Première publication : Vacarme n°6, janvier 1998.
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Le chapeau de Deleuze est posé dans un coin. On ne voit que lui : sombre, velouté, l’air neuf, posé en un angle élégant sur une sorte de petit présentoir (un porte-chapeau, je suppose). On s’agace. À quoi cela sert-il d’avoir posé là, le long du grand miroir, ce signe, pour des entretiens filmés (diffusés sur Arte, et édités depuis en cassettes vidéo) dont l’enjeu semble ailleurs : restituer la voix, le charme, la pensée vive d’un auteur que l’on a aimé ? Est-ce qu’on a besoin de savoir, par là, que c’est bien Deleuze, le philosophe au chapeau, qui parle ? Et pour qui on nous prend ? On s’énerve, et l’on n’écoute plus. On met dans ce chapeau tout ce que l’on déteste : les questions de Claire Parnet qui portent à faux, les changements de bobine qui interrompent Deleuze au moment même où il s’aventure au-delà de ce qu’il sait dire, les décadrages maniérés, etc. Comme le panneau « sortie de secours » au-dessus de l’écran, au cinéma, le chapeau de Deleuze boit notre attention, capte notre regard, notre fatigue, et n’en rend rien.
Et puis, à un moment, surprise : il y en a deux, de chapeaux. Au hasard d’une énième interruption, le second est venu sagement se poser à côté de l’autre, mais à même l’étagère, et noir, alors que l’autre était marron. Alors, tout change : le fétiche, en se dédoublant, panique l’image, inquiète le dispositif jusque-là verrouillé (caméraman, intervieweur, interviewé), comme un autre penseur, où le même, qui passerait une autre tête dans le cadre, et qui ferait coucou. On se prend à rêver d’une parthénogénèse, d’un pullulement de chapeaux, et justement, c’est de cela que le philosophe parle d’une voix grêle — de multiplicités acentrées, d’un déferlement de réel que l’on prend pour de l’imaginaire (mai 68) et qui, empruntant à ce dernier ses gestes et ses signes, le met littéralement hors de lui.
On sait alors qu’on les aime, ces chapeaux, dans tout leur artifice, dans la manière qu’ils ont de mimer ironiquement la posture de l’entretien, et la singularité du penseur. On se remet à écouter.
Le portable d’Ababacar Diop, pendant la grève de la faim d’il y a un an déjà. L’air affairé, sérieux, qu’il lui donnait — celui d’un homme qui n’a pas que ça à faire, de se faire traîner sur un perron d’église par des gardes mobiles, tout de même. Il y a plus important. La manière dont cet accessoire moderne subvertissait, à la fois, le geste des brokers de Wall Street, la tête coincée contre l’épaule, et la vacuité de tous ces cadres moyens dont le téléphone mobile ne sonne désespérement pas (cela s’appelle : la globalisation). La façon, surtout, dont il permettait à Diop d’excéder sans cesse la foule qui l’entourait, d’écouter le monde comme on porte un coquillage à son oreille, pour entendre la mer. Comme ce plan de Mizoguchi, où un homme regarde une femme, qui regarde ailleurs. Le portable d’Ababacar Diop est l’inverse d’un signe : il ne se referme pas sur son porteur, ne l’enclôt pas dans un bloc de significations imaginaires (tiens, c’est un sans-papier). C’est un trait de réel, une machine, et qui dit : 1) les sans-papiers ont le téléphone ; 2) le téléphone est fait pour parler — les sans-papiers, donc, parlent ; 3) le téléphone est pour parler au monde entier, à tout le monde, n’importe qui peut appeler n’importe qui, et se faire appeler (sans les répondeurs, les secrétaires, tous ces barrages que les petits maîtres disposent, d’habitude, au voisinage de leur oreille) ; 4) les hommes relient les hommes, l’exigence démocratique est mécaniquement, machiniquement corrélative de la mondialisation de l’économie. 5) Il faudrait en parler, non ?
