Texte prononcé à l’ouverture du Climat Libé Tour, Bourges, 3 avril 2025 – en réponse à la question « Faudrait-il tout recommencer, non pour effacer, mais pour relier ?
Disons qu’il s’agirait d’un drame en deux époques, et d’une page d’écriture.
1. Nous sommes en 1965. Paraît, dans le quotidien Le Monde, une tribune signée par le philosophe Vladimir Jankélévitch ; intitulée “L”imprescriptible”, elle fait suite à deux autres contributions parues quelques jours plus tôt et qui en appelaient à appliquer aux crimes nazis le délai de prescription de vingt ans ordinairement prévu pour les crimes de sang – nous sommes vingt ans, exactement vingt ans après l’ouverture des camps d’extermination. Le débat est de savoir si l’action publique doit ou non s’éteindre à l’encontre des instigateurs et des exécutants de la destruction des juifs d’Europe..
Vladimir Jankélévitch est en colère – à vrai dire, je crois n’avoir jamais croisé de texte transi par une colère pareille. L’idée même que le temps puisse être venu de passer à autre chose, l’idée que les actes commis n’aient pas coupé l’histoire en deux au point de rendre inimaginable de passer à autre chose, cette idée suscite en lui une rage que toute sa rigueur philosophique vient soutenir. Prescrire, dit-il, cela supposerait que ce qui s’est passé pourrait être fini ; or les crimes du nazisme sont infinis, ils excèdent toute mesure et toute réparation (“le grandiose massacre n’est pas un crime à l’échelle humaine : pas plus que les grandeurs astronomiques ou les années-lumière”), et d’autre part l’on n’aura jamais fini d’en excaver l’abîme : “On croyait savoir et on ne savait pas encore, ni à quel point. (…) nous apprenons chaque jour quelque chose de nouveau, un détail particulièrement révoltant, un supplice particulièrement ingénieux, une atrocité machiavélique…”). “Plus jamais ça”, pouvait on lire en avril 1945 sur des panneaux peints à la main par des détenus du camp de Buchenwald ; Jankélévitch en appelle à prendre au sérieux ce que veut dire “jamais”, et cela revient à demander à l’histoire de déjouer sa propension à laisser passer le passé ; pour que cela ne recommence pas, cela ne doit jamais finir – et le parlement français le suivra, qui votera dans la foulée de cette tribune l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, rare traduction politique d’une colère philosophique.
L’histoire humaine, donc, doit en quelque sorte se rompre, s’interrompre, si elle veut n’être pas indigne de cet adjectif, “humaine”. Et pour marquer la profondeur de cette exigence, voilà que Jankélévitch en vient dans les dernières lignes de son texte à opposer à cet impératif une contre-épreuve, celle du cycle des saisons : “Bientôt les arbres fleuriront à Auschwitz, comme partout : car l’herbe n’est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites : le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d’inexprimable misère”. Cette pensée du regain n’est pour Jankélévitch source d’aucun réconfort, c’est au contraire l’amertume qui lui monte à la plume à l’idée de cette indifférence de la nature aux actions commises par les êtres humains, et le retour immuable du printemps apparaît ici comme une épreuve cruelle qui vient souligner par contraste combien les exigences de la mémoire et de la justice doivent, elles, s’arracher à ce perpétuel recommencement.
A l’horizon de la grande colère de Jankélévitch il y a donc ce qui, d’un côté, ne doit à aucun prix recommencer, plus jamais ça ; et il y a ce qui à ses yeux recommence toujours, et recommencera toujours – la nature – sans souci de nos dates, sans égard pour nos morts, et sans que nos actes en fassent varier le cours. Nous sommes en 1965, un philosophe maudit l’innocence de l’herbe comme on agite le poing face aux cieux lorsqu’il fait un temps splendide et que l’on a le coeur brisé. Il n’y a pas pour lui à réconcilier la culture et la nature, mais à marquer plus que jamais qu’il y a là deux ordres, deux histoires, division qui se soutient à la fois d’une exigence (le respect des morts), et d’une évidence (le retour des fleurs). De chaque côté de ce partage, quelque chose s’apprête à se briser.
