Publié dans « Un réel pour le XXIe siècle – IXe Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse », 14-18 avril 2014.
Propos recueillis par Aurélie Pfauwadel.
Aurélie Pfauwadel : L’historicisme propre à la méthode généalogique de Michel Foucault peut donner l’impression de dissoudre tout réel : ainsi en va-t-il de la folie et du sexe, d’un bout à l’autre de son œuvre. Tout semble construit : les catégories, les corps, les âmes… et pourtant il affirme avec force son réalisme. Comment penser le réel chez Foucault, en tant qu’il est produit par des dispositifs de pouvoir ?
Mathieu Potte-Bonneville : En effet,le geste de Foucault consiste, très régulièrement, à ramener des concepts considérés comme évidents et spontanés à leurs matrices institutionnelles, sociales, culturelles et discursives. Mais Foucault affirme que ce à quoi il retire une forme de réalité, ce sont des choses qui sont déjà en elles-mêmes irréelles ou essentiellement abstraites. Il fait passer les universaux au tamis du nominalisme et attaque les idoles à coups de marteau. Il montre en quoi la folie ou ce qu’il appelle, dans les dernières pages de La volonté de savoir[2], « l’instance du sexe » sont des notion inconsistantes et fantomatiques, qui ont par ailleurs pour effet de voiler toute une série de réalités. Ces notions universelles ont des effets déréalisants : par exemple, la réflexion sur la justice et sur la loi masque ce qu’il en est de la réalité de la prison.
A.P. : Foucault restitue donc de la réalité et de la consistance à des registres ou à des niveaux d’expériences qui jusque-là n’étaient pas considérés comme réel.
M.P.-B. : Oui. Foucault est réaliste notamment en ce que le discours devient chez lui une réalité de plein exercice. Dans l’introduction à L’archéologie du savoir[3],il oppose ainsi l’histoire documentaire, qui traite les textes comme vecteurs d’autre chose qu’eux-mêmes, à l’histoire monumentale où les textes sont appréhendés, non comme objets intentionnels mais comme monuments opaques dont il faut interroger la matérialité.
A.P. : Si cette teneur de réel est conférée aux discours, plutôt qu’au sexe, à la vie, etc., cela signifie-t-il que tout est discours ? Mais, dans ce cas, tous les chats sont gris…
M.P.-B. : Cela appelle deuxremarques. En premier lieu, ces constructions de discours ne flottent pas au dessus de la surface des sociétés et des expériences : elles s’y inscrivent de plein droit et produisent des effets dans le réel. En second lieu, Foucault dit qu’une notion comme la vie, par exemple, est une « réalité de transaction » où se croisent des enjeux institutionnels, des transformations épistémologiques, des revendications politiques ou existentielles, etc. « Réalité de transaction » veut dire qu’il ne s’agit ni d’une réalité naturelle, ni d’une simple construction qui se maintiendrait sur du sable. On n’est pas libre de construire la vie comme on veut.
A.P. : Si on n’est pas libre de construire la vie comme on veut, n’est-ce pas parce que quelque chose résiste ? Dans la psychanalyse lacanienne, on appelle justement « réel » ce qui résiste et se soustrait à la construction.
M.P.-B. : Oui, le problème chez Foucault est peut-être de déterminerquel est ce reste qui rend possible de décrire les constructions comme constructions, sans se perdre dans un discours selon lequel tout serait construit.
A.P. : Foucault et Lacan pensent tous deux la manière dont les corps sont pris dans les discours, mais, ni chez l’un ni chez l’autre, il n’y a de résorption du corps dans l’idéalité du langage. Qu’en est-il du statut ontologique du corps et de ses plaisirs, chez Foucault ? Foucault semble faire de la matérialité du corps le réel dernier, mais il indique que « Le corps lui-même est historique »[4]. Une telle résolution historique du corps ne vaut-elle pas dissolution ?
M.P.-B. : Effectivement, le corps est simultanément le résultat d’une construction et désigné comme point d’appui d’une résistance, préalable à toutes constructions. Le corps est à la fois point de départ et d’aboutissement de l’enquête généalogique. Cela semble produire un cercle à peu près parfait.
A.P. : Alors, Foucault parvient-il à s’en sortir ?
