Première publication : M.Potte-Bonneville (dir.), Game of Thrones, série noire, Les Prairies ordinaires, 2015.
« …en vérité un nain bossu y est tapi, maître dans l’art des échecs ».
Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire.
Des hommes réunis dans l’image, l’un se tient face à vous – ses joues caves sous une barbe naissante, retiré dans une absence à soi, le regard gris d’une résignation qui serait en même temps comme l’ultime manière de ne pas consentir à la sentence dont il va être l’objet. L’autre (ou les autres, car la scène se répétera avec de légères différences plusieurs semaines plus tard) se tient debout à l’arrière-plan. Sa silhouette hautaine cadrée à mi-jambes suggère que le condamné placé à l’avant-scène se tient, lui, dressé sur les genoux ; la caméra qui invite à scruter son visage rincé de fatigue, à partager son égarement les yeux dans les yeux n’est donc pas posée à hauteur d’homme mais installée plus bas de façon à vous faire ployer ensemble dans l’ombre du bourreau, comme sous l’autorité d’une décision souveraine. L’un agenouillé, l’autre debout : visiblement, l’image ne vise pas seulement à susciter l’empathie avec celui des deux dont la tête tout à l’heure va rouler, après qu’auront été prononcées les invocations d’usage sur fond de paysage sauvage et indifférent. Elle fait aussi vibrer d’un même trait divisé l’exécution de la justice et l’épouvante du meurtre, sans que l’on sache trop s’il s’agit d’authentifier ou de démentir celle-ci par celui-là, d’annoncer que la frontière est mince comme une lame entre un monde où il n’est pas de droit sans force, et un autre où la force fait droit. Le déplorerez-vous ? L’image invitera à reconnaître dans ces déplorations un signe de ce que les temps changent – à moins, autre variante, qu’elles ne s’en réjouisse et les noie toutes vives dans un rire cruel.
Il n’est pas anodin que la description qui précède puisse s’appliquer, identiquement, à l’exécution d’un déserteur de la Garde de Nuit par Lord Eddard Stark, à celle d’Eddard Stark lui-même par le bourreau Ser Ilyn Payne (et à l’aide de sa propre épée), ou à celle des journalistes James Foley, puis Steve Sotloff retenus par le groupe Etat Islamique en Irak et au Levant. Désert ici, montagnes là, ailleurs un échafaud où se tiennent roi, prêtre et dignitaires : à ces réserves près, frappe le jeu de miroirs noué entre ces décollations successives. D’un côté, la décapitation de Ned Stark referme – à l’avant-dernier épisode, moment rituel de l’apex dans les séries contemporaines – le cycle ouvert dans la première saison de Game of Thrones par la condamnation dont il fut l’exécuteur, en une réitération grimaçante où l’on peut lire, au choix, un effondrement ou une confirmation. Effondrement, puisque le personnage de Stark incarne l’ordre ancien du point de vue judiciaire autant que narratif, garant d’un espace où les grands hommes rendaient justice avec droiture et où les personnages principaux ne mouraient pas si vite à l’écran, ni ne succombaient au caprice d’un prince-enfant vicieux. Mais confirmation, puisque le pauvre hère condamné à mort dans le premier épisode confessa au Sire de Winterfell avoir fui devant les Marcheurs Blancs, lui annonçant ainsi l’imminence de temps nouveaux, effrayants et incertains.
Or, de leur côté, les vidéos des otages réellement exécutés par EIIL se placent elles aussi sous le signe de la répétition et du retour à l’envoyeur, à trois égards au moins. Premièrement, elles empruntent codes et cadrages au cinéma, inscrivant ironiquement bourreaux et suppliciés dans ce que l’on nomme un plan américain (l’exécution de Foley a souvent été rapprochée de celle de Kevin Spacey dans la scène finale du Seven de David Fincher, et l’on se souviendra peut-être du rôle principal que joue en celle-ci une tête coupée). Deuxièmement, elles revêtent les otages d’une combinaison orange sortie tout droit de Guantanamo, combinaisons valant métonymie de la « guerre contre le terrorisme » et fonctionnant ainsi comme répliques, en tous les sens du mot. Troisièmement et surtout elles s’organisent en séries, indiquent à même l’image la succession et la menace que celle-ci engage. Ainsi, la vidéo de l’assassinat de James Foley, postée sur Youtube le 20 août 2014, faisait suivre la mort du journaliste d’un plan où son bourreau empoignait par le col Steven Sotloff, indiquant à Barack Obama que le sort de ce dernier dépendrait de ses prochaines décisions. Que, pour devenir elle-même une arme politique, la mise en scène du meurtre prenne appui sur l’indication du prochain épisode, use d’un cliffhanger, devrait teinter l’intérêt que nous portons aujourd’hui aux séries d’un soupçon de malaise, ou d’un soupçon tout court.