2. Nous sommes en 2025. Sur l’application pour smartphone du quotidien Le Monde, on peut encore lire la tribune de Jankélévitch, comme si elle avait paru hier, assortie de ces quelques mentions “Mis à jour le 04 janvier 1965 à 00h00. Lecture 4 min. Article réservé aux abonnés” et cela fait un drôle d’effet. On bascule alors vers l’application du quotidien Libération et l’on “navigue” comme on dit entre les actualités de ces dernières semaines – naviguer, le mot n’est pas si mal choisi tant le mal de mer a tôt fait de vous prendre. Au hasard des nouvelles, on apprend que dans le Jura, un journaliste de Libé a cherché en vain des traces du grand tetras, ce coq de bruyère désormais menacé d’être emporté par ce que l’on nomme la sixième extinction de masse, dont les chercheurs estiment qu’elle a déjà effacé entre 150000 et 260000 espèces ; on s’informe du débat récent autour de la question de savoir si le bras levé d’Elon Musk pouvait s’interpréter comme une manière de lancer des coeurs à la foule ; on apprend que le même milliardaire a reposté le 14 mars sur son réseau social X, avant de le retirer discrètement, un tweet ainsi rédigé : “Stalin, Mao and Hitler didn’t murder millions of people. Their public sector workers did”, justifiant par là la purge à grande échelle entreprise dans la fonction publique aux Etats-Unis tout en glissant au coeur du message, entre la liste initiale et la chute finale, ce segment savamment calculé : “Hitler didn’t murder millions of people”. Scrollant un peu plus loin, on voit défiler quelques titres : “La Corée du sud en proie aux incendies les plus destructeurs de son histoire”, “Avec le réchauffement climatique, les irréductibles glaciers asiatiques du Karakoram et du Kunlun flanchent à leur tour”, “La Commission européenne a reporté le lancement de son plan permettant une baisse de 90 % des émissions d’ici 2040”. Du coin de l’oeil, on lit aussi qu’un chef de gouvernement poursuivi par la cour pénale internationale pour crime contre l’humanité a convié le représentant d’un parti co-fondé par un ancien Waffen-SS à prendre part à une conférence sur l’antisémitisme.
“Tout recommencer” ; c’est la formule entraînante sur laquelle on m’a invité devant vous à réfléchir ; aujourd’hui, les formules entraînantes n’ont pas la vie facile. Ce que l’on peut dire d’abord, c’est que si tout est à recommencer, c’est que de chaque côté du grand partage que nous a légué le XXe siècle, ce grand partage entre ce qui dans l’histoire de l’humanité ne devrait pas revenir et ce qui dans l’ordre de la nature à coup sûr reviendra, sur l’adret et l’ubac de cette montagne résonnent comme ce craquement de sérac qui annonce les avalanches, et que la vitesse du son tarde à porter jusqu’à nous alors que leur éboulis glacial a déjà débuté. Il y avait, je l’ai dit, d’un côté ce qui ne devrait à aucun prix recommencer, et de l’autre ce qui d’évidence recommencerait toujours, il y avait les bruits de botte que l’on ne voulait plus entendre, et les arbres en fleur dont on ne doutait pas qu’ils reviendraient ; or le double effondrement moral et systémique dans lequel nous sommes pris ne laisse intacts aucun de ces côtés : ni la certitude que les grandes tragédies du siècle passé donneraient sa boussole à l’histoire humaine, ni la confiance dans la capacité des écosystèmes à demeurer indifférents et résilients, à revenir perpétuellement au même. Ici, dirait Rachid Taha, voilà voilà que cela recommence ; là voici que l’herbe jaunit sur pied, et que la neige ne revient plus.
