Intervention dans le cadre du séminaire « politique au temps présent », Collège International de Philosophie, 29/3/2011. Thème de la séance : Désobéir, désigner, s’indigner.
Afin de poser la question de la désignation en politique, on pourrait prendre pour point de départ la manière dont les révolutions arabes récentes et en cours peuvent être marquées par un double geste : d’un coté, le refus de se désigner (et de désigner des représentants) ; de l’autre, la désignation des gouvernants par une formule lapidaire, en quelque sorte répétable et transposable d’une tyrannie l’autre : « Ben Ali, dégage », « Moubarak, dégage ». Or, il est significatif que le procédé ait trouvé ses limites en Algérie, par exemple, où la population ne semble guère croire que le départ du président modifierait en profondeur l’équilibre et le fonctionnement du pouvoir – comme le remarquait un journaliste de Libération, les tentatives aussi désespérées qu’ironiques de scander « le système, dégage », marquent surtout le fait que « «Jamais personne n’aurait l’idée de crier « Bouteflika dégage » (…) Ici, le Président est interchangeable. » (José Garçon, « L’Algérie sur un volcan », Libération, 14/02/11).
Or, pour être particulièrement visible dans le cas algérien, cette difficulté ne laisse pas de se poser ailleurs, tant les difficultés de l’après Ben Ali, par exemple, portent à se demander si la chute du dictateur équivaut à la fin du réseau d’accommodements et de consentements qui formaient la base pratique de la dictature. Je renvoie, sur ce point, aux analyses de la sociologue Béatrice Hibou, qui écrit : « le régime ne tenait pas principalement par la répression et la corruption – phénomènes réels mais secondaires – mais bien plus profondément par l’investissement des rouages économiques et sociaux, des pratiques économiques et sociales les plus banales par les mécanismes disciplinaires et coercitifs de pouvoir. C’est toute cette dynamique d’arrangements, de négociations et de compromis à la base de ce que j’ai appelé dans mes recherches un « pacte de sécurité » qui explique comment le régime a pu « tenir » aussi longtemps. ».(Béatrice Hibou, « Le régime tunisien ne tient pas seulement à Ben Ali et à ses clans », Mediapart, 22/01/11.)
La question serait alors celle-ci : qu’en est-il du nom, de la nécessité et de l’impossibilité politiques de nommer ceux qui interviennent, et ce contre quoi l’on entend intervenir ? Et qu’en est-il surtout de la reconfiguration contemporaine de cette question classique ?
Pour préciser les contours de cette question, je voudrais souligner que les trois termes pris pour titre de notre rencontre (« Désobéir, désigner, s’indigner ») racontent en quelque sorte une histoire: le premier prend acte de la multiplication d’actes de désobéissance, dans le vif des institutions et dans le quotidien des pratiques ; le dernier pose la question des limites de l’indignation, au-delà de laquelle (faute de raisons et d’horizons) il n’y aurait qu’une posture stérile ou ressentimentale, et non la détermination du sujet commun porteur de cette indignation, et de ce qu’on entend substituer à une politique indigne (« ils sont méchants, donc nous sommes bons ») : l’indignation n’ouvrirait alors que sur un minimum commun dénominateur, essentiellement pré-politique (celui des émotions privées, celui des principes moraux). Or, entre ces deux termes (entre l’indication du constat et celui du problème), intervient la notion de désignation (i.e. la double question de savoir qui il faut désigner, et la question de savoir comment se désigner).
Je voudrais soutenir ici deux thèses 1/ Soutenir, d’abord, qu’une part de la difficulté tient à ce qu’un certain régime de la désignation politique est profondément clos, en ce qu’il faisait corps avec un paradigme précis d’inscription des individus dans l’ordre politique (ce que je propose de nommer le régime de l’engagement). 2/ Pour autant, le problème de la désignation ne cesse de se poser, en des termes sans doute plus aigus et complexes qu’auparavant, que j’essaierai de caractériser dans un second temps.