La question n’est pas ici de confondre exécutions fictives et réelles, même si George R.R.Martin (auteur depuis 1996 de la saga A Song of Ice and Fire, dont Game of Thrones propose l’adaptation) entend introduire dans le genre de la fantasy un « réalisme » revendiqué. D’autres y reviendront au fil de ce volume. La question n’est pas non plus de reprocher à la chaîne HBO (productrice de la série, dont la cinquième saison débute en 2015) de se faire, par le spectacle de la violence, pourvoyeuse d’une grammaire de la peur et de la souveraineté – même si, au regard du sanglant chantage au cliffhanger qu’on vient de rappeler, laisse rêveur la photographie postée le 2 mars 2014 par George R.R.Martin sur son compte Twitter. L’auteur, connu pour exercer volontiers un droit de vie et de mort sur ses personnages, exhibait alors une pancarte indiquant « be nice to me, or Tyrion is next ! », menaçant ses fans de supprimer cette fois leur personnage préféré. Par-delà l’indécidable dispute pour, au bout du compte et du décompte des égorgements, des tortures ou des viols, déterminer enfin qui mime qui au juste, la question serait plutôt de briser les miroirs.
Le destin de ces images, sans doute, s’est curieusement croisé : les unes honnies, les autres plébiscitées par la critique et le public ; les unes, retirées de Youtube parce qu’insupportables, les autres massivement téléchargées sur les cinq continents – sans doute en partie pour la même raison, au point que de nombreux internautes, avertis de ce qui allait se produire par leur lecture du livre, ont filmé et posté sur les réseaux sociaux le visage horrifié de leurs proches lors de la diffusion de l’épisode intitulé « Les Noces rouges ». Une fois noté, pourtant, que les images de Game of Thrones et celles des conflits d’aujourd’hui partagent un vocabulaire, un lexique commun fait de suppliciés et d’encagés brûlés vifs, est-il possible d’introduire entre elles un jeu qui ne soit pas de reflets ? On supposera ici qu’un objet littéraire et télévisuel largement consacré à dépeindre de sombres temps ne peut pas rencontrer un tel succès mondial sans s’en inquiéter un peu – sans proposer à ce monde qui le porte en triomphe de traverser le miroir, pour cheminer éventuellement vers quelque vérité.
Si l’on cherche à nommer le faisceau de correspondances entre le monde contemporain et l’oeuvre littéraire / télévisuelle qui nous occupe, un mot vient assez vite : la guerre. Game of Thrones immerge son spectateur dans l’élément d’une guerre perpétuelle, multiple, mondialisée et inexpiable. Le succès de la série tient pour une large part à ses allures de saga géopolitique et s’il n’est pas indifférent que la première saison s’ouvre par une décapitation, c’est que le monde que nous sommes invités à parcourir y est comme étêté, à la fois sans cap et sans chef. La guerre des cinq rois qui s’y trouve racontée met l’unité du monde à l’épreuve de la pluralité des prétentions qui s’y affrontent, prétentions dont aucune ne peut se prévaloir d’un titre incontestable, mais dont toutes s’alimentent d’un enracinement en une zone déterminée, à la fois lieu d’affrontement et point d’appui sans cesse déçu pour une conquête globale. Hurlé à pleines poitrines, le mot d’ordre qui retentit lors de la bataille du Bois-aux-Murmures et qui accompagne la trajectoire brisée de Robb Stark, est à ce titre significatif : « King in the North ! ». Etre « roi dans le Nord » signe en même temps le socle de l’ambition du Jeune Loup et l’échec de son accomplissement – lequel supposerait justement de dépasser le Nord, ce qui implique alliances et compromis, mariage et respect d’engagements envers des intermédiaires, la famille Frey, dont il n’est pas anodin qu’elle joue dans la série le double rôle de passeurs et de traîtres.
Que Robb ne puisse passer le pont du Trident, que l’on soit tué par qui pourrait vous faire traverser le fleuve (ou que l’on piétine sur la berge, comme Daenerys, dans la difficulté de faire franchir la mer aux hordes Dothraki) trace le tableau d’un monde deux fois divisé. Divisé d’abord, parce que ses parties communiquent assurément, mais à distance, ce que la série met en scène en alternant les drames simultanés dont l’écho réciproque n’arrivera que plus tard, avec la longue durée des voyages et le rythme heurté des mauvaises rencontres. Les Sept Royaumes peuvent bien frissonner sous l’hiver – l’ambiance y est littéralement à la débâcle, comme on le dit des fleuves dont la surface glacée se rompt en îlots qu’un même courant porte alternativement à s’éloigner ou à s’entrechoquer (Westeros : un monde multipolaire sous un froid glacial). Simultanément, ce monde est aussi divisé du fait que le récit s’organise en « foyers de tension » tout en privant de leurs foyers tous ses protagonistes. D’un côté, l’induration de points de conflits (steppes, villes, forts) qui passent de mains en mains mais où la guerre semble devoir devenir permanente ; de l’autre, l’expulsion et l’exil, le campement provisoire ou l’errance, chacun étant commis à se définir d’autant plus par son lieu d’origine qu’il s’en trouve indéfiniment séparé. L’identité à soi du monde fuit ainsi, à la fois, par en haut et par en bas : les efforts de tous pour conquérir le trône comme les tentatives de certains (Arya Stark ou Theon Greyjoy) pour rentrer chez eux pointent vers des horizons sans cesse reculés, entre lesquels dérivent peuples et fiefs selon une géographie mouvante.