M.P.-B. : D’abord, la pensée de Foucault n’est pas de style ontologique. Elle n’indique pas le niveau d’une réalité dernière. Les ontologies sont des échafaudages provisoires qui lui permettent de produire une analyse historique qui aura, il l’espère, un certain nombre d’effets critiques. Pour autant, il est possible de distinguer différents registres d’enquêtes, et au moins trois modalités de désignation du corps : 1/ « mon corps », la question du corps propre – dans les années 1960, Foucault fait un bout de chemin avec la phénoménologie pour finalement la poignarder dans le dos ; 2/ puis, dans les années 1970, Foucault effectue la généalogie de la production des corps individuels, comme corps observés, dans Surveiller et punir[5], et comme corps s’observant ou se racontant, dans La volonté de savoir ; 3/ enfin, le troisième niveau d’enquête concerne « les corps ».
A.P. : Depuis quelle place est-il possible d’opérer ces généalogies-là ?
M.P.-B. : Les « points de résistance » constituent, chez Foucault, ce qui permet de produire un constructivisme qui ne soit pas un relativisme.
A.P. : La psychanalyse n’est pas non plus relativiste, elle maintient un réel. Mais, chez Foucault, ce réel me paraît insaisissable…
M.P.-B. : Ces points d’appui de la résistance, Foucault les situe dans ce qu’il désigne comme « les corps », pris dans leur multiplicité. Le multiple, l’indifférence différenciée des corps, précède et excède la constitution des corps individués. Dans la préface aux mémoiresd’Herculine Barbin dite Alexina B.[6], cet hermaphrodite qui avait vécu dans un couvent avant de se voir obligé d’exhiber son vrai sexe, Foucault a un passage relativement lyrique sur cet espace de multiplicité indifférenciée et le clair obscur de tous les plaisirs non soumis encore à la loi de la différence. Le pluriel des corps indique là un point d’hétérogénéité qui est un point de réel.
A.P. : Cela constitue un point commun avec l’idée de « déraison » dans l’Histoire de la folie[7].
M.P.-B. : Oui, la déraison est cette négativité, extérieure à l’histoire, que la folie comme construction historiqueprend en charge, accueille, et en même temps exclut, surtout dans la modernité où elle devient maladie mentale. Foucault installe donc la déraison comme point de référence de l’histoire de la folie, en dessous et au-delà de l’histoire. Elle n’est pas approchable comme telle sauf par la littérature.
A.P. : Mais Foucault ne maintiendra pas, par la suite, cette référence à la déraison.
M.P.-B. : Non, il récusera explicitement comme illusion romantique cette croyance en une expérience de la déraison, ainsi que le supposé rapport privilégié de la littérature avec un au-delà du langage. « Soyons des positivistes heureux ! », dit-il dans L’ordre du discours[8]. Il revient alors, dans les années 1970, sur l’idée que la littérature serait exhibition pure de l’être du langage, « pensée du dehors », comme il l’avait dénommée dans son texte sur Blanchot[9]. Cependant, s’il évacue les noms de ce problème, je ne crois pas qu’il se débarrasse de la nécessité structurelle de se référer à ces sortes d’éléments de contre-pied.
A.P. : Ce qu’il appelle, par exemple, le « foyer incandescent de la folie ».
M.P.-B. : Voilà. Chez le Foucault des années 1970 et 1980, un certain nombre d’éléments continuent à fonctionner comme foyers, dans son dispositif intellectuel et théorique, même si ces braises se cachent, se dispersent et prennent d’autres noms. Il y a cette référence à la pluralité des corps, mais aussi à la beauté, notamment dans « La vie des hommes infâmes »[10], ou au sujet de Pierre Rivière, le parricide. Le beau marque une espèce de point d’hérésie, de catégorie complètement inassimilable à la froideur analytique de la généalogie.
A.P. : C’est très curieux ce maintien de la catégorie du beau. Dans ce cas, pourquoi pas le vrai et le bien ! C’est quand même une idéalité.
M.P.-B. : En effet.Il ne s’en débarrasse pas non plus lorsqu’il traite de l’esthétique de l’existence, même s’il l’historicise : donner à sa vie une forme de beauté et d’éclat, définition du bon comportement pour les Grecs classiques.
A.P. : On ne peut donc pas se passer de points d’appui, au dehors ou à côté, qui permettent de faire chavirer ou de passer à l’envers du reste. Le réel lacanien a cette fonction.
