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Cordes sensibles
Sur quelques passions primitives (fragment).
Posted in Formes brèves 23 min read
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Fragment d’un projet inabouti (1999).

Il ne sera question ici ni d’options, ni de convictions, ni d’alternatives, mais de passions au sens classique : ce qui nous agite et court sous la peau, suffit parfois (pas toujours) à mettre un monde en branle. Il manque à notre arsenal une encyclopédie d’affects, qui sont les premiers instruments du politique. Un traité des passions, si l’on veut être pompeux. Mais un peu en vrac, et lacunaire.

La honte / la gêne

Si les affects ont une couleur, la leur serait un rouge froid, au ras de l’épiderme, dans une paradoxale montée du sang qui simultanément s’immobilise, chauffe et se glace, se précipite dans un mouvement sur place. Comme si chaque veinule s’emplissait, en même temps, du désir absolu d’être ailleurs et de la certitude non moins irréparable que l’on est ici, cloué, planté et saisi de travers par l’intenable des choses. En quoi la honte, comme la gêne, manifestent à même la peau ce qui, pour Fitzgerald, relève pourtant d’une intelligence supérieure — la certitude brisée, divergente, que le monde est sans espoir et qu’il convient de le changer. En quoi ce sont là, très immédiatement, des affects politiques, et il faudrait se demander si le drapeau rouge ne tire pas sa teinte, plutôt que d’une puissante colère, du flamboiement d’une honte assumée et retournée en révolte.

D’une honte, ou d’une gêne ? La tradition philosophique et littéraire a conféré une dignité particulière à la première, reléguant la seconde au rang de l’éphémère, du fugace et de l’inadéquat. « Honte d’être un homme », dit Deleuze citant Primo Lévi — et on sent bien que dans la phrase, la gêne n’irait pas. C’est qu’en un sens, la honte, héritière de l’ancienne culpabilité religieuse, fait fonds sur d’anciens prestiges. Certes, elle semble d’abord effacer la figure de l’homme coupable, inscrivant la misère humaine dans un horizon d’où la présence divine et l’espoir d’un salut se sont comme retirés : Dieu n’était pas là, écrit encore Lévi à propos des camps. La honte est l’affect d’un athéisme forcé, elle obscurcit le ciel sans cesser pour autant d’écraser l’homme sous cette absence : une honte sans Dieu ne fait pas une fierté. Toutefois, tout comme le pêché, l’expérience de la honte inscrit l’individu dans l’horizon d’un temps qui ressemble au destin, parce qu’il vient avant nous et se prolongera par-delà notre disparition. C’est, sur un ton métaphysique, la dernière phrase du Procès de Kafka : aggravée et redoublée d’être à jamais sans jugement, « c’était comme si la honte dût lui survivre ». Mais c’est aussi, dans un autre registre, la leçon du film de Laurent Cantet, Ressources humaines, qui s’énonce à la fin, dans le dialogue entre le jeune stagiaire et son père OS.

Je sais que je suis injuste ! Je sais !… Je sais que je devrais le remercier !… (Il se retourne vers son Père)  Je devrais te remercier toi et maman pour ce que vous avez fait ! Tous les sacrifices… Tu as réussi !… Ton fils est du côté des patrons !!! Je ne serai jamais ouvrier ! J’aurai un travail intéressant, je gagnerai de l’argent, j’aurai des responsabilités, j’aurai le pouvoir !… Le pouvoir de te parler comme je te parle maintenant, le pouvoir de te virer si je veux comme on te vire maintenant !…
Mais ta honte…Ta honte, tu me l’as foutue là ! Je l’aurai là toute ma vie ta honte !