Dans l’espace ainsi dégagé, le jeu des appartenances change profondément de sens : Loups, Lions et autres Cerfs, chacun dûment flanqué de sa devise, dessinent bien encore des affiliations familiales et politiques (encore que la fidélité des vassaux et bannerets apparaisse, au fil des épisodes, de plus en plus négociable et sensible à la conjoncture). Toutefois, se détachant progressivement de leurs ancrages territoriaux, ces emblèmes indiquent davantage l’immatérialité d’un esprit ou d’un style, qu’ils ne s’ordonnent à la logique traditionnelle de la souveraineté. Car qu’est-ce au juste qu’une Maison (“House Stark” ou “House Bolton”) quand les châteaux sont dévastés, transférés ou réattribués en fonction des nécessités du moment ? Le merchandising de la série l’indique assez, reproduisant à l’envi lions et loups sur T-shirts, mugs et tous types de supports : si les blasons ne sont jamais qu’un genre de logo médiéval, une Maison est une sorte de marque, susceptible de subir des prises de contrôles amicales ou hostiles, de voir ses filiales s’émanciper, etc. Un flottement général s’organise ainsi, comme si glissaient l’un sur l’autre un territoire traversé de foules diverses et bousculées, et un diagramme d’oppositions et d’alliances entre puissances également abstraites.
Dans cette géographie, quel genre d’histoire prend place ? Là où les livres donnaient au cycle l’allure d’une « chanson de glace et de feu », le titre de la série nous invite à considérer le récit sous le prisme du jeu. De ce jeu, pourtant, il est rapidement clair que les règles sont mouvantes, le but incertain et la durée de la partie surtout profondément problématique. Sans doute Game of Thrones fait-il signe à l’univers ludique de multiples manières – par les allures de jeu de plateau que lui confère son générique, par la double référence aux jeux de rôle (type Donjons & Dragons) et aux jeux de stratégie (type Risk ou Diplomacy) qui organise une part de sa narration. Il faudrait aussi s’arrêter sur le jeu de cyvosse, équivalent des échecs auquel excelle Tyrion Lannister et que les romans de G.R.R.Martin incitent, avec de plus en plus d’insistance au fil des tomes, à considérer comme un modèle réduit de l’univers de Westeros lui-même. La série The Wire, déjà, proposait dès sa première saison de comprendre sa devise (« It’s all in the game ») par analogie avec une partie d’échecs. Peut-être y aurait-il à produire une théorie des jeux appliquée à la fiction contemporaine.
De même pourtant que, dans The Wire, la comparaison se trouvait introduite pour être aussitôt démentie, et le noir et blanc de l’échiquier social vite recouvert par la multiplication des zones grises, de même ici le cyvosse apparaît comme une simplification trompeuse. Pour deux raisons au moins. Premièrement, au fil des romans comme de la série, la notion même de victoire se dissout tant les couronnements ont une fâcheuse tendance à virer au massacre, tant l’installation sur le trône hérissé d’épées apparaît pour ceux qui s’y hissent comme une réussite aussi dangereuse que provisoire. De ce fait, l’évidence de cet objectif et sa capacité à polariser le récit se retournent en énigme : s’il est clair que les compétiteurs visent la victoire, il est beaucoup plus obscur de décider à quels signes celle-ci se laisserait reconnaître.
D’une scène l’autre, la narration peut alors apparaître aussi orientée que désorientée ; si, de cette partie, le terminus a quo est précisément situé, avec la mort du roi Robert Baratheon, son terminus ad quem semble parfaitement inassignable (au point que tourne au gag la question de savoir quand sera au juste achevée la publication du cycle A Song of Ice and Fire). Faute d’un tel horizon, le jeu des trônes a moins l’allure d’une compétition réglée que d’une lutte à morts, en plusieurs sens du terme. Une lutte, d’abord, où il n’est pas exclu contre toute retenue chevaleresque d’ambitionner la destruction totale de l’adversaire – sur ce point, le récit a ceci de saisissant qu’il introduit le principe de la guerre totale dans un univers médiéval qui traditionnellement l’exclut, comme si Carl Von Clausewitz s’invitait au beau milieu d’un monde de joutes et de tournois. Lutte où l’on peut tuer donc, et en masse, et n’importe qui ; mais lutte, tout autant, où en l’absence de victoire décisive la mort des adversaires ne vaut guère interruption. Elle apparaît plutôt comme une étrange et régulière ponctuation, comme on sauterait un battement de coeur, bataille où les morts s’amoncellent sans empêcher pour autant l’affrontement de leur survivre – exit certes Ned Stark, Khal Drogo, Robb Stark ou Tywin Lannister, mais la guerre se poursuit comme on dirait que la vie continue, et s’il arrive à Catelyn Stark de revenir d’entre les morts, c’est comme l’incarnation de l’esprit de vengeance et de la guerre elle-même.
Une autre raison incite à se méfier de l’analogie du Grand Jeu, bien que la série invite ses spectateurs et ses fans à en devenir les arbitres avisés, à se faire experts en géostratégie appliquée aux Sept Royaumes, à tenir un décompte minutieux des forces en présence (pour s’en convaincre, il suffit d’une brève consultation de l’encyclopédie collaborative « A Wiki of Ice and Fire », où sont dûment répertoriées pour chaque bataille le nombre et la nature des troupes, les statistiques des pertes, etc). Si la notion de jeu implique une distinction cardinale entre tactiques (locales, ponctuelles, visant un objectif limité) et stratégies (globales et intégratrices, ordonnées à des buts généraux), cette distinction est ici sans cesse contrebattue. La hauteur de vue des cinq rois est comme rongée par la manière dont le récit déploie, sous l’ordre des traités et des batailles, une temporalité différente, un ordre de généralité auquel les joueurs demeurent aveugles, trop occupés qu’ils sont à se duper ou à se prendre à revers : l’avancée de l’Hiver (et dans une moindre mesure, sur l’autre bord du monde, la croissance des dragons).