Pire encore, voici que le motif même du recommencement se referme comme les mâchoires d’un piège. “Recommencer” en français est un mot splendide parce qu’il désigne à la fois la répétition et le renouveau ; le même verbe dit la patience et l’élan, il réconcilie le labeur quotidien (recommencer) et la promesse d’une vie nouvelle (recommencer). Et voici que ce motif est devenu le mot d’ordre de l’alliance entre technophilie et obscurantisme, entre extractivisme et fascisme. Ecoutez comme le slogan de campagne de Donald Trump joue de la répétition : “Drill, baby, drill” – non seulement on va continuer à forer, poursuivre l’exploitation sans frein des ressources, mais on va le faire à coups redoublés, on va en remettre un coup, comme si les tentatives pour instaurer une régulation n’avaient fait qu’introduire dans la répétition du même une sorte de swing, ambiance qui ne se limite pas aux Etats-Unis mais anime sourdement tout le backlash actuel vis-à-vis de l’écologie, ce côté « il est temps de s’y remettre ». Et regardez comme l’autre facette du recommencement, la promesse du renouveau, l’aspiration à repartir à zéro se voit dévoyée dans l’application par le département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) de méthodes inspirées du “zero based budgeting” (ou budget à base zéro). Cela peut sembler technique, c’est en réalité très simple : pour construire le budget de l’année N, on ne procède plus de manière incrémentale à partir du budget de l’année N-1, on met toutes les lignes à zéro et on se demande “qu’est-ce qui est vraiment utile ? Qui peut-on virer ?”. L’air du temps, en bref, est à tout recommencer : redoubler les pratiques compulsives et toxiques, interrompre les continuités vivantes en les soupçonnant d’être parasitaires, ne retenir en forme de synthèse que l’extraordinaire conciliation du business as usual et du rêve de l’homme nouveau. Rendre ainsi jusqu’au désir même de recommencer écoeurant et impraticable, comme dans ce passage de Nietzsche où Zarathoustra tombe malade parce que la promesse de l’éternel retour est devenue une malédiction (“il s’effondra à terre tel un mort, et il resta longtemps comme mort. Lorsqu’il revint à lui, il était pâle et tremblant, et il resta couché et longtemps il ne voulut ni manger ni boire…”). C’est peut-être cela qui nous arrive, et comment s’en guérit-on ? Comment s’en relève-t-on ? Comment s’en remettre et s’y remettre ?
3. C’est, je crois, sur la page Instagram de l’écrivaine Nina Léger que j’ai croisé pour la première fois cette pratique, avant de me rendre compte que plusieurs de mes contacts, de mes ami.e.s, s’y étaient eux-mêmes, ou elles-mêmes, essayé.es, sans s’être concerté.es par avance : le geste consiste à recopier, à la main, l’immense liste des termes retirés par l’administration américaine des documents officiels, bannis par les agences fédérales, et dont l’introduction dans les articles scientifiques peut valoir à leurs auteurs la suppression du financement public de leurs programmes de recherche. En France et dans le monde, de nombreuses personnes se sont ainsi mises à transcrire cette liste de façon manuscrite – “pour ne glisser sur aucun des mots et m’empêcher toute lecture en diagonale”, indique Nina Léger. Je trouve, à vrai dire, que ce geste dénué de toute ambition artistique constitue l’une des performances collectives les plus fortes de ce moment. Pour deux raisons, peut-être.
