Entretien publié dans l’ADN, 9 juillet 2020.
Propos recueillis par Nastasia Hadjadji.
Mathieu Potte-Bonneville est philosophe. Ancien président du Collège international de philosophie, spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault, il est également le co-fondateur dès 1997 de la revue Vacarme et le créateur de la Nuit des idées avec l’Institut français. Il dirige actuellement le département culture et création du Centre Pompidou, en charge de la programmation vivante de l’établissement (parole, spectacle vivant, cinéma, performance).
Le constat sur l’impact de la crise sanitaire, et de la crise économique qui s’ensuit, sur le secteur de la culture est alarmant. Quel est votre état des lieux ?
M. P-B. : Le Centre Pompidou subit de plein fouet ce double impact, puisqu’après une fermeture de trois mois et demi, nous faisons face à des pertes estimées à 20 millions d’euros pour l’année en cours. Une part importante de notre travail consiste à déplier dans le temps long les effets d’une crise qui a été soudaine, dont on a envie qu’elle s’arrête rapidement, mais qui va, en réalité, couver longuement. Elle cristallise des enjeux qui posent la question de l’après-globalisation pour le secteur de la culture. Qu’est-ce qui se joue dans un moment où notre destin est à l’évidence mondial, mais où nos capacités de circulation se restreignent ? Nous devons trouver une traduction culturelle et intellectuelle à ce paradoxe actuel.
Avez-vous, néanmoins, vu émerger des pratiques issues de cette période trouble qui laissent entrevoir une transformation positive du secteur ?
M. P-B. : Je retiens surtout les initiatives inédites de collaborations entre acteurs culturels, qui tranchent avec la période de concurrence effrénée que nous connaissions jusqu’à présent. Que ce soit le temps de réflexion «L’Urgence des alliances», organisé par le Théâtre de la Ville avec Télérama auquel de nombreux établissements étaient conviés. Ou encore l’initiative de Didier Fusillier à la Villette, invitant d’autres établissements à le rejoindre pour proposer une « plaine d’artistes ». Cette tendance à la mutualisation est encourageante.
Au Centre Pompidou, nous menons une réflexion sur la manière d’organiser des événements multi-locaux, qui prennent place en divers lieux au même moment. Pour la prochaine édition de notre festival de littérature Extra!, nous allons organiser une journée dédiée au poète John Giorno qui se déroulera à la fois à Paris, Marseille et New York. Ce projet permet d’articuler le local et le global dans une intention commune, quand bien même les choses se passent localement.
Enfin, la généralisation de la visio-conférence est une stratégie d’adaptation intéressante qui permet d’articuler le numérique et ce qui se passe en présence. Nous travaillons avec le chorégraphe Jérôme Bel qui a renoncé, depuis quelque temps déjà, à faire voyager son équipe en avion. Il a choisi que sa compagnie se déplace en train et, lorsque ce n’est pas possible, fasse les choses à distance. Au mois de novembre, il réalisera une création à distance avec le Centre Pompidou de Shanghai. Il va travailler avec des danseurs non-professionnels, ainsi qu’une danseuse chinoise, en passant les protocoles chorégraphiques par visio-conférence. En janvier, nous l’accueillerons sur scène pour présenter ce travail dans lequel la danseuse chinoise sera en duplex depuis Shanghai. On touche ici à des questions d’empreinte carbone, on évoque la difficulté des voyages internationaux, et tout cela est retourné par le chorégraphe dans une proposition artistique.
La question de l’après-globalisation est cruciale aujourd’hui. Quel écho trouve-t-elle dans le champ culturel ?
M. P-B. : Il s’agit en effet d’une réflexion de fond qui traverse l’ensemble du champ de la culture, et singulièrement le champ des musées et de l’art. Je pense évidemment à l’impact écologique des expositions itinérantes des musées, mais aussi à l’impact des biennales qui sont des événements très énergivores. Dans le cas des biennales, l’équation est redoutable car elle implique le voyage des œuvres, mais aussi celui du public.