L’histoire des skinheads est fascinante. Car le crâne rasé, et le port du blouson bombers, ne signifiaientau départ rien du tout. Ils servaient, c’est autre chose, aux anarchistes anglais à glisser comme des savonnettes (c’est très lisse, un bombers) entre les doigts de la police montée. Celle-ci, en effet, s’accrochait tantôt aux cheveux des manifestants, tantôt à leurs vêtements. Il s’agissait, alors, d’extraire d’un dispositif stable (disons : policier/cheval/cheveux) et intolérable (vous avez déjà vu la police montée ?), un flux, pur flux d’une foule courant, glissant, manifestant ici, revendiquant ailleurs. Il est, du coup, remarquable que l’évolution des skinheads vers l’extrême-droite tienne justement à ce que l’agencement devienne look : comme si les habits, à devenir images, à représenter autre chose que ce qu’ils sont, emportaient leurs porteurs vers cette pensée-là, où l’on n’est jamais que la copie d’un modèle redouté-admiré. Un jour, le bombers cessa de tracer la cartographie d’une fuite, pour décalquer le fantasme du pouvoir, et ceux qui le portaient se perdirent avec lui.
On devrait alors être infiniment reconnaissant à un certain look gay (un peu passé de mode, paraît-il, mais je m’y connais peu) d’avoir renversé, en les pliant l’une dans l’autre, ces deux valeurs du bombers. Chez les gays, le bombers ne cesse pas d’être image — au contraire, il s’y enfonce, tous le même blouson, la même marque. Mais par là-même, il change de sens : il ne renvoie plus à la supériorité d’un groupe particulier, mais à l’universelle ressemblance, sur laquelle les regards glissent et ne s’attachent que par hasard. Le bombers, alors, retrouve sa vieille valeur d’usage : celle du frôlement, de la glissade, du bruit que cela fait, nylon contre nylon. C’est très doux, un bombers.
On dit : c’est de la science-fiction. On veut dire, par là : c’est l’avenir, ou c’est imaginaire. Ceux qui n’ont jamais lu de science-fiction s’imaginent en effet qu’elle consiste à anticiper sur les changements à venir, à forger par le décalage dans le temps de petites utopies ou de petites critiques, des contes philosophiques à la manière du XVIIIe siècle. De là qu’elle déçoive, quelques années après : les innovations technologiques qu’elle envisageait paraissent surannées, les ordinateurs font « bip » et ressemblent à de vieilles consoles de jeux. De là qu’il faille lire, paraît-il, la science-fiction au second degré : retrouver, par-delà les clichés de l’époque, l’universalité des sentiments humains.
Or la science-fiction (la forme, tout au moins, qu’elle a prise, dans l’après-guerre américain) procède tout autrement. Une bonne nouvelle de science-fiction est celle qui extrait, avec le plus de sobriété possible, un trait de l’époque (par exemple le rayon laser) ; qui en déploie, avec minutie, l’ensemble des possibilités, des virtualités comprimées seulement par sa coexistence historique avec d’autres traits incompatibles (ce que Leibniz appelait l’incompossibilité : tout n’est pas possible en même temps) ; qui réinjecte, enfin, avec le maximum d’effets dévastateurs, ce trait dans l’époque auquel il appartient, et à laquelle on donne seulement les apparences du futur. La science-fiction, en ce sens, est toujours enfantine : au sens où un enfant va tirer une bobine de la boîte à couture, la dévider en tous sens, et faire le plus de dégâts possibles dans la maison. Le critique Damon Knight dit, par exemple, de l’écrivain Robert Sheckley : « Ses salles des machines ne contiennent que d’énormes rouages, son hypnophone qui traduit comme par magie des langues inconnues n’est rien qu’une boîte vide. Il situe une planète comme étant à proximité d’Arcturus et ses références à des appareils existant de nos jours sont d’une imprécision infantile (dégerminateurs, oscilloscopes) comme s’il voulait nous signifier par là : vous voyez, n’insistez pas, je ne connais vraiment rien à la science. »
C’est vrai : la science-fiction, littérature mineure, ne connaît rien à la science, mais beaucoup à la fiction. Aussi avons-nous un besoin urgent, en politique, d’hypnophones, d’Arcturus. Et de rayons laser.