 Pour le fils d’ouvrier, la honte n’est pas la conséquence individuelle d’une condition héritée, mais cet héritage même : le fils n’a pas honte, comme par supplément, de sa classe sociale ; la honte est l’envers de cette classe, et n’est pas du même coup absolument intime sans être en même temps collective et ouverte sur la totalité de l’histoire, ou ce que Benjamin nommait la « tradition des opprimés ». C’est la grandeur et la gravité de la honte, c’est sa puissance politique aussi, que de creuser au coeur du soi une humiliation plus vaste et sans sujet, anonyme, taraudante. C’est probité, du même coup, de savoir que, politiquement, toute affirmation de droit, toute explosion de pride, ne travaille pas à la dignité des générations futures sans être d’abord, et continûment, travaillée par la honte des générations passées, conquise sur cette honte, dans cette honte peut-être — sauf à verser dans une fierté au mieux stérile, au pire virile et suspecte. Benjamin, encore :

Il plut au parti socialiste de décerner au prolétariat le rôle d’un libérateur des générations futures. Il devait ainsi priver cette classe de son ressort le plus précieux (…) Car ce qui nourrira cette force (…) est l’image des ancêtres enchaînés, non d’une postérité affranchie. Notre génération à nous est payée pour le savoir, puisque la seule image qu’elle va laisser est celle d’une génération vaincue. Ce sera là son legs à ceux qui viennent.

(Sur le concept d’histoire).

La gêne n’a pas cette hauteur. Brève et comique souvent, elle fait monter le rouge, non au front, mais aux oreilles. Elle se ressent sans majuscules, dans un embarras auquel on serait bien en peine de donner carrière. Son sens est pourtant différent. D’abord, parce qu’elle est réciproque, un pas de deux, petit menuet par lequel une situation de face à face glisse au bord d’elle-même, manque de se rompre et se reprend in extremis lorsque l’ascenseur arrive à l’étage, lorsqu’on parvient à changer de sujet. La honte est historique, mais la gêne est sociale, mondaine. A ce niveau, elle consiste en un étrange chiasme. Elle se noue dans la reconnaissance mutuelle du caractère artificiel, arbitraire et inconfortable des codes sociaux (les gestes qu’il faudrait faire, les mots qu’il faudrait dire). Mais rappelle, d’un même trait, que ces codes encombrants ne cessent pour autant d’être impérieux : on ne laissera pas tomber le masque pour verser dans l’effusion de deux individus, pour se reconnaître comme des hommes, simplement. Gêne redoublée de tels élans, lorsque l’un ou l’autre s’y risque : ainsi ne sommes-nous libres, ni de nous satisfaire de la situation qui nous est faite, ni de nous en défaire par simple décret. La gêne est l’expérience de l’écart, rigoureusement factice et rigoureusement nécessaire, entre sociabilité et communauté : gestes et mots convenus, qui devraient nous rapprocher, nous éloignent ; mais le rapprochement né de ce constat commun ne peut réellement s’effectuer, chacun se trouvant renvoyé dans une solitude dont il a seulement appris, au passage, du coin de l’oeil, qu’elle était partagée. Dans sa contestation ironique et douloureuse des distances sociales, il y a dans la gêne quelque chose des danses macabres du moyen-âge — ces fresques où, entraînés par la mort, bourgeois, nobles et paysans ne cessent pour autant de porter leurs attributs désormais inutiles, mais d’autant plus visibles, comme étincelant de l’éclat que leur confère leur disparition prochaine. 

En ce sens, la leçon de la gêne diffère doublement de celle de la honte. D’abord, elle n’ouvre pas l’individu sur un temps qui le fend et le traverse depuis un très lointain passé. Elle l’inscrit plutôt dans un espace, où sa singularité est à la fois renforcée et liée à d’autres, par une sorte d’action à distance presque newtonienne : on est gêné pour l’autre, pour le tiers exclu de la conversation ou la personne qui parle à la télévision, sachant bien, et même d’autant plus, que l’on n’est pas lui. La honte est verticale, affaire de lignée ; la gêne est horizontale, discontinue et communicative. Ensuite, la honte atteste d’une déchirure originaire, d’une nécessaire division de l’humanité contre elle-même, et ne fait voir de solidarité que dans cette division (en présentant la honte d’être un homme comme l’être même de l’homme). La gêne, elle, trace l’hypothèse plus légère d’un lien — lien qui ne dénie pas la division, mais la suspend, la fige dans sa contingence. C’est tout un art, humoristique et politique, d’être gênant : d’une remarque, d’une attitude, savoir porter une situation à ses limites, faire lever le silence dans l’assemblée sans permettre à la sanction sociale d’intervenir et de manière, parfois, à susciter chez un ou deux, autour de soi, une connivence retenue. La gêne n’est pas sérieuse, mais elle a son prix : si la honte nourrit, pour Benjamin, la « force de haïr » et la « promptitude au sacrifice », la gêne pourrait bien doubler, par en-dessous, ces puissances sombres d’un trait d’amour et de drôlerie. Trait sans lesquelles elles se perdraient, peut-être. 

