Prélude à un débat organisé au Collège International de Philosophie, 2011.
Sur : Roger Pouivet, Philosophie du rock, Presses Universitaires de France, 2010.
Je voudrais concentrer mes quelques remarques sur les enjeux proprement esthétiques de la thèse que Philosophie du rock défend. L’idée selon laquelle les oeuvres « rock » consistent essentiellement en leur enregistrement me paraît – encore qu’en quelque sorte à son corps défendant – susceptible d’éclairer d’une manière neuve à la fois la valeur de ces oeuvres, les particularités de la pratique qui leur est associée, ainsi peut-être que certains problèmes stylistiques susceptibles de préoccuper les musiciens eux-mêmes. Je dis « à son corps défendant », dans la mesure où Roger Pouivet se montre tout au long soucieux de marquer une frontière nette entre le type d’approche qu’il propose, et toutes une série de points de vue qu’il juge extérieurs à la chose même : les jugements laudatifs ou réprobateurs émis envers le rock, les regards d’ordre sociologique ordinairement portés sur ce type de musique, les classifications stylistiques qui font les délices des critiques, voire des promoteurs de tel ou tel groupe, label ou courant musical. Le rock ne serait donc, en soi, affaire ni de goût, ni d’histoire, ni de genres – mais cela ne veut pas dire, et ce sera mon hypothèse, que définir à nouveaux frais ce qu’il est en soi n’ait aucune incidence sur les questions de goût, d’histoire et de genre.
En soulevant ici des questions dont l’ouvrage se démarque ainsi explicitement, il ne s’agit pas pour moi de le prendre à revers : plutôt de suggérer, peut-être, que la limite ainsi tracée entre des approches de l’art posées au mieux comme hétérogènes, au pire comme totalement incompatibles, est peut-être plus poreuse qu’il y paraît. Il me semble en particulier que l’alternative posée entre une approche qui reconnaîtrait la spécificité ontologique des oeuvres, et un historicisme acharné à les réduire à une expression de leur contexte social et culturel, est peut-être réductrice ; l’idée que « quelque chose peut être produit dans un certain contexte en tant que chose d’une certaine sorte dans le monde » (p.204) est peut-être, contre toute apparence, un point de contact possible entre la démarche analytique défendues par Roger Pouivet, et des traditions descriptives et interprétatives qui pourraient sembler a priori fort différentes.
A titre de pierre d’attente pour de tels rapprochements, je remarquerai que la démarche adoptée dans Philosophie du rock a, me semble-t-il, un prédécesseur inattendu. Qu’un art de masse, dont l’abord ne requiert pas de mobiliser des présuppposés culturels déterminés, puisse en même temps trouver sa singularité dans un statut ontologique entièrement neuf (statut lié à ce qu’il réside tout entier dans son enregistrement, davantage que dans la capture d’un geste artistique qui en constituerait le préalable et la médiation obligée), c’est la thèse de Roger Pouivet ; mais c’est aussi, quoi qu’en un autre sens, la thèse centrale d’un essai fameux, consacré il est vrai non à la musique, mais à cet autre pan essentiel de la culture contemporaine que constituent la photographie et le cinéma : je veux parler de l’article « Ontologie de l’image photographique », publié par André Bazin dans Problèmes de la peinture, en 1945 (et repris dans le célèbre recueil Qu’est-ce que le cinéma ?) ; on se souvient peut-être que cet article fut le fer de lance théorique du nouveau réalisme alors émergent, sur les ruines de l’Allemagne année zéro et de Rome ville ouverte ; qu’il fut, aussi, le texte de chevet de quelques critiques aspirant à devenir cinéastes, et appelés à former ensemble ce qu’on nommerait plus tard la Nouvelle Vague (vague où le rock ne serait certes pas absent : one + one, en somme). Dans ce texte, Bazin défendait une étrange généalogie de la photographie, faisant remonter celle-ci à la pratique égyptienne de l’embaumement, et y voyant l’ultime avatar d’un désir fondamental chez l’homme – « sauver l’être par l’apparence ». Mais il soutenait surtout un argument dont il affirmait clairement le caractère ontologique, et dont je rappelle le nerf : « l’originalité de l’image photographique réside dans son objectivité essentielle. Aussi bien le groupe de lentilles qui constitue l’oeil photographique substitué à l’oeil humain s’appelle-t-il précisément « l’objectif ». Pour la première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux » (Bazin, p.13).