Sans doute, dans la littérature d’imagination contemporaine, G.R.R.Martin n’est-il pas le premier à introduire le thème de la Grande Année : dix ans avant A Song of Ice and Fire, Brian Aldiss dans la trilogie d’Helliconia (publiée de 1982 à 1985), décrivait un scénario symétrique et inverse – celui d’un monde glacé dont les habitants se voyaient confrontés à l’arrivée d’un printemps dont ils avaient perdu jusqu’au souvenir, chaque saison durant l’équivalent de 2500 années terriennes. Toutefois, si les deux auteurs mettent en scène une lente mise en mouvement du monde, où l’ordre que l’on croyait éternel s’avère variable, Aldiss en traite d’abord comme d’un immense redoux, noces printanières avec le monde où la floraison des choses vient ouvrir aux vivants l’espace des possibles, pour peu qu’ils acceptent de voir plus loin que leur vie diminuée. Martin, lui, scrute avec la venue de l’hiver l’éloignement croissant entre les enjeux politiques qui agitent la plupart des protagonistes, et les mauvaises nouvelles du Nord, ordres de préoccupations disjoints entre lesquels les corbeaux font un trait d’union ironique – apportant des messages qui demeurent lettre morte, picorant les guerriers tombés sur les champs de bataille. Ainsi le décompte des gains et des pertes, en lui-même compliqué par la bataille sans fin où ceux-ci prennent place, prend régulièrement des allures de danse macabre, de vanité collective où chacun agiterait signes et oripeaux de son pouvoir sous la conduite de Marcheurs Blancs qui mettent cap au pire.
Géographie mouvante, lutte sans terme assignable, jonchées de morts sous un climat qui change : arrivés à ce point, et puisqu’on évoquait les Vanités, il serait facile de voir dans le succès de Game of Thrones une façon pour le XXIe siècle de scruter passionnément ses traits décharnés comme en une sorte de miroir. Les miroirs, toutefois, ont comme ont sait une fâcheuse tendance à inverser ce qu’ils reflètent – de même que l’hiver de Westeros inverse le global warming, ou que la réalité matérielle se change en idéologie dans la camera obscura de Marx. On s’inquiètera d’abord de l’étrange dialectique par laquelle la série, dévoilant à la façon du Goya des Désastres de la guerre l’ordinaire des tueries sous le prestige des conquêtes, l’or des couronnements et la magie des contes, en vient bientôt à rehausser ce dévoilement lui-même, à le porter jusqu’à la Légende noire. Lorsque Ramsay Snow écorche ses victimes ou que Joffrey Barathéon s’entraîne à l’arbalète sous ses courtisanes, on songe au diagnostic sévère de Michel Foucault : « Il existe une fausse infamie, celle dont bénéficie ces hommes d’épouvante et de scandale qu’ont été Gilles de Rais, Guillery ou Cartouche, Sade et Lacenaire. Apparemment infames (…) leur infamie n’est qu’une modalité de l’universelle fama ». Perce aussi le sentiment que dans l’insistance à scruter cet envers du décor, la série voile à l’occasion ses propres ressorts peu avouables : ainsi les scènes de torture infligées à Théon Greyjoy, qui ponctuent avec la régularité d’une dégoûtante horloge les saisons 3 et 4 lorsqu’elles font l’objet d’une vaste ellipse dans le roman, ne sont peut-être pas étrangères à la manière dont l’acteur Alfie Allen a négocié avec la chaîne le maintien de sa présence à l’écran.
Plus profondément, entre les lignes narratives s’instaurent d’étranges contrepoints. Si le récit de la guerre des cinq rois peut sembler mettre en scène et à nu l’ampleur de nos désordres, il n’en va pas de même dans ces espaces latéraux qu’occupent ici la princesse Daenerys, là les hommes en noir de la Garde de Nuit. Ce n’est pas seulement que leur histoire revête une dimension plus nettement fantastique, comme si l’univers de Game of Thrones, affaissé en son centre, laissait sur ses marges subsister davantage de magie ; c’est aussi qu’à travers cette magie s’indiquent des mythologies politiques dont le lien avec notre présent ne laisse pas d’être ambigu. Le feu, la glace. Côté flammes et dragons, l’humoriste australien Aamer Rahman énumérait en 2013 dans un billet remarqué les éléments qui conspirent à faire de la trajectoire de Daenerys Targaryen un fantasme néoconservateur, a neocon wetdream : à commencer par l’orientalisme décomplexé dans la description des féroces Dothraki, adeptes de viol, de pillage et de khôl aux yeux (et certes, note Rahman, on ne saurait tenir pour raciste la description d’un peuple qui n’existe qu’en fiction – mais pourquoi faut-il toujours que bizarrement, le rôle de sauvages imaginaires échoie aux noirs et aux basanés ?). Or le mépris de ces féroces guerriers envers les femmes se retourne en prosternation dès lors que la blonde princesse dispose d’un arsenal militaire supérieur (les dragons, « équivalent des avions de chasse dans l’univers de Game of Thrones ») et entend en user pour délivrer, de cité en cité, des esclaves fous de gratitude et ralliés à sa cause. Expansionnisme salvateur d’une princesse white liberal : lors du final de la saison 3 et alors que Daenerys se demande si on va l’accueillir en conquérante ou en libératrice, le peuple la reconnaît comme sa Mère, la portant en triomphe sur un océan de mains brunes (« comme une sorte de Bono Targaryen », ajoute l’humoriste – on a plutôt songé, pour les mains tendues, à telle scène embarrassante d’Indiana Jones and the Temple of Doom qui, dans les années 1980, marqua la réconciliation de l’Amérique avec l’imaginaire colonial).