A.P. : La pluralité constitue également l’un des noms du réel chez Lacan. Lorsqu’il en vient à énoncer « Y a d’l’Un », à la fin de son enseignement, ce Un de la rencontre du corps jouissant et du signifiant est à chaque fois singulier, et par là même multiple en tant qu’il diffère pour chaque parlêtre.
M.P.-B. : Il me semble que c’est le Un du singulier et de l’anonyme en même temps. Le fantasme originaire, chez Freud, s’énonce par le truchement de l’indéfini singulier : « Un enfant est battu ». C’est à la fois moi et pas moi. Chez Foucault, le réel est aussi du côté du singulier, en tant qu’il échappe aux catégories morales et politiques standards. Dans ses textes, on trouve un certain usage de l’indéfini singulier – « un peuple » se soulève, « un fou » crie sa souffrance, « un prisonnier » proteste – qui met l’accent sur le moment insurrectionnel, l’événement de la protestation. L’acte de soulèvement constitue une autre figure possible du réel chez Foucault. Il en va de même pour « l’actualité ». L’actuel, que nous ne comprenons pas encore, est à situer parmi les points d’échappée de la construction historique, qui en même temps la suscite.
A.P. : Dans La volonté de savoir, Foucault oppose la positivité du corps et des plaisirs à la négativité de l’idée « juridico-discursive » du sexe en psychanalyse. Le corps ne serait-il pas finalement chez Foucault un concept au référent flou, mais à visée essentiellement polémique et subversive ?
M.P.-B. : Oui, dans le moment des années 1970, la référence aux corps est une protestation antilacanienne. Les corps lui servent à penser le sexe sans la loi, sans le manque ; le plaisir plutôt que le désir. Mais Foucault conteste une certaine atmosphère intellectuelle et un esprit du temps plutôt qu’il n’effectuerait une lecture critique des textes de Lacan. D’ailleurs, il ne le cite quasiment jamais, ce qui est problématique. Foucault s’engage alors dans une enquête qui le mène jusqu’aux Grecs, pour saisir ce corps non encore désirant, mais qui n’est pas pour autant un corps brut ou naturel, à l’aide des notions d’aphrodisia, et de « diététique des plaisirs ». Les choses de l’amour, pour les Grecs, ne passent pas par la loi ni par le manque mais n’en sont pas moins historiquement élaborées. Le diptyque « la loi ou la nature » est caractéristique de la modernité.
A.P. : Diriez-vous qu’il fait effort pour construire une autre éthique que l’éthique du désir lacanienne ?
M.P.-B. : Il essaye de montrer que des éthiques, il y en a plusieurs, et qu’on ne peut pas toutes les référer à ce schéma-là.
A.P. : La conception foucaldienne du corps me paraît parfois très similaire à la conception psychanalytique du corps pervers polymorphe, traversé de pulsions partielles, non génitales. Où situer alors la divergence ? Est-ce dans le maintien, par Foucault, d’une perspective hors sexe, là où la référence à la différence sexuée, ou du moins au « non rapport sexuel » chez Lacan, constituerait un réel inéliminable en psychanalyse ?
M.P.-B. : Les similitudes sont peut-être moins fécondes que les différences. Les textes écrits au début des années 1980 par Foucault autour de L’usage des plaisirs[2] et Le souci de soi[3]– sur l’expérience gay comme expérience transversale à la société, qui passe sous la loi ou ailleurs, l’amitié comme mode de vie – sont pris dans des enjeux qui ne sont déjà plus, à mon sens, de stricte confrontation avec la psychanalyse.
A.P. : Quel est leur enjeu ?
M.P.-B. : Je crois que Foucault tente alors d’accompagner dans son autonomie l’élaboration d’une expérience homosexuelle qui ne soit pas simplement le décalque ou le miroir inversé de l’expérience hétérosexuelle. L’univers gay franco-étasunien du début des années 1980 intéresse Foucault au titre d’expérience qui échappe entièrement aux codes, susceptible de renouveler notre conception du couple, des relations sociales, le rapport entre les identités, les pratiques et la sexualité, le rapport de chacun à soi-même en somme. Le débat n’est plus de se situer pour ou contre la loi.
A.P. : Certains psychanalystes interprètent la logique subjective de Foucault en termes de logique perverse, au sens d’une logique hors sexe, hors castration. Quelle pertinence pouvons-nous accorder à ce point de vue, selon vous ?
