemetery of splendour ? Ceci d’abord : qu’il est horizontal. Sans doute le film est-il, s’agissant de ses motifs, construit sur une forme de stratification historique, sous l’hôpital de fortune les ruines d’une salle de classe où Jen se remémore ses souvenirs d’enfance, sous la salle de classe l’invisible, les tombes des anciens rois qui enrôlent les jeunes conscrits dans leurs batailles perdues d’avance. Comme le cimetière indien pour l’hôtel Overlook de Shining, le sous-sol ici déteint sur les vivants, et si la pelleteuse qui creuse dans le jardin pour installer le câble semble si menaçante, c’est à la fois de faire remonter ce fond à la surface et de n’en rien vouloir connaître. La Thaïlande d’aujourd’hui ne laisse de choix, vis-à-vis de l’histoire, qu’entre la fixation traumatique et l’amnésie industrielle. Le diront assez, stratégiquement placés, les deux seuls mouvements de caméra décelables durant la totalité du film – l’un plongeant depuis l’escalier roulant d’un multiplex vers les rubans de marches qui également serpentent aux étages inférieurs, l’autre panotant cependant qu’une voix off évoque un mur de briques dressé jusqu’au soleil. Là l’abîme mécanique, ici l’incarcération et l’apocalypse. La verticale importe donc lorsqu’il s’agit de l’archaïque ou de la fin des temps ; mais dans cet intervalle que le film habite, dans les limbes de l’entre-temps, c’est à l’horizontale que les choses s’agencent, vers le plan des sommiers que le tube lumineux planté auprès de chaque lit se recourbe, et même les enfants qui jouent sur les bords de l’excavation laissée par la pelleteuse dans le jardin dévasté montent et descendent de petites buttes de terre, en format paysage plutôt que portrait.
Après tout, un cimetière sous un hôpital, ce n’est jamais qu’une couche d’hommes allongés sur une couche d’autre, qui gisent un peu plus bas. C’est peut-être pourquoi rarement caméra aura semblé à ce point l’oeil d’une tête couchée sur le côté et vouée, sans y pouvoir mais, à saisir ce qui s’étale dans son champ de vision. Dans un monde en sommeil, les choses adviennent latéralement : l’apparition en chair et en os des princesses défuntes que Jen, quelques temps plus tôt, était allée prier au temple, se fait par la gauche de l’écran et si nous savons immédiatement qu’elles appartiennent à l’invisible, c’est par leur façon très particulière de s’installer à côté dans un collage bord à bord des plans et des mondes, dispositif qui indiquait déjà la venue du fantôme sous la véranda d’Oncle Boonmee, le long d’une table identiquement horizontale. De même, les temps anciens peuvent bien être souterrains : mais lorsqu’un dinosaure s’encadre dans le plan, c’est dans un coin et par inadvertance, punctum de plâtre que l’oeil saisit lorsque l’attention se promène le long des bords d’un cadre dont on a renoncé depuis longtemps à espérer le déplacement. La narcolepsie joue ici le rôle, non d’une règle de montage (comme l’ellipse de l’évanouissement autorisait le passage cut d’une scène à l’autre dans My Own private Idaho de Gus Van Sant), mais d’un principe de neutralisation du cadrage ; plan après plan, elle a pour effet de soustraire la délimitation du visible à l’autorité d’un regard. Pour être plus précis, on aurait envie d’inventer pour ce film un nouveau taxon dans la botanique des images : ni images fixes, encore que le cinéma de Weerasethakul fasse plus d’un signe vers la photographie, ni images animées, mais images inanimées, rendant d’autant plus visibles les mouvements qui les parcourent qu’elles-mêmes sont tombées en syncope. En témoignent ces compositions admirables d’où pourtant quelque chose déborde, le haut d’un palmier, l’épaule d’un convive, et que l’on ne recadrera pas ; en atteste encore cette scène où le cinéaste s’amuse au bord de l’eau à faire jouer des personnages aux chaises musicales, pour mieux mettre en relief autour d’eux l’impassibilité de la berge et celle du champ dont ils entrent et sortent successivement. S’il y a là splendeur de cimetières c’est qu’à chaque instant la beauté a, par sa façon de s’installer à l’écran, quelque chose d’un échouage.
En délivrant ainsi la vision d’avoir à choisir, isoler et cadrer ce qu’elle voudrait voir, le film s’inscrit dans une proximité revendiquée avec le détachement que la méditation dite “de pleine conscience” préconise vis-à-vis du flux des pensées : si comme l’explique le thérapeute face au personnel réuni dans la salle commune, le malheur est que nous pensons trop, tout le temps, le remède n’est pas d’interrompre mais de parcourir et de se laisser parcourir. Du coup, et même si certaines scènes paraissent illustrer à la perfection le passage analysé par Deleuze de l’image-mouvement à l’image-temps, ce moment où la vue cesse d’impliquer action pour s’imposer pour elle-même, c’est d’autre chose qu’il s’agit. L’endormissement qui peut saisir à tout moment les soldats, les faire tomber tête en avant dans leur assiette ou basculer en arrière contre le pilier auquel ils s’adossaient, ne vient ni déchirer les limites du visible, ni faire vibrer ce pathos de l’inhumain qui, avec le nouveau réalisme, teintait chez Deleuze la notion d’image-temps. Cette tombée de fatigue pose plutôt une étrange équivalence entre voir et ne pas voir, entre les yeux clos des dormeurs et les yeux écarquillés de Jen, dans les dernières minutes du film. “Pour rester réveillé c’est facile : il suffit de garder les yeux grands ouverts” ; en réalité, l’ouverture toute grande et les paupières fermées ont en commun de renoncer aux plissements du regard aux aguets, à la focale du guetteur attentif, laissant glisser hors d’elles l’ambition de se saisir du réel comme d’en saisir le sens. Henri Michaux, en d’autres temps, avait approché la formule de cette résistance passive, cette manière d’inquiéter en lâchant prise ou de faire vaciller les choses en les laissant tomber : “Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. » Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé… » et il se rendormit.”