Côté glace, à l’autre bout du continent, la hauteur du Mur n’est pas seule à donner le vertige. On a rappelé comment la série trace, au fil des batailles rangées et des chuchotements d’antichambre, le panorama d’un monde dont se sont effilochées à la fois l’unité et les divisions, où intrigues et alliances, traversant les frontières, recomposent au fil des intérêts stratégiques le système des amitiés et des inimitiés. Il y a alors quelque chose de vertigineux à voir comment, au nord de ce tableau, Game of Thrones dresse l’exact opposé d’un tel régime de coexistence politique : le Mur, le partage absolu qu’il opère entre ici et ailleurs, le dehors radical et glacé qu’il laisse pressentir, l’adversaire sans mélange qu’il désigne au-delà – les Autres, the Others.
Notons qu’à cet égard, la série télévisée en rabat sur les romans, puisque ses producteurs David Benioff et D.B.Weiss expliquent ainsi avoir dû renoncer à cette mention des « Autres », ne retenant des livres que l’appellation « Marcheurs Blancs » : « les spectateurs qui n’ont pas lu les livres risqueraient de se demander : « de quels autres est-ce qu’on parle ? Les autres quoi ? » ». En toute rigueur, en effet, il n’y a guère place dans le monde clair-obscur où la guerre se déroule pour des Autres « tout court ». Et pourtant, c’est bien le choix que fait G.R.R.Martin : refusant de qualifier ses morts-vivants glacés, et par là de les situer dans le bestiaire général des habitants de Westeros, il fait cohabiter dans ses romans deux manières de distinguer le Même et l’Autre. Dans A Song for Ice and Fire l’altérité radicale des Marcheurs blancs coexiste avec un univers fait de différences relatives, comme la verticale du Mur avec l’écheveau des alliances, comme le rêve d’une frontière où le clair-obscur du monde trouverait à s’adosser.
Etrange symétrie donc. Là où la narration centrale arase la référence aux grands principes et aux fins ultimes pour s’installer dans l’espace blême et plat de la guerre, toute une eschatologie politique trouve à se regrouper aux bords extrêmes du récit, de chaque côté du monde, comme les monstres dans le blanc des planisphères médiévaux. Là, le feu et la glace se répondent : les dragons peuvent figurer le rêve d’une expansion illimitée qui, parce qu’elle apporte la liberté, se concilie les peuples sauvages, et le Mur celui d’une limite qui, circonscrivant une différence pure, nous disculpe de toute complicité et nous tient quitte d’éventuels compromis.
C’est, au choix (et selon les moments, tomes et épisodes), un aveu de faiblesse ou une marque de courage que d’installer le récit au creux de cette contradiction. Faiblesse, quand le rapport de la périphérie au centre vaut comme compensation, installant là-bas une pureté dont elle montre l’inanité ici, ressuscitant aux confins de la guerre une innocence brune comme Jon Snow, une détermination blonde comme Daenerys. Mais courage s’il s’agit d’interroger, au contraire, la façon dont ces icônes politiques aussi belles que suspectes – le Gardien des frontières, la Libératrice armée – doivent se confronter à des problèmes qui, eux, ne relèvent pas du tout du mythe. Problème de Daenerys : que faire des peuples libérés, et du mécontentement économique, lorsqu’on a brisé les chaînes de l’esclavage ? Problème de Jon Snow : comment se comporter, si aux frontières du Royaume et au-delà du Mur se tiennent non seulement des Autres redoutables, mais aussi des humains, sauvageons réclamant du secours ?
Les lecteurs du tome V, A Dance with Dragons – provisoirement plus avancés dans le récit que les spectateurs de HBO – le savent : à mesure que les pages s’accumulent, c’est la probité de G.R.R.Martin que d’affronter dans leurs piétinements, leurs exaspérations et leurs ultimes conséquences ces questions d’après-coup, et la manière amère dont tournent les rêves de liberté ou de réconciliation. On n’en dira pas plus. Lucidité aussi de cette série à l’égard de l’état du monde : elle fait apparaître, face à ces rédempteurs désemparés que sont Snow et Daenerys, une tierce-figure du peuple. En effet, oscillant entre le tableau d’une guerre sans fin et la reprise de mythes qui, tout en l’inversant, relancent et justifient la bataille, la série dépeint du même coup divers genres de peuples. Il y a le petit peuple, immémorial comme le froid, la faim ou l’incendie, sans visage comme la guerre elle-même – petit peuple de charretiers, d’aubergistes ou de femmes pendues que le spectateur croise régulièrement, dont la foule se presse sur le trajet des Grands et qui, malmenée sur toute l’étendue du continent, se révolte pourtant fort peu. Tout au plus, dans son inconstance, ce peuple là jette-t-il au détour d’un épisode quelques immondices au visage de Joffrey Lannister, pour le plaisir du spectateur. Il y a d’autre part, comme corollaires des mythes, les Peuples, solidaires d’une tout autre version de l’histoire et de la géographie : Peuples aussi typés que l’autre est anonyme, races et ethnies assignées sans recours à leurs moeurs et à leur territoire (Dothraki cavaliers des steppes, Fer-Nés pirates tout de sel et d’embruns, Dorniens alanguis, raffinés et fourbes, etc).