M.P.-B. : En un sens, c’est imparable et incontestable. En un autre sens, cela pathologise l’œuvre au nom d’une doctrine du réel qui passe par la castration : ce qui permet de la fixer à un certain endroit, de bien savoir où elle est. C’est une critique possible, mais qui suppose installés les termes du débat, pas forcément les plus intéressants ou féconds. Dans ce cas, autant ne pas lire Foucault. Il me semble que la vraie question est celle du mouvement : ce qui est frappant dans l’œuvre de Foucault, c’est le déplacement permanent des objets d’étude, des corpus, des catégories ou des méthodes. Il dit : « Je suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement. »[4] Ce mouvement comporte des récurrences, des tentatives régulières de re-systématisation de la pensée, ou la surprise de voir que là où l’on croyait avoir voyagé, « on se retrouve à la verticale de soi-même »[5]. On peut lire si l’on veut ce parcours selon une logique du déni : il déplace sans cesse son écritoire pour éviter de se faire rattraper par la question fondamentale qu’il n’arrête pourtant pas de retrouver.
A.P. : Comme s’il devait sans cesse se raconter des histoires différentes, faire un pas de plus pour esquiver le réel dont il se défend.
M.P.-B. : Mais, pour moi, il est possible d’interpréter ce mouvement de l’œuvre autrement que comme une fuite devant soi-même. Foucault explique le renouvellement de ses centres d’intérêt en termes d’expériences non subjectives : il met en rapport les fragments d’autobiographie qui ponctuent son œuvre avec les événements qu’il voit se dérouler autour de lui, les fractures, les secousses sourdes qui parcourent l’espace institutionnel et intellectuel dans lequel il est pris. Est-ce que ce vocabulaire du tremblement de terre, de la faille, du sol qui se dérobe renvoient, au fond, à la coupure fondamentale qu’il ne veut pas penser ? Ou bien cela installe-t-il un autre rapport entre le sujet et son environnement, le sujet étant périodiquement traversé par les coupures du contemporain qui l’obligent à changer ? Une analyse adéquate du cheminement de cette œuvre pourrait nous conduire à réformer notre compréhension de ce qu’est le mouvement d’une pensée, le mouvement d’une cure, d’une histoire subjective et singulière.
A.P. : Quoi qu’il en soit, il est remarquable que l’enseignement de Lacan se présente sous une forme similaire, en évolution constante, en mouvement permanent.
M.P.-B. : Il me paraîtrait intéressant de confronter la question de l’actuel chez Foucault à la thèse freudienne selon laquelle l’inconscient ignore le temps. En des termes certes très différents, Foucault et la psychanalyse posent la même critique vis-à-vis du contemporain à soi. Un psychanalyste n’est pas contemporain de lui-même. Penser le contemporain, c’est penser la non-contemporanéité de l’époque vis-à-vis d’elle-même. L’actuel, c’est ce que nous sommes, c’est à dire ce que nous ne sommes déjà plus[6].
A.P. : Le concept de « problématisation », à la fin, permet à Foucault de penser la complexité des rapports du sujet au contexte historique dans lequel il s’insère. Foucault s’intéresse à la manière dont certaines expériences ou comportements, à un moment de l’histoire, sont constitués en problèmes : les relations entre hommes et garçons en Grèce antique, par exemple. Foucault, afin d’éviter toute psychologisation de ses concepts, ne se voit-il pas contraint de projeter la division et la contradiction sur le contexte historique lui-même, plutôt que du côté du sujet ?
M.P.-B. : La notion de problématisation sert à Foucault à décrire des configurations historiques bien précises et, dans le même temps, des formes de récurrence à l’échelle de l’histoire de l’Occident. La notion de problématisation permet d’indexer ce qui revient dans l’histoire.
A.P. : Ce qui fait retour, toujours à la même place, est une définition du réel lacanien.
M.P.-B. : Oui. La folie, le crime, le plaisir, sont simultanément – pas dans les mêmes textes – des configurations historiques toujours différentes et des points de retour que l’Occident ne cesse de rencontrer sur son parcours. Cette notion de problématisation est historicisante, mais dessine aussi des transversales dans l’histoire.
A.P. : Là se situent ces éclats de réel auxquels on ne cesse d’être confronté, et que l’on ne pourra jamais dissoudre absolument.