Que la désignation corrélative de l’adversaire et de ceux qui s’affrontent à lui soit à la fois nécessaire et impossible, est sans doute l’une des leçons essentielles du marxisme, et l’une des reconfigurations majeures que la pensée de Marx a fait subir à la compréhension du politique. Comme l’a souligné Pierre Zaoui, le marxisme a procédé à une profonde dépersonnalisation de l’ordre politique : dépersonnalisation du capitaliste (« Certes je n’ai pas peint en rose le capitaliste. Mais je ne me suis pas attaqué à lui en tant que personne, seulement en tant que personnification d’une catégorie économique. ») ; dépersonnalisation des gouvernants (en régime capitaliste, commande une « forme Etat » fixée d’avance, incapable par nature de prétendre encore incarner la totalité du corps social), dépersonnalisation du corps social lui-même (corps anonyme et hybride, fait moitié d’hommes, moitié de machines, moitié de stocks, moitié de flux, moitié d’ouvriers , moitié de techniciens et d’ingénieurs).
Dans cette perspective, la simple idée d’une politique par noms propres se trouve renvoyée à une illusion idéologique ; et tout usage stratégique des noms risque de verser dans la réduction du politique au champ clos des affrontements parlementaires, ou dans l’ignorance de ce que les bonnes intentions ou les mauvaises volontés peuvent aisément se retourner en leur contraire (la philantropie ou le paternalisme ne constituant jamais qu’une manière d’aménager la servitude). Autrement dit, la réduction du politique à l’affrontement de subjectivités est dénoncée comme manière de masquer l’objectivité des déterminations politiques qui pèsent sur celles-ci.
Et pourtant, il faut bien des noms, précisément pour objectiver les positions à l’oeuvre dans la lutte, pour déterminer objectivement ce que nous sommes, et ce contre quoi nous combattons. C’est ici qu’intervient le motif de l’engagement, tel qu’il a été notamment théorisé par Sartre dans sa réflexion sur le travail de l’écriture littéraire, et sur le nécessaire engagement de l’écrivain. Chez Sartre, l’engagement est nécessaire d’abord et avant tout comme exercice de désignation, pour autant que celle-ci fait passer la réalité de l’affrontement de la sphère des sujétions privées à celle de l’esprit objectif :
« opprimer les nègres, ce n’est rien tant que quelqu’un n’a pas dit : les Nègres sont opprimés. Jusque là, personne ne s’en aperçoit, peut-être même pas les Nègres eux-mêmes ; mais il ne faut qu’un mot pour que cela prenne sens. A partir du moment où je nomme la conduite de mon voisin, il sait ce qu’il fait. En outre, il sait que je le sais. (…) et son action sort de la subjectivité pour s’incarner dans l’esprit objectif ».
J.P.Sartre, « La responsabilité de l’écrivain » (1946)
Or, pour autant que cette désignation s’organise par couples (dominants et dominés, oppresseurs et opprimés), elle fait corps avec une désignation de soi, laquelle est solidaire de la logique de l’engagement en un autre sens : elle suppose que l’individu choisisse librement de se reconnaître appartenir à un mouvement collectif qui le transcende, sous lequel il se situe, et qui lui confère en retour son identité politique – s’engager, c’est alors voir sa subjectivité ou son identité privées radicalement requalifiées, de sorte que l’engagement est à la fois irréversible (on n’y renonce pas sans renoncer à soi-même), exclusif (impliquant une forme d’universalité essentiellement partiale, ou la reconnaissance de ce que, dans le dissensus sur le sens de l’universalité, on ne saurait se situer à la fois dans plusieurs camps), et obligatoire (pour autant que la liberté du choix, et la liberté promise par la lutte elle-même, impliquent l’acceptation de l’ordre imposé par la structure d’appartenance où l’on accepte de se voir défini). Dans cette perspective, il y a bien une politique de la désignation ; mais cette politique, d’une part, est une politique des noms communs (dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ont longtemps constitué le paradigme) ; d’autre part, la désignation se soutient d’une assignation, autrement dit d’une dé-subjectivation et d’une re-subjectivation radicales des individus, sous condition d’une appartenance qui les transcende.