Le statut achéropoïetique des images photographiques (pour employer le terme désignant les images qui se font toutes seules, à l’exemple – supposé – du Saint-Suaire de Turin) est interprété par Bazin non simplement comme une modification dans le mode de production des oeuvres, mais comme une modification de la réalité même de l’image : en celle-ci, la structure de renvoi ou de représentation s’enlève désormais sur le fond d’une commune appartenance au monde des choses (« l’image agit sur nous en tant que phénomène « naturel », comme le sont une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques », ibid.). J’entends bien qu’« ontologie » ne s’entend pas ici exactement au même sens que dans l’ouvrage de Roger Pouivet : chez Bazin, le terme désigne la solidarité intime, exclusive de toute relation intentionnelle intermédiaire, entre l’image et l’événement qu’elle capture, événement dont elle porte physiquement la marque ; dans Philosophie du rock, le mot d’ontologie est précisément convoqué pour marquer l’indépendance de l’oeuvre, considérée comme enregistrement, vis-à-vis de la partition dont elle se contenterait de donner une interprétation, et sa transcendance de tout événement (concert ou exécution), qu’elle viendrait par-après restituer ou conserver. Mais le contraste n’en est que plus frappant : là où une partie de la tradition esthétique et critique s’est concentrée sur la façon dont le cinéma parachève l’ambition de garder trace de ce qui a eu lieu (depuis « la vérité vingt-quatre fois par seconde » de Jean-Luc Godard à « la mort au travail » de François Truffaut), l’analyse de Roger Pouivet fait apparaître combien l’oeuvre rock, considérée dans son statut ontologique, s’émancipe en quelque sorte de tout « avoir-lieu » préalable, pour ne tenir en une superposition de pistes dont l’enregistrement est le seul lieu de croisement.
Tout se passe alors comme si la notion même d’enregistrement, au coeur des processus techniques de production des oeuvres modernes, de l’image au son, se voyait distendue entre deux pôles : l’un, où le film ne trouve son statut propre, son être de film, qu’à la condition de renvoyer à autre chose que lui-même (ce dont un certain nombre d’expérimentations, du type de celles de Norman Mac Laren intervenant physiquement sur les pellicules, ont donné une sorte de confirmation à contrario) ; l’autre, où l’oeuvre rock (le single, l’album) se caractérise de n’être pas une oeuvre enregistrée, mais un « artefact-enregistrement » (p.53), artefact dont le propre est justement de n’être pas enregistrement de, de ne pas jouer comme écran, filtre ou conservatoire d’une oeuvre qu’il s’agirait alors de retrouver dans toute sa fraîcheur au-delà de lui. Significativement, là où André Bazin insiste sur la manière dont le cinéma s’émancipe, vis-à-vis de la médiation que constituait jusque là dans l’histoire de la représentation l’intervention du peintre, c’est avec la peinture que R.Pouivet suggère de rapprocher l’oeuvre rock : « Le résultat peut être comparé à la peinture, quand le spectateur est directement au contact de la création artistique, sans la médiation d’une exécution. Les enregistrements sont rendus aussi directs que ce que fait un peintre » (p.59).
On dira que le rapprochement que je suggère est faussé ; en effet, l’article de Bazin n’est pas une réflexion philosophique sur le statut de réalité de l’objet film, mais tout autant une prise de parti normative sur le type d’esthétique que le cinéma doit privilégier, compte-tenu de la nouveauté qui est la sienne : ce qu’il nomme une « épiphanie du réel », dont le réalisme des années 1950 constituerait le paradigme. (A cet égard d’ailleurs, R.Pouivet aurait raison de remarquer que les films de masse contemporains, de type « blockbuster », ont plutôt en commun avec le rock de constituer un mixage d’éléments disparates). Il se pourrait pourtant que l’analyse menée dans « Ontologie de l’image photographique » soit grosse d’une ambiguïté, dont l’ontologie du rock pourrait par contrecoup se voir éclairée. La conclusion du texte de Bazin est à la fois ironique et ouverte : après avoir noté la divergence fondamentale entre le devenir de la photographie et celui de la peinture (celle-ci, en quelque sorte délivrée par celle-là de l’obligation d’avoir à représenter le monde : « la photographie nous permet d’admirer dans sa reproduction l’original que nos yeux n’auraient pas su aimer, et la peinture une pur objet dont la référence à la nature a cessé d’être la raison »), Bazin ajoute sobrement : « D’autre part, le cinéma est un langage » (Bazin, p.17). Je mentionne ce « d’autre part », parce qu’il me semble installer la réflexion ontologique sur l’image dans une sorte de dialectique, dialectique dont je me demande s’il ne serait pas possible de trouver un correspondant du côté du rock.