*

La compassion / l’admiration

1. Une scène occidentale. Au plus fort de la guerre, mais chez nous, au calme, un ami me dit toute l’admiration qu’il ressent envers le peuple tchétchène. Sans le vouloir, je tique, et l’énoncé des raisons (toutes fondées et recevables) de cette admiration ne parviendra, au cours de la conversation, à arracher de moi qu’une approbation absente, renfrognée, comme gagnée sur la gêne. Nous passerons à autre chose.

J’écris ce texte après son départ, encombré de cet embarras, encore un peu flottant. Qu’est-ce qui s’est passé ?

2. Dans l’intérêt des opinions publiques pour les questions internationales, on a souvent constaté, dénoncé, le glissement récent du politique vers l’humanitaire. On y a vu, au choix, l’effet d’un effondrement du mur, par là de toute problématisation politique du monde. Ou l’émergence d’une hypocrisie nouvelle, doublant sur sa face présentable le cynisme des marchés. Ou le refuge d’une bonne volonté ne trouvant plus de recours que dans le sentiment, la plainte et le geste qui sauve. On a moins dit peut-être qu’il s’agissait d’abord là, non d’une victoire du pathos sur l’intelligence et la volonté, mais d’une passion sur une autre, non moins irrationnelle : par un étrange jeu de bascule, la compassion a crû a mesure que s’érodait en nous toute capacité à admirer, que s’effaçait jusqu’au souvenir pâle de l’admiration — affection en elle-même tout aussi fervente, labile et inconstante que la pitié, mais d’une autre nature.

Aussi ces deux expériences, compatir, admirer, sont-elles devenues d’un abord difficile. La première s’est muée en impératif, s’inquiétant par suite d’elle-même, se soupçonnant toujours de n’être qu’un discours, une pose. La seconde s’est égarée dans le temps et les livres — on s’étonne qu’elle ait pu un jour, pour Descartes, constituer « la première de toutes les passions » (Passions de l’âme, § 53). C’est qu’une profonde interversion s’est entretemps produite : alors que la pitié constituait, pour l’auteur des Passions de l’âme, une partie de la générosité, elle-même dérivée de l’admiration jointe à l’estime que l’on se porte (§ 187), nous voyons au contraire dans l’admiration une compassion encore inadéquate, obscure à elle-même et prise dans un vain désir d’héroïsme. C’est pourquoi nous trouvons obscène, déplacé, d’admirer la résistance de ceux qui sont aux prises avec la maladie, la folie et le massacre : ceux-ci mériteraient bien davantage notre pitié, puisqu’ils souffrent. A cela, s’ajoute la crainte de porter notre admiration vers des hommes ou des peuples dont il est à craindre, en effet, qu’ils se révèlent bientôt assez peu admirables. Il y a tant d’exemples de combattants mués en tueurs d’ours, de résistants devenus serbes par la suite. Aussi hésitons-nous, et cette hésitation est fatale à l’admiration : pris entre la morale et l’anticipation, entre le calcul des mérites et celui des déceptions prochaines, le mince espace qui lui permettait d’advenir s’est comme réduit à rien.

