Publié dans Libération, 19/06/2004.
La force de certaines philosophies tient aux paradoxes qu’elles sont capables d’adopter, d’endurer et de rendre féconds. C’est le cas chez Foucault : si ses concepts peuvent infuser la réflexion contemporaine, il le doivent à une triple torsion imprimée, dans ses livres, au geste de penser. Torsion,d‘abord, du style : Foucault invente une écriture vouée à la pure description, mais la met au service d’un projet de part en part éthique. A la division aujourd’hui dominante (aux sciences la description du social, à la philosophie les traités de vertu), il oppose des textes dont la morale, loin de se déployer en préceptes, en maximes, ne tient qu’à la manière de voir et de dire – mais des textes, en même temps, qui peuvent être lus comme autant d’exercices, comme une éthique en acte.
Deuxième anomalie. D’un côté, ces livres semblent nous présenter un univers social entièrement « positif », qui ne recouvre ni n’occulte aucun ordre plus profond mais peut être saisi suivant ses seules règles internes. Les discours n’y déforment pas la réalité nue des choses, ils produisent des figures de savoir ; les pouvoirs n’y répriment pas une liberté sauvage, mais suscitent, accroissent l’utilité et la docilité des corps. Ce monde clos et huilé, pourtant, est creusé de secousses, et Foucault ne cesse d’y déceler des failles – « murmure d’insectes sombre » de la folie, « grondement de la bataille » des mutineries de prisonniers. Refusant de choisir entre l’explication des fonctionnements sociaux et l’attention au malheur des hommes, Foucault invente ainsi un « positivisme heureux », mais où perce l’intolérable, et décrit notre monde comme animé d’un « perpétuel travail de la norme dans l’anomie » ; monde où la critique peut alors s’adosser, plutôt qu’aux lois de la Raison, aux crises qui affleurent au ras de l’expérience historique, à ses zones de fragilité, à ses « points de problématisation ».
Le dernier paradoxe touche justement à la critique. Foucault passe à juste titre pour un intellectuel radical, portant d’Espagne en Pologne et des asiles aux prisons sa réticence à plier devant les pouvoirs. Cette radicalité, toutefois, Foucault la détache minutieusement de tout ce qui pourrait lui assurer une quelconque assise – ni Vérité dont le philosophe disposerait, ni Principes justifiant le combat, ni Programme à même d’être opposé à la situation présente. Lorsqu’on le pressait de dire enfin ce qu’il fallait faire en matière carcérale, il répondait : « commencez par rendre la prison de San Quentin supportable ». Là où Pierre Bourdieu fut soucieux de gager ses prises de position sur l’autorité de la science, Foucault a tissé un autre rapport de la pensée à l’action, plus perturbant peut-être : un scepticisme engagé.
On dit qu’après la mort de La Boétie, Montaigne songea un temps à insérer, dans ses propres écrits, le livre de son ami – le Discours sur la servitude volontaire, de sulfureuse réputation. Le résultat eût été étrange : au coeur du scepticisme des Essais, au centre de cette immense archive perplexe, le brûlot du Discours, arme de toutes les contestations et critique absolue du pouvoir. Le feu, dans une bibliothèque. Un livre de Michel Foucault.