Et il y a donc, à l’entrecroisement des deux autres, comme une troisième version du peuple. Cette version-là habite les paradoxes : arrachée à son territoire sans cesser de tenir à ses coutumes, elle oscille entre désordre et fragilité, fait le siège de tous les murs, se presse sous les murailles de glace où patrouille la Garde de Nuit, agonise aux contreforts des cités libérées par la Mère des Dragons. Cette multitude déplacée hante l’après-coup des guerres : c’est la foule des réfugiés, où Hannah Arendt voyait l’avant-garde des hommes.
On vient d’évoquer la manière dont le récit semble s’installer régulièrement dans l’après-coup. Cela n’est pas étranger à la brusquerie avec laquelle surviennent les drames qui, sans crier gare, soustraient ou martyrisent les personnages principaux comme on tirerait le tapis sous les pas de l’intrigue. Cut Ned Stark, cut son fils, cut la main d’épée de Jaime Lannister. Il ne suffit pas, pour expliquer ce procédé du shocking kill, d’y voir une manière pour l’auteur de manifester sa toute-puissance, de rappeler qui est le maître dans un univers télévisuel où les séries sont d’abord gouvernées par leurs showrunners avant de l’être par leurs vedettes. En un sens, Alfred Hitchcock administrait déjà une leçon de ce genre en 1960, lorsqu’il tuait Janet Leigh après trois quarts d’heure de Psycho (Hitchcock, dont on sait le rôle de passeur entre cinéma et séries TV, fut bel et bien le premier showrunner). Dans Game of Thrones, l’enjeu est un peu différent : le caractère inattendu de certaines péripéties est peut-être moins dû au goût de la surprise, ou au désir de placer son public entre insécurité et fatalisme – Valar Morghulis, tout homme doit mourir –, qu’au souci d’installer le récit dans l’ordre des effets, de lui faire dévaler la cascade des conséquences.
Pour s’en tenir à un exemple tiré des tout premiers épisodes, il suffit de se rappeler la façon dont, en une seconde, le jeune Bran Stark se trouve précipité d’une tour du château : la brève opacité du crime qui retire à Bran l’usage de ses jambes engage, sur son autre versant, une quête très longue et tortueuse, quête dont la chute est moins la raison que le déclencheur. De là, une forme de malentendu au cœur du pacte de lecture : lecteurs et spectateurs sont en permanence inquiets de ce qui va arriver (la hantise du spoiler atteint avec Game of Thrones un niveau d’hystérie exceptionnel) là où la série scrute essentiellement ce qui suit, confrontant sans pitié chaque personnage aux implications lointaines de ses actions, comme au champ de possibilités et d’impossibilités ouvert par les catastrophes antécédentes. Cette manière pour l’histoire d’être à la fois gouvernée par les événements qui la précèdent, et libérée de ceux-ci à raison de leur arbitraire même, est exactement figurée dans les premières minutes de chaque épisode. Chaque fois, le récit qui va suivre s’ouvre sur un rappel des faits où se rassemblent quelques extraits décisifs et obscurs : previously on Game of Thrones.
En rabattre sur la dignité des Causes – au double sens des principes premiers et des nobles partis que l’on embrasse ; être, par contre, précis et intransigeant sur les effets. Régler, en somme, la focale sur « tout ce qui s’ensuit », là même où le récit gravite autour d’un problème de succession. Dans ce choix, il n’est pas interdit de voir un signe de la profonde intimité entre cette saga et l’oeuvre de Nicolas Machiavel. Le Prince ne cesse d’y insister : ce n’est pas le tout de conquérir, encore faut-il conserver, et la conquête elle-même s’opère sous les conditions d’une Fortune qui la précède et l’excède. En bref, l’exigence stratégique d’anticiper sur les événements s’enlève sur le fond d’une sorte de retard ontologique qui oblige à prendre les trains en marche, à décider in medias res, à enchaîner dans le mouvement.
C’est ce type de basculement, typiquement machiavélien, de l’avant vers l’après qui se laisse par exemple percevoir dans les propos tenus, pour le magazine Rolling Stone, par G.R.R.Martin à l’égard de Tolkien et de l’univers du Seigneur des Anneaux. « Tolkien peut dire qu’Aragorn devint roi et régna pour une centaine d’années, et qu’il fut sage et bon. Mais il ne pose pas la question : quelle fut la politique fiscale d’Aragorn ? Maintenait-il une armée permanente ? (…) Et qu’en est-il de tous ces orques ? Après la fin de la guerre, Sauron n’est plus mais les orques ne sont pas partis – ils sont encore dans les montagnes. Aragorn a-t-il conduit une politique de génocide systématique pour les tuer tous, y compris les petits bébés orques, dans leurs petits berceaux d’orques ? »
Perceptible de part en part dans cette remarque, l’influence de Machiavel sur les problèmes que posent ensemble les livres et la série nous semble de plusieurs ordres. D’abord, Game of Thrones puise chez le secrétaire florentin une large part des matériaux de son analyse politique. On l’a souvent remarqué : la série parcourt assez systématiquement les questions que, selon Machiavel, tout conquérant doit se poser. Par exemple, elle interroge les bénéfices respectifs d’une conquête conduite par les armes propres et par les armes d’autrui, dans la nécessité où le conquérant se trouve de nouer des alliances et dans son incapacité à récompenser ses alliés à hauteur de leurs espérances. Ou bien, elle sonde l’intérêt et les dangers des troupes mercenaires, toujours susceptibles de tourner casaque (cf le personnage de Bronn et l’ensemble des « épées louées »). Ou encore, elle appelle à tenir compte de l’étrange renversement qui saisit les actions morales dès lors qu’elles sont exercées depuis le lieu de la souveraineté. Tragédie du bon Prince dans un monde qui n’est pas bon (Ned Stark). Drame du Prince généreux qui, parce qu’il doit puiser les moyens de sa générosité dans les caisses collectives, s’expose à paraître ladre (Jon Snow, désespérant de voir baisser les réserves de nourriture de la Garde de Nuit), etc.
