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Shandy, Wahrol
Lettre à Cécile Guilbert.
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Prélude à un débat à la Villa Gillet, 14 octobre 2010.

Sur : Cécile Guilbert, L’écrivain le plus libre, Gallimard (coll. “l’Infini”), 2004. Wahrol Spirit, Grasset, 2008.

Chère Cécile Guilbert,

J’avoue être un peu intimidé par la règle du jeu que nous nous sommes engagés à jouer, en vue de notre rencontre à la Villa Gillet :  n’étant déjà pas très sûr que la philosophie consiste à « se poser des questions », et ayant le sentiment par ailleurs que le dispositif adopté par vos livres vise en partie à déjouer l’exercice attendu et un peu assommant de l’interrogation (qu’elle soit académique et savante, ou réflexive et pédante), me voici pourtant en demeure de vous soumettre à la question, et la contrainte m’embarrasse. Du coup, j’ai essayé de rassembler ici ce qui se rapproche le plus, à mon sens, de questions : les joies, les échos et les curiosités éprouvés à la lecture de deux de vos livres, L’Ecrivain le plus libre et Warhol Spirit. (Il faudra d’ailleurs s’expliquer sur cette sélection : dans L’Ecrivain…, vous traitez plutôt de votre travail comme d’une trilogie – le Duc, le Conspirateur, l’Auteur ?, auquel cas Warhol serait en attente d’un titre, le Sage ? l’Immortel ?). En mettant des étiquettes à ces paquets d’affects mêlés, je me suis dit que cela pourrait (de loin, de nuit et dans le brouillard) prendre l’allure de questions, ouvrir en tout cas l’espace d’une discussion possible.

1. Des sujets et des styles

Vos livres, donc, sont des portraits. Pas n’importe lesquels : des portraits d’artistes ayant eux-même travaillé à produire, à titre d’objet central ou de contrepoint permanent à leurs œuvres, le portrait d’eux-mêmes, ou eux-mêmes comme portraits, masques – disons, comme figures, en gardant à ce mot son hésitation entre l’allure d’un visage, le tour de rhétorique et la construction géométrique. Ce qui m’a alors semblé remarquable et acrobatique, c’est la manière dont, vous affrontant à ces figures, vous résistez aux deux tendances qui en organisent d’habitude l’interprétation. D’un côté, vous récusez le rabattement de l’artiste-Warhol ou de l’artiste-Sterne, sur le biographique ou le psychologique, sur une macération identitaire dont leurs actions et leurs œuvres constitueraient la traduction. Au contraire, vous faites de Shandy-Sterne le fils de son œuvre, l’opposant à toutes les interprétations ab ovo et à la misère d’une certaine littérature contemporaine comme exhibition de l’intime ; et le passage sur les rapports entre Warhol et sa mère me semble absolument ambigu, entre clé de lecture et pure mise en scène doloriste. De l’autre côté, et dans le même temps, vous récusez tout autant une lecture « constructiviste » qui se contenterait d’insister sur la façon dont ces auteurs se sont « construits un personnage », selon une grille de lecture cette fois sociologisante : Sterne, dites-vous, était Sterne avant d’être célèbre, « dans ses nerfs », et tout chez Warhol est simpidité et sincérité. Le dédain avec lequel vous traitez le « bon mot wildien » affirmant que « la plus grande œuvre d’art d’Andy Warhol fut Andy Warhol lui-même » m’a paru très fort et significatif : au moment même où l’on croyait pouvoir vous inscrire, à votre tour, dans cette ligne d’interprétation, vous vous en démarquez, tant elle semble tirer la construction de Warhol par soi-même du côté de l’artifice insincère. En bref, en rejetant ces lignes de lecture adverses, vos portraits récusent absolument cette espèce de dénivellation qui consisterait à chercher l’homme sous l’auteur, ou à faire de l’auteur un pur artefact indifférent à l’homme ; la question n’est plus alors celle d’une identité profonde (que l’écriture révèlerait ou masquerait), mais celle des procédures par lesquelles Sterne ou Warhol « se font » eux-mêmes (comme on « se fait » ermite ou vagabond, suivant des trajectoires où il n’est plus question de distinguer entre construction et sincérité). Ce déplacement m’a beaucoup intéressé : dans mon propre travail, et du côté de la philosophie, j’ai passé un peu de temps à examiner comment la « question du sujet » se trouvait déplacée, par un certain nombre de philosophes contemporains, de l’ordre de l’identité fondamentale, du côté des processus de constitution de soi ou d’une « stylistique de l’existence. Pour le dire autrement : vous avez une manière très singulière de rendre indémêlables les questions « qui l’on est » et « comment on se transforme ». Là-dessus, j’aimerais beaucoup que vous reveniez – et que vous reveniez aussi, du coup, sur votre propre travail de portraitiste : que s’agit-il de dépeindre, au juste ?