Que le cinéma, en effet, soit trace et langage, a défini pour lui un espace problématique dont atteste assez bien la diversité des oeuvres cinématographiques que Bazin a aimées et inspirées, compas dont les pointes opposées auraient nom Rossellini et Godard. Il en va ici un peu comme de la perspective géométrique en peinture, invention dont E.Panofsky notait qu’elle avait du départ constitué une « arme à double tranchant », procurant aux corps la place d’un déploiement plastique et à la lumière la possibilité de se diffuser dans l’espace, créant une distance entre l’homme et les choses et abolissant en retour cette distance, ramenant le phénomène artistique à des règles stables et l’inscrivant sous la dépendance d’un point de vision subjectif (Panofsky, La perspective comme forme symbolique, p.160). De même, je me demande si le fait que l’oeuvre rock soit un « enregistrement-artefact » définit bien pour elle un destin univoque, ou si cela n’éclairerait pas au contraire un certain nombre de tensions inhérentes à l’histoire de tout ce que l’on nomme « rock », et que R.Pouivet repousse aux marges de ses préoccupations propres. J’entends bien, par exemple, que R.Pouivet soit très soucieux de distinguer l’oeuvre rock de l’événement du concert ; ou l’oeuvre rock de son inscription dans des pratiques sociales ; ou l’oeuvre rock de l’éloge de la spontanéité et du culte du corps avec lesquels elle est ordinairement confondue. Mais il me semble qu’il serait dommage de s’arrêter à ce moment analytique, de s’en tenir par exemple à la dénonciation d’une simple erreur catégoriale dont les artistes comme le public seraient simplement victimes, les portant à confondre l’oeuvre et la musique, ou l’oeuvre et l’événement. Car il y a là tout autant, dans l’interstice qui sépare l’enregistrement des phénomènes qui le bordent, l’espace d’un problème, problème dont les enjeux ne sont pas externes à la considération poétique des oeuvres mais retentissent intimement sur cette poétique même, parce que sans doute artistes et amateurs sont davantage conscients qu’il ne semble de la spécificité ontologique des oeuvres qu’ils aiment. Je prendrai quatre exemples de ce que j’aurais envie d’appeler la configuration problématique organisée par l’irruption de ces êtres nouveaux : les singles, les albums.
1. L’oeuvre et le concert. Dans l’ouvrage, le concert est essentiellement traité comme une « objection » – parce qu’il est tentant, sans doute, d’opposer à R.Pouivet l’idée que le rock est fondamentalement une musique live, celui-ci s’attache à distinguer soigneusement l’oeuvre rock de la musique rock, telle qu’elle peut être jouée (ou plutôt rejouée) sur une scène. Or, il me semble qu’au-delà de cette réponse, à partir d’elle, il vaudrait la peine de s’intéresser à la manière dont le moment du concert se sait à la fois sous la dépendance et dans l’extériorité, vis-à-vis d’une oeuvre rock dont l’absence, en quelque sorte, est absolument centrale dans ce moment de présence et d’épiphanie supposées. Je pense ici, par exemple, aux expériences récentes consistant, pour un groupe, à jouer tel ou tel album dans l’ordre exact de son enregistrement, et dans les détails de sa production : se sont prêtés à l’exercice, depuis cinq ans, Brian Wilson avec Pet sounds ou Smiles, Lou Reed avec Berlin, The Cure avec la trilogie Pornography/ Disintegration/ Bloodflowers, Springsteen avec Born to run, les Pixies avec Doolittle (grand album !), Devo avec Are we not men (plus grand album encore !), etc.,Mais je pense aussi à la manière drôle, subtile et profonde avec laquelle Frank Zappa avait intitulé la série de ses albums live You can’t do that on stage anymore, dans un geste qui (si on l’éclaire à partir des analyses de R.Pouivet) vaut aveu autant que défi, et signe la reconnaissance de ce que la scène n’est jamais que coulisse d’une oeuvre dont l’essence est d’être, en fait, ailleurs.