J’avoue : je ne sais pas assez de thaï pour décider si le “réveil” qui interrompt nos sommes, et “l’éveil” que la méditation promet, ont dans cette langue la même parenté qu’en français. Il me semble seulement que, par-delà l’alternance de la nuit et du jour, le film se demande ce que le sommeil peut apprendre à la veille, et quel genre d’éveillés fabrique la fréquentation des dormeurs. Car dans l’alternative posée par Héraclite, entre le monde commun de la veille et les mondes repliés du sommeil, manque l’examen de cette tierce hypothèse qui fait le coeur du film : manque la description du genre de communauté dans la séparation que forment ensemble les soldats sous leurs couvertures bleues avec les femmes, infirmières et bénévoles, qui les veillent et ne dorment pas.
On réalise d’abord qu’il y a quelque chose de bouleversant dans les usages du verbe “veiller”, dans le fait que celui-ci admette à côté de son emploi direct une construction transitive. La formule “veiller quelqu’un” est exactement adéquate à ce qui se joue dans une telle sollicitude : les endormis déléguent à Jen et ses amies la peine du jour et le soin de veiller à leur place, cependant que de leur côté à elles, cet état de disponibilité général au monde qu’on appelle “la veille” trouve son foyer dans leur absence singulière et le sérieux que requiert l’entretien des corps ainsi laissés à leur attention (“nous avons un nouveau fils maintenant”, dit Jen à son compagnon américain). Le care ici n’est pas supplément éthique, mais fil qui reconduit à la présence au monde, et déplace discrètement au passage la distribution sexuelle de la souveraineté. Tous les tyrans qui rêvent d’empires où le soleil ne se coucherait jamais le savent : pour dormir, il faut que d’autres veillent. Le découvrent ici, au plus loin du pouvoir, de jeunes hommes d’armes revenus à l’abandon de l’enfance, et des femmes de tous âges auxquelles ils offrent du même coup la liberté de s’amuser de leurs défaillances, de rire de leurs sondes urinaires, de jouer ou non, et seulement si elles veulent, avec leurs érections nocturnes à travers les draps.
Cette liberté, toutefois, n’est que l’autre moitié d’un don plus essentiel. Si Itt tient des mains qui le massent, des regards qui se posent sur lui et des paroles qui bruissent autour de son lit le droit de demeurer en lisière du pays des morts, réciproquement Jen et les autres femmes tiennent de son sommeil le pouvoir d’apparaître à l’écran comme si on ne les avait jamais vues. Pourquoi, en effet, tant d’images de Cemetery of splendour semblent-elles à ce point neuves qu’y poigne un soulagement d’aurore ? Comment le cinéaste parvient-il à envelopper dans cette sorte de gloire un homme déféquant dans les feuilles, une femme développant une orchidée du sachet en plastique qui la préserve des insectes ? “Quand nul ne la regarde / la mer n’est plus la mer…” : mais ordinairement, dès lors qu’une chose s’offre à l’oeil dans l’ignorance d’être vue, elle place le spectateur dans une position de voyeur qui par là-même la rapatrie du côté du connu ou du connaissable. La nudité alors s’exhibe ou se couvre, les conversations s’éteignent ou prennent la pose, en bref l’insu tourne à l’obscène. Or ici c’est comme si les dormeurs intervenaient en tiers dans le face-à-face qu’aménage la caméra entre les êtres et le regard ; tout en réservant derrière leurs paupières closes un monde que nul ne saurait voir, ils font régner sur ce qui les entoure une inconscience qui dure, et cette paix de cohabiter sans voir ruinée sa solitude que l’on éprouve seulement très tôt, le matin, avant que les maisons ne s’éveillent.
Avant lui, à ma connaissance, un seul artiste avait réussi cela. Comprenant qu’à user de la toile comme d’une fenêtre ouverte sur ses scènes d’intérieur il perdait l’intériorité même, le peintre résolut d’inscrire dans ses tableaux d’autres carreaux et d’autres ouvertures. Perpendiculaires à la toile, ces fenêtres ouvraient vers un dehors que l’on ne verrait jamais, comme les rêves dont on ne se souvient pas ; mais avec cette lumière venue d’une source inaccessible, le spectateur gagnait le droit de ne plus se sentir comme collé à l’oeilleton, de n’y être enfin pour personne, cependant que dans les chambres libérées de son absence inquisitrice, des femmes pouvaient vaquer, cohabiter sans drame avec des paysages invisibles, lire une lettre, verser le lait.
Fenêtres ouvertes, yeux clos. Dans l’une de ses vies antérieures, Apichatpong Wheerasethakul se nommait Johannes Vermeer.
Mathieu Potte-Bonneville