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Les "réfugiés économiques" : anatomie d'une chimère.
Sur la non-pensée de l'immigration. 
Posted in Autour du politique 9 min read
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Première publication : Vacarme n°1, février 1997.
Lire sur le site de Vacarme.

« La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » La phrase de Michel Rocard pèse de tout son poids sur le débat actuel. Elle résume, à elle seule, l’embarras du PS comme du PC, incapables de relayer en termes clairs le combat des associations, mais le problème est-il bien posé ? S’agit-il, face aux immigrés et aux réfugiés, de contingenter la « misère » ? Sous l’apparent bon sens, ni le diagnostic, ni le traitement vont de soi.

Il y a des mots que la folie ambiante fait paraître, par contraste, raisonnables et sensés. Celui de « réfugié économique » est visiblement promis à de beaux succès. L’expression semble modérée. Plutôt que de crier à l’invasion, on affirme que ceux qui, aujourd’hui, sollicitent chez nous le statut de réfugié le font de plus en plus souvent pour des raisons économiques. Ils fuient l’extrême pauvreté comme d’autres fuient la persécution policière. Leurs motivations sont donc proches de celles des immigrés, réfugiés à leur manière. On prétend donc comprendre les raisons des « réfugiés économiques », qu’ils soient demandeurs d’asile ou aspirants à l’immigration. Mais on se voit obligé de leur opposer un refus (ferme et humain, comme il se doit). Nos économies occidentales en crise ne peuvent offrir à ces fuyards le gîte qu’ils demandent.

Ce discours a montré ses limites sous les voûtes de l’église Saint-Bernard. On s’est aperçu qu’il ne suffit pas de se vouloir compréhensif et humaniste pour dégager une alternative précise face à la pensée de droite et à ses coups de hache. Encore faut-il éviter de coller, sur une situation complexe, une étiquette confuse. Encore faut-il ne pas tout mélanger. Là est sans doute le défaut du discours sur les « réfugiés économiques » : en prétendant croiser la réflexion économique sur l’immigration avec l’affirmation politique du droit d’asile, il interdit finalement l’une et l’autre.

Une non-pensée de l’immigration

D’un côté, parler, à propos des immigrés ou des résidents étrangers, de réfugiés économiques permet de faire l’impasse sur le rôle qu’ils jouent, et qui n’est nullement provisoire, dans le système général des échanges et dans le fonctionnement de l’économie. Parler de réfugié, c’est suggérer que celui qui émigre cherche un abri, non un emploi, et que son accueil est une question de générosité plutôt que d’intérêts. En d’autres termes, l’immigration ne serait « économique » que dans la tête de ceux qui tentent l’aventure, imposant au contraire aux pays d’accueil une charge difficilement supportable, et justifiable du seul point de vue humanitaire. L’image s’impose alors d’une horde de miséreux demandant, pour survivre, aux économies occidentales une aide qu’elles ne peuvent procurer, et qu’elles n’ont pas pour vocation de prodiguer.

Or, cette image est fausse, ou tout au moins partielle. En effet, si les immigrés voient un intérêt à entrer et à demeurer dans les pays européens, c’est aussi parce que ces derniers trouvent leur compte à cette présence — si l’on donnait du travail par charité et exception, cela se saurait. Il conviendrait donc de comprendre et d’évaluer l’immigration sur le fond de la place qu’elle occupe effectivement dans le champ économique. En considérant, par exemple, que l’emploi de travailleurs clandestins permet à des pans entiers de l’activité (bâtiment, confection) de se maintenir à flots. Ce qui ne veut pas dire que tous les travailleurs « au noir » soient étrangers ! En soulignant, à l’inverse, le soutien que les immigrés apportent à l’économie de leurs pays d’origine, soutien proportionnellement bien plus important que l’aide au développement allouée par les pays occidentaux. En rappelant qu’un rapport de la Commission de Bruxelles, publié en mars dernier, faisait de l’immigration l’une des clefs du maintien des équilibres sociaux dans les prochaines années, pour une Europe menacée par le vieillissement. Ce ne sont là que des banalités — encore faut-il en tenir compte, si l’on veut avoir une vision un peu claire du « problème de l’immigration ». Ce sont précisément ces données que le discours sur les « réfugiés économiques » vient masquer. Faisant de l’immigration une fuite éperdue devant la misère (ce qu’elle est évidemment aussi), il nous interdit d’en discerner les raisons, les mécanismes et les effets.