Cela n’implique pas à l’inverse, que se montrer méchant soit un gage de succès politique : Game of Thrones n’est pas machiavélique au sens vulgaire. Non seulement, pour le jeune roi Joffrey, décapiter son conseiller était un choix que G.R.R.Martin (dans l’entretien déjà cité), juge puéril, mais le terrible est que Joffrey prenne goût à la cruauté, y revienne touche par touche jusqu’à susciter la haine grandissante d’ennemis puissants. Cette addiction au mal est typique, pour Machiavel, de la mauvaise cruauté, « celle qui, petite au début, croît avec le temps plutôt qu’elle ne s’abaisse ». Le problème de Joffrey, c’est qu’il recommence, se montrant par là odieux et prévisible. On peut se demander si ne s’indique pas ici l’un des ressorts secrets qui porte la série à dévorer l’un après l’autre ses personnages : la récurrence, qui est le principe de la narration sérielle, est le danger majeur de la politique machiavélienne, pour qui « il faut faire le mal tout d’un coup afin que moins longtemps le goûtant, il semble moins amer ». La guerre implique de trancher une fois pour toutes, mais la série impose de faire revenir actions, dilemmes et acteurs ; du coup, tous les ressorts traditionnels permettant de faire retour sur un personnage – les atermoiements qui le hantent, les traits de caractère qui s’affirment – l’exposent à des risques mortels. Même Tywin Lannister déroge au « bon usage de la cruauté », car son personnage est ainsi construit : là où il devrait « songer à toutes les cruautés qu’il lui est besoin de faire et toutes les pratiquer d’un coup pour n’y retourner point tous les jours » (Le Prince, VIII), il ne peut s’empêcher de faire subir à son fils des humiliations répétées, qui le mèneront à sa perte.
Cet exemple en témoigne déjà ; si la série la plus téléchargée du moment entretient une proximité philosophique avec l’œuvre, longtemps jugée abominable, du secrétaire florentin, cette familiarité s’étage sur différents niveaux. Il y a bien sûr le décorum de la Renaissance, que HBO privilégie là où les livres empruntent une imagerie plus médiévale (comme le note justement Stéphane Rolet). Il y a, plus profondément, ces éléments de contenu que l’on vient de rappeler, touchant à l’analytique de la conquête et de la conservation du pouvoir, morceaux de rationalité immergés dans l’élément d’une Fortune toujours susceptible d’interrompre les stratégies les mieux structurées – Cesare Borgia tombant malade, ou Robb Stark tombant amoureux. Mais au niveau le plus fondamental, tout se passe comme si Game of Thrones faisait communiquer les enseignements de Machiavel avec le type de narration qu’implique le feuilleton, de manière à déployer les ressources de la forme sérielle elle-même, sa capacité propre à rendre compte d’un monde en guerres.
De cette fécondité, on donnera un seul exemple, qui concerne le Temps. « Le temps chasse tout devant soi et peut apporter avec soi le bien comme le mal, et le mal comme le bien », peut-on lire au chapitre III du Prince. Cette irruption du temps, dont la puissance n’a d’égal que l’indifférence, signe chez le florentin l’entrée dans une modernité politique désertée par les essences fixes comme par la providence céleste. John Pocock a ainsi défini le « moment machiavélien » de la pensée comme « un nom donné au moment dans le temps conceptualisé, où la république fut perçue comme confrontée à sa propre finitude temporelle, comme s’efforçant de rester moralement et politiquement stable dans un flot d’événements irrationnels conçus essentiellement comme détruisant tous les systèmes de stabilité séculière » ( J.Pocock, Le Moment Machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine, 1975). On sent bien pourtant qu’il ne suffit pas, pour restituer un tel moment, de vêtir des acteurs à la mode toscane, de dresser billots et échafauds, de changer des noces en boucherie comme on suivrait du doigt telle description de Machiavel (« et ils ne furent pas plutôt assis que des cachettes sortent des soldats qui mettent à mort l’oncle et tous les autres… »).