2. L’oeuvre et la diffusion de masse. R.Pouivet souligne, dans son livre, combien les oeuvres rock sont indissociables des modalités de leur production et de leur diffusion, qui les abstrait en quelque sorte de tout contexte de réception déterminé et les émancipe de tout savoir d’arrière-plan ; il voit là un critère permettant non seulement de les distinguer d’oeuvres contemporaines consistant, elles aussi, en de purs enregistrements (Varèse, par exemple), mais de leur conférer leur statut sémantique propre, leur façon de rendre possible une reconnaissance et une maîtrise immédiate des émotions. Or, de ce point de vue, je me demande si le jeu avec les modalités de circulation et de distribution souterraine des oeuvres, qui fait corps depuis au moins trente ans avec l’histoire de cette musique et double la musique mainstream d’un contrepoint insistant, ne prend pas une autre signification. Plutôt que d’être interprété de manière seulement économique (via la question de l’indépendance, du rapport au majors, etc) ou sociologique (comme la trace d’un souci de se démarquer et de reconstituer des communautés d’initiés) ce jeu avec une circulation souterraine des oeuvres pourrait bien consister un phénomène justiciable d’une analyse esthétique, consistant à compliquer l’adresse d’oeuvres qui, structurellement, ont en commun selon le mot de Nietzsche, d’être à la fois « pour tous et pour personne ». Lorsque Will Oldham sort des album sous des noms et selon des canaux multiples (Palace Brothers, Palace Music, Palace, Bonnie Prince Billy) ; ou lorsque le groupe Yellow6 diffuse sa musique à la fois en téléchargement libre, et via trois albums mis aux enchères sur Ebay, on ne saurait je crois considérer ces gestes comme extérieurs à la construction de leur poétique propre : poétique où l’oeuvre-enregistrement joue de l’écart entre reconnaissance et méconnaissance, entre immédiateté et anonymat, dans l’interstice justement caractérisé par R.Pouivet comme l’espace de compréhension de l’oeuvre – dans l’espace, disons, entre le fait de n’avoir pas besoin d’un savoir pour écouter, et le fait de ne pas savoir ce qu’exactement j’écoute.
3. L’oeuvre rock et la pratique du rock. Une phrase frappe, au terme de l’introduction de l’ouvrage, tant elle paraît à la fois extraordinairement juste et invraisemblablement fausse : « il ne semble pas qu’on ait suffisamment remarqué combien la musique et sa pratique instrumentale se sont détachées l’une de l’autre. Ce phénomène doit s’expliquer par le statut ontologique des oeuvres musicales enregistrées, et c’est ce que ce livre propose » (p.33). C’est évidemment juste, dans la perspective de l’ouvrage, et du point de vue de l’auditeur – la musique s’est détachée à la fois de l’exécution et de la nécessité d’une culture musicale, préalable ; mais on ne saurait en même temps oublier complètement que la diffusion de ces oeuvres s’est accompagnée d’une généralisation de la pratique musicale elle-même, précisément parce que la musique pouvait être reproduite sur trois accords, en écoutant les disques. Ce second mouvement ne dément pas le premier, et n’est pas de même ordre ; mais il ne saurait à mon sens être renvoyé à un phénomène incident et simplement externe. La solidarité de ces oeuvres qui s’émancipent du moment de l’exécution, et de ces exécutants acharnés à s’en approprier la musique dessine plutôt, peut-être, la situation à la fois joyeuse et mélancolique de l’amateur, sa manière singulière de s’essayer à reprendre ce qui, en même temps, transcende la variété des exécutions pour se poser littéralement comme l’imprenable même.
4. Maîtrise et immaîtrisable. Il faudrait ajouter, pour finir, ce paradoxe qui voit l’oeuvre rock s’inscrire, selon R.Pouivet, sous le signe de la maîtrise : maîtrise des émotions dont la cristallisation dans l’oeuvre permettrait la convocation et le retour à l’identique ; cependant que, du point de vue cette fois de ses contenus, le rock n’a jamais cessé de travailler la dérive, le débordement ou l’immaîtrisable. Cette étrangeté me semble trouver son blason avec cet enregistrement d’Anarchy in the UK, dont le morceau s’interrompt cut sur le crissement du diamant malmené le long des sillons de vinyl ; mais dont le crissement, pourtant, reviendra à chaque écoute, jusque sur les supports numériques contemporains, désormais à l’abri de ce genre d’incident. De cela, j’imagine, il sera question « live », dans le débat, et entre nous. A mon tour, je m’interromps donc. Scratch / cut.
Mathieu Potte-Bonneville