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Première publication : Le Monde des livres, 24 novembre 2016.
We, the people. Lisant les premiers mots de la Constitution des Etats-Unis, le philosophe s’arrête d’habitude sur la notion de peuple – comme sur ces autres mots, nation, classe, communauté, sagement rangés dans son lexique. Il enjambe du même coup le petit we qui ouvre la phrase, ce pronom dont la récente campagne électorale américaine s’est chargée de démontrer, avec violence, la fragilité : car sous l’opposition entre “le peuple” et “les élites”, c’est bien l’éclatement des identités collectives qui s’est donnée à voir. Brisant l’unité dont le “Yes, we can” d’Obama avait cristallisé la promesse, la présidentielle américaine a mobilisé “nous autres” contre “les autres” comme on dresserait un mur le long du Rio Grande, l’emportant face à d’autres parties de l’humanité, femmes, noirs ou latinos, qui n’entendaient pas se laisser objectiver sans réagir, sans se saisir de la parole et dire “nous” à leur tour.
Faut-il voir, dans cet affrontement pour le droit de dire “nous”, la tragédie d’une nation en perte de repères ou la vérité précaire de la vie sociale ? Telle serait plutôt la thèse de Tristan Garcia, trentenaire dont l’oeuvre commence à marquer d’un sillon également profond la littérature et la philosophie françaises. Son livre rebrousse le chemin philosophique traditionnel : il ne s’agit pas ici de rapporter la confusion de la politique, son fracas d’opinions et d’ambitions subjectives, à l’unité du politique et de ses principes fondateurs. Au contraire : parce que l’Etat ou la Cité, la quête de Justice ou de Liberté, présupposent toujours une façon d’être liés ensemble, la question du sujet collectif est logiquement première. Or, cette question se révèle bientôt insoluble, car il est toujours plusieurs “nous” au sein desquels s’identifier ; à chercher un critère permettant de les départager, on se trouve bientôt renvoyé de paradoxe en paradoxe. Sommes-nous d’abord français, ou mâles, ou habitants des villes, prolétaires ou supporters du FC Lens ? Chacun de ces choix est possible, aucun n’est sans conséquence, mais nul ne peut se vanter d’éteindre une fois pour toutes les subdivisions qu’il contient, ni les intersections qui le lient à d’autres découpes possibles du monde social. Impossible, en bref, de trancher le “nous” gordien. Le livre rend raison, au passage, de quelques motifs classiques de la réflexion politique : être ultramontain ou gallican, au XVIIe siècle, c’est après tout opter dans le déchirement pour le “nous” des français ou celui des catholiques ; être féministe c’est à la fois refuser de voir masquées, sous l’unité de façade d’un “nous” indifférent au genre, les inégalités dont les femmes sont victimes, mais refuser aussi de se voir enfermée dans le “nous” féminin comme dans un ghetto. Conflits d’allégeance, lutte pour la reconnaissance, domination symbolique sont lus ici comme autant de symptômes : la première personne du pluriel est une première personne plurielle, et cette loi soumet toute politique à de vertigineuses décisions.
De ce vertige à plusieurs, le livre propose à la fois l’anatomie et le diagnostic, dans un étrange dédoublement. D’un côté, Tristan Garcia adopte la froideur du logicien. Refusant de hiérarchiser a priori les identités collectives, de juger celles-ci plus dignes ou celles-là plus infréquentables, il décrit les dilemmes à l’oeuvre sitôt qu’il faut dire “nous” : comment nous devenons nécessairement partiaux, combien nous hésitons à trouver un appui dans l’entre-soi ou l’opposition aux autres, ou encore pourquoi, plus nous aspirons à une communauté ouverte, plus nous nous exposons à voir proliférer schismes et groupuscules. Dans d’autres chapitres, pourtant, l’heure n’est pas au surplomb indifférent, mais bien au diagnostic engagé : pour Tristan Garcia, notre temps est celui où devient enfin clair qu’aucun “nous” ne peut se prévaloir de la nature, du bon sens ou du sens de l’histoire – voilà deux siècles que les sciences et les soubresauts politiques se sont appliqués à dissoudre toutes les notions auxquelles nous adosser (de l’espèce au genre, à la race, à la classe) ; le contemporain impose à cet égard un devoir de lucidité. Cette fois, ce n’est pas le Garcia métaphysicien, mais bien l’écrivain que l’on croit reconnaître, et cette voix qui s’exprimait dans le bouleversant incipit de Faber le destructeur (“Nous étions des enfants de la classe moyenne d’un pays moyen d’Occident (…) nous avons vécu la société comme une promesse deux fois déçue”). C’est l’une des beautés de ce livre : aux dernières pages, le romancier rejoint le philosophe, l’incertitude sur l’identité est profondément personnelle, le “nous” académique qui portait le propos se révèle n’être, au fond, que le “nous” incertain avec lequel, ou au bord duquel, chacun est aujourd’hui commis à vivre et à penser.
Mathieu Potte-Bonneville
Tristan Garcia, Nous, Grasset, 2016.