Comment alors retrouver ce que cette conscience historique a d’inédit et d’âpre dans un monde, le nôtre, qui en a à la fois érodé la nouveauté et renouvelé l’urgence ? Game of Thrones répond : en passant le bel ordonnancement temporel des mythes d’aujourd’hui à la moulinette de la forme sérielle, en usant de la série pour produire une autre compréhension du temps. Pour le mesurer, ouvrons une fois encore Le Seigneur des Anneaux – dans sa version livresque, bien plus claire en cela que la pénible trilogie cinématographique. Sous l’histoire cyclique d’un aller et retour des Hobbits vers leur chère Comté, le récit s’y déployait avant tout en trois Âges, dont chacun occupait un tome. Le temps de la guerre narré dans le deuxième tome se trouvait encadré, en amont, par la rencontre des puissances du passé, rois anciens enterrés sous des tertres ou joyeux esprit de la nature arpentant les montagnes (toutes séquences sottement sacrifiées par Peter Jackson) ; en aval, faisant écho aux vues de ce catholique convaincu qu’était J.R.R.Tolkien, s’ouvraient les horizons à la fois harmonieux et séparés de la souveraineté et du salut, couronnement ici du bon roi Aragorn, là départ des vaisseaux emportant les héros vers le continent où habitent les Dieux. Il y avait donc un passé, il y avait un avenir. C’est l’ensemble de cette économie que Game of Thrones trouve à subvertir ; devant l’avancée de l’Hiver, épisodes et saisons y chassent tout devant eux, comme si les puissances d’une nature archaïque (les marcheurs blancs libérés par l’hiver), celles du messianisme (incarné par la sorcière Mélisande et les adorateurs du Dieu rouge), celles des forces armées devenaient cette fois rigoureusement contemporaines, coexistant sur un même plan. Cette fois, d’une séquence l’autre, plus rien n’est extérieur au présent de la guerre : les messagers du Dieu à venir marchent dans les pas d’un aspirant au trône, l’héritière qui ressuscite les Dragons immémoriaux entend bien s’en servir pour faire valoir ses droits, et tous apparaissent hic et nunc comme des entrepreneurs de politique.
On ne saurait pour autant diagnostiquer une victoire totale de l’actualité sur les autres dimensions de l’histoire : car au moment même où les épisodes, obnubilés sur la crise du moment, prennent l’allure hypnotique d’un journal télévisé, on peut considérer au choix que tout ce qui advient n’est que pure survivance – échos de temps anciens où la magie était plus forte, les dragons plus grands et les rois plus sages –, ou bien pure imminence – winter is coming. En bref, à la linéarité du passé, du présent et du futur, Game of Thrones substitue leur immanence réciproque ; et si G.R.R.Martin revendique volontiers l’inspiration de Shakespeare, c’est que comme dans Hamlet, The time is out of joint. Advient alors, dans cette superposition et à mesure que s’amoncellent les pages, un moment où l’instabilité universelle coïncide avec une parfaite immobilité – heure de l’ombre la plus courte, où le siège des villes dure depuis bien trop longtemps, où les palanquins indéfiniment se traînent d’ouest en est sur d’anciennes routes pavées, où les soldats battent les cartes et luttent contre l’onglée, où les princesses désespèrent dans leurs pyramides, où s’empoussière la carte des offensives-éclair. Tout l’enjeu de la saison 5, qui s’annonce alors que nous écrivons ces lignes, est de savoir comment la télévision endurera ou non la manière dont, dans les livres qu’elle adapte, le récit s’encalmine ainsi impitoyablement, où à force de renversements d’alliances l’agitation se fait inaction pure : déjà, les producteurs de HBO communiquent à grands renforts d’annonces sanglantes, expliquant que dans cette saison certains personnages mourront, qui survivaient dans la version romanesque, de sorte que lecteurs et spectateurs seront à égalité. « Il y aura des surprises ! », nous explique-t-on – dommage. Car dans l’immense paralysie que dressent les derniers tomes publiés d’A Song of Ice and Fire, on commençait à reconnaître davantage même qu’un portrait d’aujourd’hui : comme une défaite du récit face à la littérature.
— Mais, et Tyrion, où est Tyrion ? Dans le tableau que vous tracez, quelle place pour son intelligence désespérée, ses boitillements, sa paillardise, son côté mi-Caliban mi-Falstaff ?
— J’invoquerais une autre silhouette. Rappelez-vous : lorsqu’il rédige le Prince, Nicolas Machiavel est disgracié, en exil. L’intelligence qu’il déploie se paie d’une mise à l’écart des actions, et l’attention qu’il consacre aux mécanismes du pouvoir est en raison directe de l’impotence à laquelle le voue son état présent. Ce qu’il résume non sans humour, dans une lettre : « plongé dans cette vulgaire existence, je tâche d’empêcher mon cerveau de moisir, je donne ainsi carrière à la malignité de la fortune qui me poursuit ». Si les conjonctures singulières ne prennent sens que de se voir imprimer la marque d’un homme d’action, il semble bien que la capacité à saisir le tableau d’ensemble prélève au contraire dans la chair sa rançon d’impuissance : ni Varys l’eunuque à l’écoute des murmures du royaume, ni Bran l’infirme à la poursuite d’une corneille à trois yeux ne diront le contraire. Commentant cette fatalité qui voue à la distance les penseurs de l’action, Maurice Merleau-Ponty nomme cela : « la claudication du philosophe », et Machiavel lui-même : « la nécessité de se trouver en bas dans la plaine pour contempler l’aspect des montagnes et des lieux élevés ». L’infortune, la claudication et la contre-plongée, gages d’une acuité acérée dans l’analyse des batailles en cours : un nain est tapi dans l’histoire, maître dans l’art des échecs. Saurez-vous le retrouver ?
Mathieu Potte-Bonneville