3. Les défauts de la compassion sont connus, martelés par une tradition philosophique qui l’a toujours tenue pour suspecte. D’abord, en face d’elle, elle a besoin de malheureux, comme la police de criminels ou les pompiers du feu. Arendt : « Sans la présence du malheur, la pitié n’existerait pas et c’est pourquoi elle possède un intérêt dans l’existence même des malheureux autant que la soif du pouvoir en possède un dans l’existence des faibles » (Essai sur la Révolution, pp.127-128). L’analogie n’est pas fortuite ; elle dessine la figure nécessairement cruelle, le dessein pervers de toute politique de la pitié, dès lors que celle-ci prétend « émanciper les gens du peuple non pas en tant que futurs citoyens mais en tant que malheureux ». D’autre part, la compassion tisonne en nous la tristesse, nous pousse à en prendre soin, sans cesser pourtant de nous rappeler que nous ne serons jamais assez tristes, aussi tristes : nous ne sommes pas vraiment comme eux, ni ne faisons partie du monde de ceux qui souffrent vraiment. Différente en cela de la pitié, qui s’accommodait fort bien de la hauteur, de la distance, l’expérience de la compassion trace entre soi et les autres une communauté douloureuse, mais pour en dénoncer immédiatement le caractère imaginaire : la distance qu’elle prétend abolir est sans cesse recreusée, restaurée par le travail d’une conscience qui s’accuse d’indifférence, puis se contraint à la tristesse, puis accuse cette tristesse de n’être qu’artifice, puis s’en attriste, puis juge cette tristesse nouvelle d’autant plus complaisante d’être seulement tournée vers soi. Et ainsi de suite, à l’infini d’une souffrance toujours frôlée et repoussée, désormais désirable tant elle miroite à l’horizon.

Le plus frappant, le plus contemporain peut-être, c’est qu’à rappeler ces évidences nous ne sommes pas pour autant quittes, ni libres de nous dégager de la compassion. En effet, ces critiques ont aujourd’hui cessé de lui être extérieures, la surplombant du haut d’une sagesse : elles se logent au contraire dans l’expérience de la compassion, qu’elles doublent d’une dénonciation bavarde et ressassante, à longueur de colonnes. Tant d’enthousiasme frappe, par exemple, dans l’acharnement collectif à dénoncer les mirages de l’humanitaire, lors même que chacun sait la dénonciation stérile. Il y a certes tout lieu de se méfier de la pitié et des compatissants ; mais il semble que de plus en plus, cette méfiance même ne fasse plus qu’accentuer le mépris des autres et de soi, au lieu de l’interrompre. Si le principal défaut de la compassion est de faire refluer vers soi la tristesse qu’on aimerait écarter chez l’autre, l’analyse rationnelle et habile de ce mécanisme est devenue au fil du temps l’un de ses principaux ressorts, se pliant à son jeu, donnant à la conscience d’autres raisons de se plaindre et de se faire reproche. La lucidité, donc, ne suffit pas — la prise de conscience est une valeur en baisse. Elle nous permet tout juste de plisser les yeux avec l’air entendu (« la compassion, entre nous, bah ») ; par-dessous, elle nous refroidit encore, quand nous nous inquiétons d’être déjà si froids.

4. Se garder pour autant de justifier par contraste nos admirations anciennes, et de plaider pour elles par-delà le jugement de l’histoire. L’admiration, telle du moins qu’on aimerait la ressaisir, ne supporte pas le voyage, elle ne résiste pas au jeu de la défense — on s’en défend sitôt qu’on la défend. Une parole en sa faveur la fait fuir à jamais. Le reniement de Pierre, dans les Evangiles, n’a peut-être pas d’autre sens, et l’on peut sans trop tordre le texte s’imaginer l’apôtre égrenant, par trois fois avant le chant du coq, toutes ses bonnes raisons d’avoir admiré le Christ : « malgré ci, malgré ça… » Cela aurait suffi.

C’est que l’admiration est d’abord sans phrase, littéralement injustifiable : waow. De n’en pouvoir rien dire la rend suspecte. Il faut pourtant écouter ce mutisme-là : il exprime au plus juste la qualité d’une rencontre dont aucune relation d’affinité entre moi et l’objet, ni aucun jugement moral sur la valeur de cet objet, ne permettent d’expliquer l’effet. C’est même pourquoi, soyons précis, Descartes donne à l’admiration le statut d’une passion primitive, distincte par nature de l’amour (« ceci est bon ») comme du désir (« ceci est bien »), et venant avant eux : « cela (l’admiration) peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est convenable, ou s’il ne l’est pas » (§ 53). Sans doute cette affirmation incroyable, qui délie l’admiration de tout rapport, de toute convenance et la fait advenir pour rien, doit-elle être replacée dans son contexte. Le terme d' »admiration », pour l’auteur des Passions de l’âme, ne comporte aucune nuance axiologique ou laudative : il désigne seulement notre réaction face à la nouveauté, notre stupeur devant le rare, quelque chose comme de la surprise accompagnée du souhait d’en savoir davantage. Descartes distingue ainsi fermement l’admiration de l’estime, et n’accorde d’ailleurs une prééminence à la première que pour enraciner du côté des affects la possibilité d’une pure passion de la connaissance, d’un intérêt pour le savoir dégagé de toute aspiration pratique. Son souci n’est donc pas l’admirable.

