Portrait publié dans Le Journal du Parc n°26, Hiver 2013-2014.
Propos recueillis par Michel C. Thomas.
Mathieu Potte-Bonneville arrive à l’heure dite, vêtu de sombre, sec de corpulence et d’abord cordial. Il parle d’emblée de sa mission à l’Institut français où il est en poste depuis le 1er septembre. « Mon rôle consiste à faire connaître à l’étranger les nouvelles générations de chercheurs en sciences humaines et en philosophie, à mettre « nos » chercheurs en relation avec leurs homologues au Brésil, en Corée ou à Berlin. Il s’agit de se fabriquer une cartographie des savoirs, avec un côté pépinière ou incubateur, comme ces producteurs de cinéma qui choisissent d’accompagner de jeunes réalisateurs. Pour l’année qui vient, je prépare notamment un cycle de rencontres avec des philosophes de l’ouest africain. »
Potte-Bonneville… Les Thiernois se frappent le front : Bon sang, mais c’est le fils d’Annick et Jean-Claude Potte, respectivement professeur de mathématiques et linguiste, notoirement connus dans la cité coutelière. Les Thiernois ont raison. « J’avais à peine un mois quand mes parents ont quitté Nevers pour venir s’installer à Thiers où je suis resté jusqu’au bac. La ville est chère à mon coeur, j’y ai des souvenirs intenses. » Il est élève au collège Audembron puis au lycée du Pontel, aujourd’hui lycée Montdory. « C’était une période d’effervescence, avec la création du musée de la coutellerie, l’organisation du Symposium de sculpture, l’ouverture du Creux de l’Enfer. Je participais à l’aventure de la radio locale et découvrais, au micro ou au fil d’interminables discussions politiques, une grande liberté de ton. » Il se souvient qu’il a eu « des profs formidables », il cite en particulier André Boucheix qui lui fait lire Descartes, Bachelard et Marx, qui l’envoie se présenter au concours général des lycées (où il termine 2e) mais qui le dissuade de s’inscrire en classes prépa’… « Sans doute estimait-il que j’étais d’un tempérament trop anticonformiste. » Il monte à Paris avec l’intention de travailler dans le cinéma, s’inscrit à Censier où l’enseignement est largement pluridisciplinaire, il reprend goût à la philosophie. En 1990-1991, il prépare l’agrégation. « J’avais des lacunes, j’ai lu Aristote et Platon dans une panique permanente. » À quoi il faut ajouter les auteurs du programme : Plotin, Kant et Bergson. Sujet de la première dissertation : « Ici et maintenant ». Débrouillez-vous avec ça. Il se débrouille, il est reçu premier. Pendant deux décennies, il enseigne la philosophie en région parisienne, d’abord en classes terminales puis en classes prépa’ littéraires, à Montreuil- sous-Bois. Des prépa’ qu’il a contribué à mettre en place… Ne lui dites pas que c’est peu conforme à son tempérament, il assure que l’expérience fut passionnante. En 2003, il soutient sa thèse – consacrée à Michel Foucault [1] – et obtient la mention très honorable à l’unanimité du jury. En 2010, et pour trois ans, il devient président du Collège international de philosophie, une sorte de société savante, en marge des institutions, fondée par un quatuor de choc : François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt.
Mathieu Potte-Bonneville est philosophe de métier, l’affaire est entendue. Mais si, se référant à la vieille étymologie, on le tient pour « ami de la sagesse », on se trompe lourdement. « La philosophie est, pour moi, exercice de la critique. Mais pas d’une critique qui tourne à la rengaine ou qui s’adosse à un corps de grands principes… Quand Foucault critique la prison, il ne le fait pas au nom d’un idéal de justice. Il s’agit de repérer les lignes de faille, de fracture, qui surviennent dans les phénomènes sociaux et qui donnent prise à la contestation. » On fait de grands mouvements de bras pour réclamer du vin au garçon. On craint d’avoir perdu le fil de la conversation… Mathieu Potte- Bonneville parle des manifestations des Indignés à la Puerta del Sol, des printemps arabes « qui sont intéressants précisément parce qu’ils sont déconcertants, non-anticipables ». Il dit que philosophie et militantisme vont de pair. Au tout début des années 90, avec quelques amis, il fonde un groupe au nom offensif « Le couteau entre les dents ». Puis ses membres se dispersent sur d’autres fronts : Act Up, soutien aux intellectuels algériens, collectifs de chômeurs, etc. Ils se retrouvent un peu plus tard pour créer la revue Vacarme [2]. « Nous avons éprouvé le besoin de disposer d’un lieu un peu à distance de nos engagements mais qui en soit la chambre d’écho en liaison avec les « savoirs savants » et le monde de l’art. » Un texte manifeste de février 1998 énonce l’ambition de la revue : devenir « un des lieux où quelque chose de nouveau se cherche à gauche ». Quinze ans plus tard, la recherche continue même si « des choses ont infusé à propos de la question gay ou des prisons comme en attestent le mariage pour tous ou la loi Taubira ».
On pense tout à coup à la pièce de Jean-Claude Brisville, Rencontre de Monsieur Descartes avec Pascal le jeune [3]. À un moment, le philosophe méthodique dit au rebelle clermontois : « Ce qu’il y a avec vous, c’est que vous ne consentez pas. » Mathieu Potte-Bonneville serait-il de cette obédience ? Il tire quelques bouffées de sa cigarette électronique, boit un peu de vin et, souriant : « La phrase convient parfaitement à Pascal, mais il serait très prétentieux de la prendre pour mon compte ; on consent à tellement de choses…» Modestement, il prend un autre biais en convoquant Sénèque tout occupé De la Tranquillité de l’âme. « Au jeune Serenus qui se plaint d’être mal reçu dans Rome, Sénèque donne ce conseil : « On te tient à l’écart du tribunal et on t’interdit l’accès des rostres et des comices ? Retourne-toi donc ! Et tu verras d’immenses espaces, d’innombrables peuples prêts à t’accueillir ! » Une simple rotation du corps suffit à bouleverser toute la perspective. Ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est le déplacement, le pas de côté qui permet de décadrer un problème. Il faut, je crois, sortir du cercle des options qui nous sont offertes, miser sur l’inattendu. Ne pas consentir, oui, mais surtout penser à autre chose, avoir une pensée libre, qui dégage des alternatives. » Le 25 décembre 1863, comme s’il se faisait à lui-même ce cadeau de Noël, Victor Hugo écrit [4] : « Je suis un homme qui pense à autre chose. » On se quitte là-dessus. L’un file à l’Institut français, l’autre retourne à Bercy.