2. Apparition / disparition

Une chose dont je ne m’étais jamais aperçu avant de vous lire (il y a mille choses, évidemment, mais celle-ci m’a saisi) : que la fameuse sentence warholienne sur le « quart d’heure de célébrité » était d’abord et avant tout, en creux, une immense promesse d’anonymat par l’équivalence en laquelle elle plaçait toute personne et toute chose. Revanche d’Epicure : plus la peine de « cacher sa vie », si les autres ne la regardent pas, impatients qu’ils sont de passer à leur tour devant la caméra. En rapport avec le point précédent (comment se produire soi-même, comment « se faire » auteur ou artiste) vos livres paraissent ici traversés par le souci de savoir comment l’on peut disparaître dans et à travers son apparition même, sa parution en pleine lumière, son jeu avec les codes et les formes de « l’homme public ». (Pourquoi seulement des hommes, au fait ? Tiens : voilà une question). Devenir imperceptible, comme dirait Deleuze, ce n’est pas du tout devenir invisible ; cela peut au contraire devenir à ce point étalé et limpide que plus rien n’offre prise à la quête du secret. A vous lire, de même, on s’aperçoit que la question n’est plus : l’artiste est-il voué à disparaître dans son œuvre (question métaphysique et blanchotienne), mais : comment l’artiste se débrouille-t-il pour s’effacer dans le même mouvement où il se présente et s’offre à tous (question stratégique, question par exemple « d’énoncés cryptés » chez Sterne, art de l’interview chez Warhol). Je vous cite : « et si la résistance du mythe warholien tenait à sa capacité simultanée de présence et d’absence ? A sa perpétuelle faculté d’apparition dsisparaissante comme d’absorption de la lumière jusqu’à en devenir invisible ? ». (en lisant cette phrase, j’ai ressenti à peu près la même émotion que lorsqu’élève, on trouve dans le Gaffiot à titre d’exemple la période entière qu’on s’apprêtait à traduire – ouf ! Quel gain de compréhension et de temps !) A cet égard, je le note au passage, il semble tout de même y avoir, de Sterne à Warhol, quelque chose comme un « tour d’écrou » considérable : vous faites de Sterne la figure d’une assomption finalement relativement heureuse des codes du succès, des stratégies qu’il implique, des contraintes qu’il impose (contre le modèle de l’artiste en marge et maudit, donc) ; cependant que Warhol semble élever cette assomption au carré, la porter jusqu’au point où elle révèle son insignifiance et son équivalence, la pousser même au-delà de tout ce qui pourrait passer pour de l’ironie ou du cynisme. Ma question serait alors : si ces portraits sont bien, en un sens, quelque chose comme des modèles d’éthique, autrement dit si vous faites jouer aux artistes le rôle de figurer des propositions d’existence (il y a dans vos portraits quelque chose des anecdotes attachées aux philosophes antiques, ou de l’attirail baroque qui s’attache aux vies de Saints – Warhol et sa perruque comme Sainte-Barbe et sa tour), qu’en faire, et qu’en tirer, pour un diagnostic du monde contemporain, et des manières de s’y conduire ? Non pas : de bien quelles belles leçons de vie, mais plutôt : quelles prudences, et quelles manigances ?

3. La mort et l’œuvre

De manière frappante, on croise pléthore de crânes dans L’Ecrivain et Warhol spirit : corps qui ne tiennent pas en place, crânes peints par Warhol, crâne sur son crâne en photo… Dans le même temps, pourtant, vous ne semblez guère préoccupée par les implications morbides ou la signification moralisatrice de cette figure : vous soulignez à quel point on ne saurait confondre les skulls de Warhol avec les vanités, insistez sur la manière dont les corps morts constituaient pour lui la « seule modalité du rien » dont il se distancie ; quant au livre sur Sterne, c’est peu dire qu’il adopte le ton d’une « méditation sur la vie, et non point sur la mort », pour reprendre une formule célèbre de Spinoza. Ces diverses tentatives pour réintégrer ce motif classique dans votre analyse, mais en le relisant autrement, m’ont beaucoup intéressé, par les obliques qu’elles tracent vis-à-vis du nouage ordinaire entre Œuvre, Mort, Immortalité : là où il s’agit traditionnellement de souligner comment l’auteur vise l’immortalité par l’œuvre, mais ne peut l’atteindre que par la mort, vous semblez chercher, vous, à lire ces œuvres comme les manifestations d’une puissance vivante qui joue, déjoue, « conjure » (c’est-à-dire sollicite et repousse) cet horizon-là (« il faut être bien vivant pour se rêver mort », dites-vous à propos de Warhol). J’aimerais bien que vous reveniez là-dessus : sur la manière dont on peut lire l’œuvre et la vie d’écrivains en l’extirpant de la rengaine « mourir pour son œuvre, vivre à travers elle » ; sur la manière, aussi, dont on écrit des portraits « vivants », c’est-à-dire dont vous essayez de restituer à travers vos livres un rapport aux auteurs qui se désencombre du masque mortuaire dont on affuble d’habitude les grandes figures posthumes. C’est ce qui rend aussi votre travail passionnant et réjouissant : comme les lignes empesées qui précèdent n’en témoignent pas, on y trouve d’abord une gaité et une liberté salubres, en ces temps où on a tendance à confondre l’esprit de sérieux et le mouvement de la pensée.

Bon, c’est raté : même de loin, de nuit et dans le brouillard, aucune chance que tout cela apparaisse comme des questions. N’hésitez pas à leur en substituer d’autres. Je vous promets de prétendre, sous la torture, que c’étaient bien les miennes.

Bien à vous, et au plaisir de vous rencontrer bientôt,

Mathieu Potte-Bonneville


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