Force est alors de constater que, dans une certaine mesure, ce régime-là a vécu – il a vécu, non tant du côté de ceux qui se trouvent désignés, que de ceux qui les désignent. Autrement dit, le lien qui nouait du côté des sujets politiques l’identité à l’appartenance s’est profondément défait, au profit d’un autre type de lien ou de relation ; relation faite à la fois d’extériorité réciproque (je ne me reconnais pas dans les structures politiques, j’en use ou je m’en empare, sans cesser de conserver une forme de quant à soi et de réserver une part essentielle de ma liberté), et d’immanence pratique (je ne me définis pas sous les structures politiques, mais éventuellement à travers elles, en éprouvant concrètement l’augmentation, l’amélioration ou le perfectionnement qu’elles confèrent à ma subjectivité, via l’extension qu’elles donnent à ma puissance d’agir, à ma relation aux autres, etc). De ce point de vue, les paradigmes alternatifs de l’individualisme libéral et du perfectionnisme moral, tels qu’on les rencontre aujourd’hui dans la philosophie politique, s’enlèvent sur le fond commun d’une fin de la logique d’appartenance, c’est-à-dire dans une mise en question de l’idée selon laquelle se voir attribuer une identité politique impose une rupture fondatrice vis-à-vis des déterminations pré-politiques de la subjectivité (ce que le vocabulaire courant, qu’il faudrait sur ce point réviser, appelle « l’entrée en politique »). C’est en un sens tant mieux (la nostalgie de la politique authentique, de la politique où l’on pouvait réellement se nommer, oublie ce que pouvaient avoir de peu fameux le spectre de la trahison, ou les hésitations quant à savoir si le colonisateur et le colonisé sont justiciables du même regard éthique, ou l’aptitude à endurer les servitudes de la discipline de parti).
Et pourtant, il faut bien des noms, précisément pour objectiver les positions à l’oeuvre dans la lutte, pour déterminer objectivement ce que nous sommes, et ce contre quoi nous combattons.
Il est clair, toutefois, que ce nouveau régime implique un réaménagement complet des relations entre le propre et le commun, où ne peut plus prévaloir le partage qu’opérait Sartre entre les subjectivités privées et l’esprit objectif. (l’hésitation notée dans l’argument de cette rencontre, quant à savoir si la désobéissance, la désignation ou l’indignation relèvent de l’éthique ou de la politique me paraît assez bien traduire cette difficulté – on ne sort pas reéllement, par la politique, de l’immanence de l’ordre des moeurs). Cela veut dire, concrètement, que je ne cesse pas d’être moi-même, en me faisant sujet politique ; mais tout autant, à rebours, que la fréquentation du politique modifie ce que je suis moi-même, et se modifie en même temps. Toute la difficulté tient alors à la manière de savoir comment sortir de l’opposition entre la « politique des noms propres », qui désigne les sujets pour eux-mêmes, et la « politique des noms communs », qui les subsume sous des catégories, sans glisser subrepticement la seconde sous la première. Je pense ici à l’extraordinaire succès qu’a connu l’ouvrage d’Alain Badiou intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? ; succès dont l’opération a essentiellement consisté à jouer le nom propre comme nom commun, c’est-à-dire à désigner, sous le signifiant « Sarkozy », l’ombre de ce que Badiou nomme un « pétainisme transcendantal », et qu’il entend reconnaître dans la politique française tout au long du XXe siècle. Or, il n’est pas sûr que cette opération soit entièrement concluante ou satisfaisante : d’un coté, elle revient à élider ce que la pratique du politique par Nicolas Sarkozy a de singulière – et de singulière, notamment, dans la relation d’usage que celui-ci entend entretenir avec sa propre fonction – au profit d’une lecture simplement métonymique, vis-à-vis d’une structure générale sous laquelle il se situerait tout entier ; de l’autre côté, elle conduit à renforcer l’obnubilation collective et publique sur le nom propre, au détriment d’une analyse de la reconfiguration effective du pouvoir que Nicolas Sarkozy a opérée.
Il me semble en effet que poser le problème de la « désignation », en politique, de sujets responsables ou de structures collectives auxquels il s’agit de s’opposer, la question du « qui » et du « quoi », gagnerait non pas à faire fonds sur ce type de métonymie, mais à repartir d’une analyse de la manière dont s’articulent, justement, le singulier et le collectif dans les nouvelles structures du pouvoir. Intérêt, sur ce point, de partir, non d’un exemple, mais d’un « chantier historique » au sens de Foucault : d’une entreprise qui est à la fois une démarche de déconstruction des formes contemporaines du pouvoir, et une démarche de contestation, dans et par leur mise en lumière.
