à propos de : Anonyme, Manifeste conspirationniste, éd. du Seuil, 2022.
22 janvier. – Page 1 on peut lire : « La mise en scène d’une meurtrière pandémie mondiale, « pire que la grippe espagnole de 1918 », était bien une mise en scène. Les documents l’attestant ont fuité depuis lors ; on le verra plus loin. Toutes les terrifiantes modélisations étaient fausses.« . Suit une allusion au refus gouvernemental de considérer d’autre traitement que biotechnologiques (on croit reconnaître, perdu dans une allusion suffisamment faux-cul pour être inattaquable, le profil de médaille de Didier Raoult). On se pince, on tâche de se rassurer, évidemment ça ne durera pas, c’est une préface clickbait, l’ordinaire protestation amphigourique et générale dans le style grand siècle prendra le relais, mêlant rappel des infamies d’époque à l’air d’en savoir long, mais tout de même : on en sera passé par là, par la double négation consistant à réduire la pandémie à une mise en scène et à s’en détourner sitôt qu’elle aura joué son rôle de captatio benevolentiae, parce que compte moins au fond la vie et la mort des figurants de cette mise en scène (on songe aux brésiliens, aux tunisiens, aux 120000 disparus d’ici) que leur aptitude à servir de marchepied pour pérorer à leur place.
Qu’une part de la gauche soit incapable de penser ensemble la pleine réalité de la crise sanitaire et la critique circonstanciée des effets d’aubaine autoritaires qu’elle représente ne fait pas honneur à son intelligence du présent.
Que le torchon histrionique dont même le Comité invisible s’est vite démarqué ne se perçoive pas comme ce qu’il est, objectivement eugéniste (s’énoncant au nom de « tout ce qui ose encore respirer, les jeunes les pauvres, les dansants, les insouciants, les irréguliers ») n’étonne guère.
Qu’il ait trouvé à se loger chez un grand éditeur est tout simplement consternant.
25 janvier. — « Mais tu ne peux pas critiquer le livre en ayant lu seulement ces vingt-cinq premières pages ! »
Il me semblait, à moi, que vingt-cinq suffisaient, que s’infuser dans la foulée trois cent cinquante pages de l’habituelle tambouille n’était pas indispensable, mais bon : puisqu’il fallait j’ai lu, du coup. Et puisqu’on me faisait reproche de dénoncer d’abord, dans cette affaire, l’absence de toute mention des morts et la déréalisation radicale de l’épidémie sous son interprétation politique, comme on en était restés là bah je les ai cherchés, les morts. Au cas où ils auraient attendu, patients, après les vingt-cinq premières pages. J’ai même cherché, tenez, leurs occurrences dans le texte. Où t’as mis le corps, c’est toujours une question intéressante à poser. Or si l’on excepte une série de mentions dans le cadre circonscrit d’un commentaire d’Auguste Comte on peut dresser exhaustivement le relevé des neuf occurrences restantes :
– Il est fait mention des morts du fait de la vaccination, aux 18e et 19e siècle, en bref des morts du vaccin (pages 202 et 204)
– Il est fait mention de deux morts par administration d’anthrax, en bref des morts d’autre chose (page 53)
– Il est fait mention de la surestimation du nombre de morts par les modèles projectifs, en bref des morts en moins (page 135, page 245)
– Il est fait mention de l’usage de la psychologie sociale pour manipuler les consciences dans la représentation des morts, en bref des morts hallucinés (page 143)
– Il est fait mention des vieux en EHPAD morts… de solitude (page 243)
– Il est fait mention (c’est sans doute ma mention préférée) des « morts-vivants » page 211, en bref des morts pas morts, je vous donne le contexte : « l’Occident a fini par adopter une existence crépusculaire et à étendre indéfiniment les états de morts-vivants – malades à vie, immunodéprimés en sursis de cancer…« . (Les personnes immunodéprimées ou porteuses d’une maladie chronique apprécieront cette délicate énumération, où vibre un discret hommage à ce que le regretté Louis Pauwels appelait il y a longtemps le « sida mental » ; mais juger le livre eugéniste était, parait-il, excessif et la formule « la biopolitique, tyrannie de la faiblesse« , page 217, s’est sûrement glissée dans un chapitre par hasard)
– Il est enfin, in extremis, fait mention des « morts que nous n’avons pas pu enterrer« . C’est, comme un remords, à la page 306 d’un ouvrage qui en compte 316. Mais on ne saura pas de quoi ils sont morts, les morts. Faut pas exagérer.
J’arrête là la collecte de ce qu’il me semble difficile de ne pas lire comme un travail méthodique d’effacement, visant à araser les points de butée d’un discours qui peut alors se dévider sans couture, relier tout avec tout, dans cette logique sans friction qu’il décrit au plus juste, mais à propos de son adversaire et se mirant en somme en lui sans se reconnaître dans le miroir (« Le pouvoir démocratique se définit implicitement par ceci qu’il garantit l’Habeas corpus aux citoyens tant qu’ils se meuvent sans friction dans l’environnement matériel et virtuel. Le cyberespace est, tout autant que l’espace urbain, pensé pour une circulation absolument libre et absolument architecturée« , page 180).
On aimerait paraphraser : hors la mort, ça glisse tout seul.
Sans monter dans les aigus, alors, on rappellera seulement ceci : la dernière fois qu’un discours radical a prétendu à gauche non seulement mobiliser la logique du complot, mais enjamber plusieurs millions de morts parce que leur survenue n’était pas intégralement fongible dans l’analyse des contradictions du capitalisme, c’était dans une petite librairie qui faisait aussi maison d’édition, du côté de la rue d’Ulm. Elle tirait son totem d’une citation de Marx, et s’enorgueillissait d’être une vieille bête qui fait des trous. Voyez ? Dans mon souvenir, pour finir il a fallu la dégager à coups de pelle, la boutique, et je ne vois strictement rien dans ce texte qui prémunisse ses thuriféraires de pareil devenir.
26 janvier. On m’apprend que le site Egalité et réconciliation, fédérant comme on sait les amis d’Alain Soral, a publié une critique louangeuse de l’ouvrage, suggérant que ce dernier laisse entrevoir un programme commun, et saluant la réconciliation du social et du national.
Comme disait l’autre : It escalated quickly.