Premièrement parce que cette pratique invente une manière de recommencer tressée d’humilité, de refus et d’insistance. Humilité : il s’agit bel et bien d’un exercice d’imagination, mais au sens où les philosophe classiques voyaient d’abord dans l’imagination une faculté de reproduire, de retenir et de sédimenter ce qui frappe nos sens : non une rêverie, mais un recueil. En l’espèce, s’imaginer, c’est tout le contraire de faire table rase ; c’est noter et se figurer, pour opposer à l’instantanéité des décisions du pouvoir, au bombardement des nouvelles effarantes la lenteur d’un tracé et l’exercice d’une patience. C’est l’affirmation d’un refus aussi : on sait qu’il ne suffit pas au pouvoir d’effacer, encore faut-il nier l’avoir fait, prétendre que cela n’a pas eu lieu et effacer l’effacement lui-même ; noter, donc, documenter, écrire ce que l’on ne veut pas voir écrit, c’est allumer le contre-feu dans la répétition, je veux dire répéter pour interrompre ce redoublement par lequel la censure entreprend de faire disparaître ses traces. C’est enfin, introduire entre soi et soi-même le jeu d’une certaine insistance : assimiler, faire sienne cette liste folle, intérioriser et exprimer à la fois l’effarement et la rage qu’elle suscite, affermir la conviction que ces restrictions défont la trame même du sens ; c’est retourner la soumission (« vous me ferez cent lignes ») en entraînement à l’indocilité ; c’est se faire, au plus près du corps, sujet plutôt qu’assujetti.
Deuxièmement, il suffit de noter un à un ces mots pour mesurer à quel point l’exigence de renouer ce qui autrefois relevait tantôt de la nature et tantôt de la culture, est devenue sans objet. Car c’est fait : cette liste où voisinent “anti-racism” et “clean energy”, “cultural heritage” et “climate science”, “equality” et “Covid-19”, « autism » et « climate crisis », « overprocessed food » et « women », “peanut allergy” et “pollution”, cette liste n’est pas seulement l’énumération phobique d’un pouvoir que le réel insupporte sitôt qu’il excède ses cadres de compréhension ; elle ne se contente même pas d’égrener les adversaires des groupes d’intérêt coalisés qui ont porté Trump au pouvoir : elle est la démonstration même du fait que la connaissance des dynamiques sociales et celle des phénomènes environnementaux sont inséparables, comme doit l’être la lutte pour l’égalité des droits et l’affrontement au dérèglement climatique. Tentez l’expérience : à ceux qui, lors des dîners en ville (il y en a), vous disent (il y en a) qu’en un sens le wokisme l’a bien cherché avec son intolérance et son vocabulaire barbare, sortez la liste et répondez sans ciller que, de même, les climatologues aussi, sans parler de la rougeole (“measles” est aussi dans la liste) – généralement, cela suffit, et si cela ne suffit pas n’hésitez pas à quitter la table. Au passage, la liste atteste également de ce que d’autres lignes de front ont bougé : celles qui séparaient sciences dures et sciences sociales, celle aussi qui opposait la science à la création artistique et littéraire : là où, au XXe siècle, il fallait l’encyclopédisme d’un Michel Serres pour chercher entre les deux cultures le passage du Nord-Ouest, là où la philosophie avait parfois cherché refuge du côté de la poésie contre la science et ses collusions technocratiques, aujourd’hui ce sont les industriels de la tech qui signent et soutiennent une offensive sans précédent contre la recherche scientifique mondiale, et aujourd’hui c’est le Pen Club qui s’alarme de ce que la recherche scientifique est menacée de deshérence si on la prive des mots nécessaires à la dire. Ce sont des mains d’écrivains, d’écrivaines, qui en calligraphient le lexique des sciences comme on le ferait d’un morceau de poésie objectiviste.
Un tout dernier mot. D’avoir le même adversaire suffit-il (c’est ce que promettait l’argument de cette brève carte blanche) à réunir nature et culture dans “une seule et même histoire” ? Je ne crois pas, car comme dirait Chimamanda Ngozi Adichie, il faut se méfier des single stories ; ce dont nous avons besoin, ce n’est peut-être pas d’une histoire, mais de plusieurs où, flottant librement comme ils flottent ici dans l’espace aléatoire de l’ordre alphabétique, certains mots de ce que l’on appelait autrefois “nature” et “culture” s’échappent, frayent et nouent des alliances inédites, comme dans ces exercices de littérature potentielle où l’on pioche cinq mots au hasard pour confectionner un récit. En attendant, ma page n’est plus blanche ; et c’est parce qu’elle n’est plus blanche qu’il est temps d’y tisser des histoires.
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