A titre de cas, je voudrais évoquer le travail du collectif Cette France-là, qui documente chaque année la politique d’immigration adoptée par le gouvernement Sarkozy (et à travers celle-ci, la reconfiguration plus générale de l’ordre politique). Il s’agit, à mon sens, d’une démarche exemplaire à plusieurs titres : parce qu’il s’agit d’un « intellectuel collectif » rassemblant chercheurs ou experts et militants associatifs (signe d’une distribution du savoir sur ces questions circulante et partagée entre des acteurs sociaux de différents domaines et statuts) ; parce que ce travail s’incarne, non dans la désignation d’un mouvement ou celui d’un adversaire, mais dans celui d’une double désignation volontairement vague (pure deixis : « cette france-là »), et dans la matérialité d’un livre (envoyé aux députés et sénateurs, circulant dans les collectifs militants, ainsi qu’auprès des familles elles-mêmes – livre emporté, ce qui me parait un peu plus qu’une anecdote, par les familles Rom lors du démantèlement du camp de Choisy le Roy). Ni nom, commun, ni nom propre, donc mais matérialisation de l’opacité de la situation présente dans l’opacité d’un livre (à la fois objet et autorité).
Or, l’intérêt de ce livre tient d’abord à la description qu’il propose du nouage entre l’instauration de mesures collectives, et l’activation des subjectivités. L’ouvrage montre d’abord comment l’un des pivots de la politique d’immigration actuelle réside dans la redéfinition des rapports entre le cadre législatif et la manière dont celui-ci est mis en oeuvre par les acteurs gouvernementaux de cette politique, autour de la figure centrale des préfets. Cette France-là retrace l’histoire de cette articulation : depuis les années 1970, les gouvernements tentaient de faire pièce aux avancées de l’Etat de droit (droit de vivre en famille en 1976, droit de résider dans le pays où on a établi ses attaches professionnelles et familiales – carte de séjour, 1984) par la voie législative (lois Pasqua, Debré, Chevènement). Sarkozy et Hortefeux ont procédé tout autrement : ils se sont donné pour objectif de majorer l’autonomie des préfets, non pas dans une sorte de contournement plus ou moins clandestin du cadre législatif, mais en inscrivant les principes de cette autonomie et l’extension du pouvoir d’appréciation dans la loi elle-même, et ce dans le but d’optimiser l’efficacité et la souplesse de son application. Le but explicite est d’adapter les règles et procédures juridiques aux conditions de réalisation des objectifs politiques du gouvernement.
A cet égard, est peut-être caractéristique l’introduction du « contrat d’accueil et d’intégration » que les candidats au séjour doivent signer, et au regard duquel les préfets peuvent juger de l’évolution du processus d’intégration durant leur première année de présence, statuant ensuite sur le renouvellement du titre provisoire de séjour, ou sur la délivrance d’une carte de résident. Il y a évidemment, dans ce contrat, un rappel de la thématique du pacte social, comme fondement de la république ; mais il y a tout autant l’acceptation d’un lien où l’engagement à se conformer aux valeurs de la République prend la forme paradoxale d’un lien de subordination de type contractuel, où la marge d’appréciation du préfet est justifiée et élargie. Ce contrat, en un sens, est plus proche d’une « refondation sociale » par la contractualisation qu’appelait de ses voeux le MEDEF, que du contrat social à la manière de Rousseau.
Cette transformation appelle, s’agissant du devenir contemporain de la subjectivité dans les formes du collectif), deux remarques importantes. 1/ D’abord, elle met très profondément en question le statut même du sujet juridico-politique. Le point d’orgue de la transformation en cours, c’est sans doute la décision récente (et présentée comme strictement administrative) de confier aux préfectures le soin de statuer directement sur la naturalisation, cad l’acquisition de la citoyenneté, sans avoir à en référer à une instance centrale. Dès lors qu’il deviendra plus difficile d’être français en Corrèze ou dans le Nord, on peut penser que quelque chose de la définition institutionnelle du sujet comme citoyen et sujet de droit se trouve radicalement changé. 2/ Simultanément, elle réintroduit de manière assez massive « de la subjectivité » du côté gouvernemental, si par là on entend une multiplication des espaces, des instruments, des critères et des acteurs de cette « appréciation ». Parler de « marge d’appréciation » est d’ailleurs, de ce point de vue, trompeur : d’une part au regard de l’importance centrale de cette supposée « marge », d’autre part parce que l’expression suggère que, dans cette marge, le pouvoir s’exercerait indifféremment. Or, il faut au contraire examiner de près la façon dont cette latitude est avant tout l’invitation à la production de nouvelles normes, infra-juridiques, de la part des acteurs administratifs – des procédures, des manières de faire, qui viennent régler ce nouvel espace de subjectivité.