Reste que sa description éclaire aussi l’expérience de ce que nous nommons, nous, l’admiration. « Avant que nous connaissions aucunement… » De celui que l’on admire, on ne sait d’abord rien : ni qu’il est la bonne personne, le bon objet, ni que c’est un type bien. On aurait même du mal à dire qu’il est, justement, admirable. Tous ces qualificatifs semblent suspendus, poussés sur le côté par le surgissement paradoxal d’une valeur sans valeur, à laquelle on serait bien en peine de trouver un nom. Le juste, peut-être — mais d’une justesse désaccordée, disjointe ; une justesse dans l’hétérogène.

5. Pas d’arguments, donc. Si l’on veut des mots, on retiendra une formule, celle qu’Holden Caulfield ne cesse d’avoir à la bouche dans L’Attrape-Coeur, à propos de tout, de sa petite soeur Phoébé ou des canards de Central Park, formule qui le tire en avant, l’expose au monde, le distend jusqu’à la rupture : « ça me tue« , « ça m’a tué« . Formule double. D’abord, l’admiration touche à distance, dans un éloignement qu’elle n’abolit ni ne creuse, qu’elle ne cherche surtout pas à combler par les ressources d’une identification imaginaire. On n’admire jamais vraiment que de loin, sans que les volontés aient dû s’entrecroiser, comme la mort n’est jamais qu’extérieure aux puissances respectives de celui qui tue et de celui qui meurt. Il faudra que l’envie ou le ressentiment s’en mêlent pour que la distance devienne problème, pour que l’admiration se perde dans l’agressivité. En vouloir à celui que l’on admire d’être encore si distant, s’en vouloir de n’être pas soi-même admirable, ver de terre amoureux d’une étoile : la haine de l’admiration est toujours celle de cet écart premier, qu’elle rappelle et dans laquelle elle pousse. D’autre part, la formule de Salinger souligne combien l’admiration est la mort du soi, aspiré par un dehors en lequel on ne verra même plus une icône, une idole, mais un pur événement ; non lui ou elle, mais ça, qui me tue. Ça, et le sentiment qu’il y a désormais, de nouveau, quelque chose à apprendre dans le monde — non par un travail d’assimilation au cours duquel, redistribuant mes habitudes anciennes, je pourrais peu à peu m’égaler à ceux que j’admire, mais par une expropriation brutale, résolue de ce que j’avais jusque là appris à être, à faire. Holden n’est que cela : un apprenti qui meurt, à chaque page.

6. (Une remarque en passant. Ce n’est pas un hasard si, dans les romans de Salinger, l’admiration passe toujours par les relations fraternelles — Holden et Phoébé, Franny et Zooey, Seymour et ses cadets. C’est que la relation frère-soeur, frère-frère, s’instaure toujours sous la condition d’un écart des dates de naissance, d’une non-concordance des temps qui ne contredit pas l’égalité, mais la double d’une distance impossible à réduire. Les enfants demandent cela : « quand aurai-je le même âge que mon frère ? » La réponse les stupéfait. On remarque pas assez qu’au fronton des mairies, égalité et fraternité forment un étrange couple. Comme si l’effacement républicain de la figure paternelle, monarchique, n’avait pas tout à fait dissipé l’inquiétude : quelqu’un m’a devancé dans le monde, non absolument, comme mon père, mais relativement, comme ma soeur ou mon frère. Ou bien, dans l’autre sens : quelqu’un me suit, mais trouve des chemins par lesquels je ne suis jamais passé. Nous avons presque le même age. Aussi une admiration est-elle pensable, qui ne restaurerait pas les prestiges autoritaires de la Loi et du Père, de la Tradition. Elle serait comme l’envers de l’égalité, et aurait la forme d’un apprentissage. Que la métaphore du « grand frère » ait pu servir à justifier, à l’Est, les tanks ; qu’elle ait pu apparaître, à l’Ouest et en anglais, comme la figure même d’une surveillance totalitaire, ne change rien à l’affaire : cela confirme, au contraire, qu’il y a là une corde sensible, sujette du même coup aux pires détournements).