C’était mon accessoire préféré, dans le magazine Strange — parce que c’était aussi mon personnage préféré, plus que Spiderman, empêtré dans le roman familial, ou Iron-man, vautré dans l’action pure. Il s’appelait : Daredevil (celui qui tente le diable ?), et son « identité secrète » était Matt Murdock. Un avocat épris de justice, aveugle de surcroît, mais dont la déficience vi-suelle avait engendré une sorte de sixième sens, et dont la canne-blanche, à l’occasion, se transformait en lasso et lui permettait de planer, en cos-tume rouge, entre les gratte-ciel.
Plusieurs choses sont à préciser, concernant les super-héros. D’abord, cette histoire d’identité secrète, qui procède d’une inversion suprenante. D’un coup, ce n’est plus le fantasme, le désir d’héroïsme qui sont le petit secret d’un être normal, c’est l’inverse : l’individu se perd dans l’anonymat, et seule la figure compte. Il revient à l’Amérique d’avoir pressenti cette puissance de l’individu quelconque, du « n’importe qui », fût-ce pour la refermer sur des oppositions caricaturales (Clark Kent /Superman). Évidemment, cela peut être un désastre et conduire, comme dans le cas de Spiderman justement, à une pauvre psychologie, où la faiblesse intime explique et contredit à la fois la force du héros. Mais cela peut aussi, comme pour Daredevil, fonctionner dans l’autre sens. Cela peut donner une faiblesse attentive, une anormalité inquiète, qui ne se supprime pas, mais se prolonge dans l’héroïsme — une faiblesse qui rêve, et ne se contente pas de rêver, à des éclats, à des batailles. La magie de cette BD tenait à cela : l’indistinction du psychologique et de l’action, du public et du privé, nos petits malheurs affectés par le monde, et se retournant contre lui. Comme la machine à gifles d’Henri Michaux (La vie dans les plis, autre fétiche), le lasso-canne de Daredevil n’était pas une métaphore, mais un prolongement très réel de soi-même, une manière d’agir sa propre passivité, de frôler d’en haut les arêtes de béton contre lesquelles on tâtonne, à l’aveugle.
(du général Custer)
C’est dans un Lucky Luke. Les indiens ne cessent pas d’y proposer au touriste le véritable tapis de selle du général Custer. Il y en a tout un stock, une montagne, dans les tipees. C’est très drôle.
Barthes définit ainsi un mythe : « une parole volée, et rendue ». L’exemple qu’il prend est celui de ces chalets basques qui fleurissaient dans nos banlieues, qui volaient aux maisons de Bayonne leurs couleurs et leurs toits en pente, pour ne rendre que de la basquité, une sorte d’essence provinciale qui insiste à se faire reconnaître. Les tapis de selle du général Custer (comme tous les fétiches dont il a été question jusqu’ici) retournent le mécanisme : ils ne volent que ce qui leur a été d’abord volé — ce sont des trophées de vaincus —, ne capturent que l’image dans laquelle on a prétendu les inclure, ou au nom de laquelle on les a exclus : l’Auteur, la communication, le fascisme, la science, la canne d’aveugle. Custer. Et ils ne rendent (ou ne vendent : c’est aussi une affaire de commerce, d’un marketing contre le marketing, il aurait fallu parler du passe-montagne du sous-commandant Marcos) le fétiche qu’à la condition que plus personne ne s’y reconnaisse, dans une prolifération mouvante, instable, de significations et d’usages. Les minorités, la politique, ne vivent pas de pureté ; elles n’opposent pas, aux représentations, une sorte d’ascèse où le réel se présenterait tel quel, sans atours. Elles sont souvent vulgaires, fétichistes, épiques. Elles fabulent, en un mot, et n’usent du réalisme que capturées par le pouvoir. Dans un village que je connais, on appelait l’idiot : le fabuleux.
Pour mon compte (vous faites ce que vous voulez), je continuerai longtemps, sur mon ordinateur, à illustrer le fichier « Act Up » par une icône de Batman.
Mathieu Potte-Bonneville