Cette question s’articule aujourd’hui à celle qui porte sur l’expérience que l’on fait de l’espace planétaire, et de ses limites. Nous lançons d’ailleurs au mois de septembre un cycle de rencontres baptisé Planétarium. Il réunira chaque mois un ou une chercheur·euse en sciences humaines, en philosophie et un·e artiste pour parler de la question du rapport au lieu. Au fond, la globalisation a été un moment hors-sol de déterritorialisation. Et nous sommes en train de passer de la question du global à celle du planétaire, comme le soulignent certains chercheurs.
Le travail à mener sur ces questions est donc très important. Il concerne à la fois des choses prosaïques comme l’emballage, et le convoyage des œuvres touche aussi aux questions de scénographie. Que fait-on des caisses ou des éléments de scénographie déjà utilisés ? L’artiste Hito Steyerl, que nous accueillons au mois de janvier prochain, fait un choix fort. Son exposition est prévue dans la galerie qui accueille aujourd’hui l’exposition Christo, et elle a fait le choix de s’installer dans les lieux de cette exposition, sans toucher une cimaise. Il s’agit d’un geste politique qui souligne qu’il est temps d’arrêter de détruire pour reconstruire. Une exposition peut s’installer dans les pas d’une autre si cela permet de diminuer l’empreinte carbone et le « gâchis » qu’implique l’art. La question de l’art comme lieu de la dépense, au sens de Georges Bataille, est derrière nous.
Les institutions culturelles peuvent-elles jouer un rôle dans la formation d’imaginaires écologiques, politiques et économiques plus conviviaux et résilients ?
M. P-B. : Un certain nombre des questions centrales aujourd’hui, du point de vue politique autant que du point de vue environnemental, ont une composante culturelle majeure. Un lieu comme le Centre Pompidou est au cœur de ces combats politiques et culturels, et il est à la fois mis en demeure de s’y engager. Prenons la question des discriminations raciales, qui est la plus brûlante dans l’actualité. Elle permet d’amorcer une réflexion sur les héritages, les récits, les représentations. Or ces questions d’un autre récit et d’une autre géographie de la modernité sont culturelles de part en part.
De la même manière, la question de l’égalité et du respect entre les genres, qui s’incarne dans la nouvelle vague du féminisme qui a suivi le mouvement #MeToo, possède, à l’évidence, une dimension culturelle. Ce sont l’ensemble des implicites d’une culture qu’il s’agit de réexaminer. Pour ce qui est des questions environnementales, il possible de questionner la représentation de la planète, comme nous le ferons avec le cycle de réflexion Planétarium à partir du mois de septembre 2020 ; mais aussi parler de la représentation de l’idée de progrès, du rôle de la technique, de la relation que l’humain entretient avec le non-humain. Ces axes de réflexion portent en eux la perspective de bouleversements culturels majeurs.
Les lieux de culture sont des lieux d’accueil de ces problématiques, et en même temps ils se trouvent fortement interpellés. Le mouvement #BlackLivesMatter s’est adressé aux musées, il a demandé aux institutions culturelles de s’interroger sur elles-mêmes. Nous ne sommes pas simplement en surplomb de la bataille pour en définir l’arène, nous sommes aussi dans l’arène. Et nous avons à répondre à une demande sociale qui est sans doute assez nouvelle de ce point de vue-là.
Comment ces institutions peuvent-elles alors modeler le réel pour accompagner ces bouleversements ?
M. P-B. : Aujourd’hui la culture doit avoir un rôle de « remembrement » car nous vivons une époque du morcellement. Ce morcellement est à l’œuvre dans l’atomisation des groupes sociaux, qui sont de plus en plus étrangers les uns aux autres. Il concerne aussi les disciplines et les savoirs qui se spécialisent, mais du coup s’éloignent. Or ce contexte produit du danger car, si l’on confronte une société divisée et des savoirs spécialisés, cela peut donner la mécanique du complotisme. Dans l’égarement et la difficulté à trouver des repères, on va aller aux explications les plus simples, même si celles-ci sont les plus délirantes. Je pense que la culture a donc une mission de remembrement et de ré-articulation fondamentale.