7. Une hypothèse pour finir. Peut-être avons-nous moins perdu l’admiration que désappris à l’endurer, et à durer en elle sans restaurer au plus vite l’égalité des termes : soit en rejoignant précipitamment celui que l’on admire, soit en cherchant à repérer en quoi, somme toute, il n’est pas aussi admirable qu’on l’avait d’abord cru. Le narcissisme et l’ironie sont les deux défenses, symétriques et compulsives, qui nous préservent d’admirer trop longtemps. Pour abattre ces défenses, la compassion nous serait peut-être utile, jusque dans l’enthousiasme un peu sot qu’elle manifeste, au début tout au moins, pour les victimes. Nous n’avons sans doute plus d’autre ressource, aujourd’hui, que d’admirer dans la compassion, d’enrouler l’un sur l’autre ces deux affects si disparates.

Admirer ceux qui souffrent, qu’est-ce que cela veut dire ? Cesser d’envier, d’abord, tenir à cette idée que l’on ne voudrait pas être à leur place, être malade, ou dépressif, ou bombardé, mais faire de cet écart le lieu d’une pensée plutôt que d’un remords : penser sa propre santé comme différente de la maladie et exposée à elle ; se demander ce que la guerre raconte à notre paix. Epurer, ensuite, l’admiration, la tailler jusqu’à sa pointe la plus fine, la séparer des séductions imaginaires de la peur, du danger, de l’action. Qu’est-ce que j’admire, au fond, chez ceux qui souffrent ? Non la douleur, à laquelle je ne saurais faire aucun crédit, que je ne considèrerai pas comme une épreuve salutaire : les malades se seraient mieux portés de n’être pas malades, les bombardés d’aller aux champs. Mais ce que j’admire, ce n’est pas non plus le malade « personnellement », dans la totalité de ses déterminations concrètes ; ce n’est pas le peuple bombardé, ressaisi dans ses humeurs et son folklore, dans ses affaires, qui le regardent et peuvent me déplaire. Je n’attends d’ailleurs ni de l’un ni de l’autre qu’ils deviennent meilleurs, qu’ils manifestent en toutes occasions de splendides qualités morales, qu’ils se montrent, en m’étant sympathiques, dignes de l’admiration que je leur ai portés. Ce désir là est infidèle à l’admiration vraie, en ce qu’il la soumet aux règles d’un échange et exige une contrepartie. A ce compte, autant ne pas admirer du tout : ce désir-là est dégoûtant.

Ni la souffrance donc, ni celui qui souffre pour cela seul qu’il souffre : alors quoi ? Enroulée dans la compassion, mon admiration ne peut plus s’adresser qu’à cette force impersonnelle, une survie, un sursaut, une résistance involontaire au renoncement, à la défaite, force soudainement révélée au point de rencontre d’un tourment haïssable et d’un individu, d’un peuple, qui n’avaient rien demandé. De cela, de cette force, j’ai quelque chose à apprendre, cela me touche et me bouleverse. Le mouvement, du coup, qui m’entraîne à leur porter secours n’est plus fondé sur la vaine reconstitution d’une communauté imaginaire. Plus besoin de s’inventer ses raisons de souffrir ; quelque chose d’autre me lie à l’autre, de plus direct et profond, sous le seuil de la conscience. Peut-être ce que Pascal nommait « la force de la vie » — le seul fait de tenir, d’en inventer les moyens et les ruses, les manigances. Cela, comme on le dit aussi, force mon admiration.

C’est cela, au fond, qui me tue : la vie même.

Mathieu Potte-Bonneville


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