Une confusion fatale au droit d’asile

De l’autre côté, lorsqu’il s’agit de penser, non plus l’immigration, mais les principes et l’exercice de l’asile poli¬tique, parler de réfugiés économiques nous oblige à entrer dans une implacable mécanique du soupçon. Le raisonnement est le suivant : puisque l’immigration est aujourd’hui sévèrement contrôlée, on peut s’attendre à ce que de plus en plus d’aspirants au départ détournent la procédure de demande d’asile, et tentent d’obtenir le statut de réfugié à des fins seulement économiques. L’hypothèse ne colle pas avec les chiffres : l’augmentation, réelle, des demandes d’asiles constatée au milieu des années 1980 intervient plus de dix ans après la fermeture des frontières, ce qui rend peu crédible le modèle des « vases communicants ».

Mais le soupçon demeure, et ses effets sont dévastateurs. D’une part, l’attribution du statut de réfugié devient un élément, parmi d’autres, de la politique de contrôle de l’immigration ; il ne s’agit plus, pour les États, de donner asile, mais de gérer des flux. D’autre part, le parcours du demandeur d’asile se hérisse de procédures qui visent à départager, dans son dossier, motivations politiques et économiques. Distinction impossible la plupart du temps. « Le mélange des motivations est une constante inévitable des demandes d’asile, dans la mesure où, quel que soit le régime politique, l’exploitation économique et la persécution politique sont toujours inextricablement mêlées », comme le remarque le démographe Luc Legoux. Prétendre les séparer conduit à l’absurde. La quête du « vrai réfugié » nous aurait interdit, en leur temps, de donner asile aux Allemands de l’Est, parce qu’ils avaient aussi un intérêt économique dans cet exil ; et nous ne pourrions aujourd’hui, en toute rigueur, accueillir que des personnes persécutées par des pays plus développés que le nôtre – nous serions sûrs, alors, qu’ils ne viennent pas pour s’enrichir. Bienvenue aux réfugiés suisses.

« La misère du monde » : une formule piège

Le réfugié économique est donc, dans le débat public, un personnage étrange. Ni vraiment immigré (puisque « réfugié »), ni vraiment réfugié (puisque « économique ») ; ni acteur dans le jeu des échanges, ni personne à laquelle nous nous devrions d’accorder protection — juste l’objet d’une sollicitude vaguement humaine. La fameuse formule de Rocard, reprise à l’envi par les responsables de droite, résume parfaitement cette attitude. D’un côté, on arrache l’immigration à son horizon direct, celui du travail, pour en faire un problème d’« accueil » — comme si l’Europe était, pour les étrangers, un hôtel plutôt qu’une usine ou un atelier de confection. De l’autre côté, on maquille le droit d’asile en charité, oubliant qu’il s’agit d’abord du devoir d’une nation libre, envers la liberté et ceux qui s’y efforcent. On s’autorise donc, sous couvert de réalisme, à tout confondre, comme si « les étrangers » étaient un problème en soi, hors de toute réflexion politique ou économique précises. Une telle confusion a son prix : un contrôle policier sans bornes et sans principes, s’appliquant uniformément à tous les étrangers ; une exploitation économique d’autant plus brutale qu’elle concerne des personnes sans droits, corvéables à merci.

Il ne s’agit pas, pour autant, de dire que les problèmes sont absolument distincts. Que la question de l’immigration ne soit pas simplement économique, mais engage une réflexion politique sur les inégalités de développement et la tutelle généralisée du tiers-monde, c’est clair. Que la définition de l’asile politique soit, du même coup, trop limitée parce que la persécution n’est pas la seule bonne raison de fuir, c’est possible. Mais la nécessaire politisation de ces questions doit passer par la prise en compte de ce qui existe, et peut être défendu : un statut juridique du droit d’asile, remis en cause par l’assimilation des réfugiés à un « flux migratoire » ; une présence de fait des immigrés et résidents étrangers au sein de nos économies, présence aujourd’hui déniée par le mythe de l’« immigration-zéro » et de la fermeture des frontières. C’est en partant de là — et non d’on ne sait quelle sympathie lointaine et impuissante que l’on aura une chance de sortir de l’impasse.


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