Quelle en sera la traduction, dans les prochains mois, au Centre Pompidou ?
M. P-B. : Notre volonté est de sortir d’une traduction ponctuelle de ces questions. Car le risque est grand de faire un événement puis de considérer que l’on a coché la case, et que l’on est quitte de la question posée. Notre souhait est de marquer la circulation de ces problématiques dans la programmation du Centre Pompidou, et de faire apparaitre ce que je propose d’appeler des « lignes d’engagement ». Repartons de la question des discriminations. Une exposition baptisée « Les enfants de l’immigration » a eu lieu dans les années 1980. Or, si on trace la ligne, elle passe par le débat que nous avons organisé dès la réouverture sur le thème « Discriminations raciales. Que peut faire la culture ? ». Elle se prolonge par l’exposition « Global(e) Résistance » qui va être accueillie au musée à partir du 29 juillet 2020. Ensuite, elle bifurque vers la performance et le spectacle vivant, avec une programmation qui va faire une part très importante aux artistes du Sud, et en particulier aux artistes africains, au cours de la saison 2020-2021. Et enfin, on retrouvera cette ligne dans l’exposition « Sismographie des luttes », en mars 2021. Elle retracera une histoire globale des revues critiques, en montrant notamment que les premiers textes décoloniaux et post-coloniaux datent du début du 19ème siècle en Haïti.
L’idée est donc de tracer des nervures de manière à montrer que ces enjeux contemporains sont présents très régulièrement dans la programmation du Centre Pompidou, mais qu’il faut les marquer et les prolonger.
Existe-t-il des fictions qui pourraient servir de point d’appui pour envisager un « monde d’après » désirable, plus juste et égalitaire, ou sommes-nous condamné·e·s collectivement à voir se matérialiser les pires dystopies ?
M. P-B. : Il est vrai que les dystopies ont très largement occupé la scène ces dernières années. Mais, à l’intérieur même des dystopies, des fragments d’utopies se font jour. Le roman Les Furtifs d’Alain Damasio peut être lu comme une fiction dystopique, pourtant il contient également une rêverie sur les formes de résistance, ou d’échappées, qui peuvent être tracées dans un univers profondément quadrillé par les logiques capitalistiques et les logiques de pouvoir. La distinction entre utopie et dystopie n’est peut-être finalement pas la bonne clé de lecture. D’ailleurs, le plus beau texte que j’ai lu ces derniers mois, qui est l’ouvrage d’Anna Tsing Le champignon de la fin de monde, montre bien que cette opposition est finalement un peu vaine. Elle raconte les ravages de la surexploitation forestière et du capitalisme globalisé ; mais elle interroge la façon dont une économie se met en place dans ces ruines, des destins se croisent et finalement de la beauté refait surface sous la forme du champignon matsutake.
Les fictions contemporaines se logent de plus en plus dans ces interstices. Je pense également au travail du dramaturge Philippe Quesne que l’on accueille à la rentrée avec son spectacle Farm Fatale. C’est un spectacle qui met en scène des épouvantails dont le milieu de vie est menacé. Il est question de fin de la biodiversité mais ce spectacle est aussi une rêverie, une forme humoristique. L’artiste Julien Creuzet, qui est actuellement accueilli dans le cadre de Plaine d’artistes à la Villette, travaille lui aussi sur la notion de paysage en fragments. Il fait cohabiter des éléments de mobilier urbain, des morceaux d’étoffe ou d’image mais le paysage qu’il trace, avec ces scories de notre monde industriel, esquisse d’autres histoires possibles.
Finalement, c’est peut-être la notion d’hétérotopie de Michel Foucault qui permet le mieux de dépasser l’opposition entre utopie et dystopie. L’hétérotopie, c’est le « lieu autre » qui permet d’échapper à la fatalité du quadrillage dystopique.