On est ici renvoyés à la deuxième inflexion contemporaine, dont la politique d’immigration constitue en quelque sorte le laboratoire. Le réaménagement des rapports entre le cadre législatif et l’activité « appréciatrice » des acteurs locaux a une conséquence : la manière dont ceux-ci vont se conduire, dans l’exercice de leur profession, devient politiquement centrale. Du coup, au moment même où le gouvernement renforce la liberté de ses agents et de ses services, il doit se doter des moyens propres à s’assurer que cette liberté ira dans le sens des objectifs qu’il a fixés. De ce point de vue, l’importance donnée aux questions d’immigration, et l’affirmation de la nécessaire culture du résultat, ne sont pas deux questions séparées mais constituent bel et bien un seul et même ensemble. C’est, au fond, la thèse centrale de Cette France-là : le caractère central de la politique migratoire fait corps avec la redéfinition néolibérale de l’Etat, d’une part parce qu’elle permet d’assurer le transfert , de la demande sociale de sécurité vers le déploiement d’une politique sécuritaire, d’autre part parce qu’elle permet d’introduire dans le fonctionnement de l’Etat lui-même une gestion par objectifs et par indicateurs chiffrés, dont la fixation polarise l’activité de l’ensemble des agents, et dont l’atteinte permet d’augmenter le crédit de la volonté politique. On peut même se demander si l’aménagement, au sein de l’appareil d’Etat, d’une forme de management par objectifs, loin d’être simplement le moyen d’atteindre le nombre de reconduites à la frontières fixé par le ministre, n’est pas la fin véritable de toute l’affaire. Soupçon : la mise en avant de la question de l’immigration n’est pas le moyen de son moyen, à savoir le laboratoire d’un certain type de politique publique ?
Du point de vue philosophique, cette transformation consonne avec deux aspects de ce que Foucault nommait « biopolitique » : d’une part, le passage de ce qu’il appelait la « normation » disciplinaire, c’est-à-dire du régime où chacun supervise de manière rigide ce que font ses subordonnés, à une « normalisation » où il s’agit plutôt d’anticiper et de rectifier ex post, en laissant aux agents le choix des moyens et en comptant sur leur inventivité. D’autre part, cela suppose la construction de ce que Foucault nommait un « assujettissement » (c’est-à-dire la construction de sujets mettant toute leur liberté au service des objectifs généraux du pouvoir). La politique d’immigration ne s’incarne pas seulement dans la figure de son chef ou de son ministre ; elle prend tout autant corps du côté de ses acteurs locaux. La question serait : comment crée-t-on, politiquement et à l’échelle d’une société entière, les conditions de l’excès de zèle ? On peut renvoyer sur ce point à l’analyse menée dans Cette France-là du comportement des services électoraux, à partir du travail sociologique d’Alexis Spire. Celui-ci montre, par exemple, comment les employés des services d’immigration sont à la fois dépréciés dans la hiérarchie des services, et dotés d’un pouvoir supérieur vis-à-vis des étrangers dont ils ont la charge : le ressentiment de n’avoir guère de perspectives professionnelles peut alors, par contrecoup, trouver une compensation dans l’aptitude à décider de l’avenir des migrants. Ces employés, d’autre part, articulent leur activité dans le cadre d’un ethos professionnel et institutionnel, où la lutte contre les fraudeurs apparaît comme une condition de la sauvegarde du modèle français de protection sociale. (Cf Cette France-là, t.I, p.181).
Du coup, on voit que les rapports du sujet au collectif deviennent singulièrement complexes, ou à double entrée : il est possible, d’un côté, que l’extension de la mesure et de l’évaluation chiffrée produise, du côté de la caractérisation scientifique des comportements, une réduction du sujet à l’individu ; mais simultanément (et selon une relation complexe, car les deux processus ne sont pas absolument séparables), elle constitue dans la sphère des technologies gouvernementales une permanente incitation à l’inventivité subjective.
Or, cet appel à l’activité des sujets ne s’adresse pas seulement aux gouvernants ; il entend valoir tout autant pour les gouvernés eux-mêmes, et la redéfinition « subjectivante » du pouvoir trace, comme son vis-à-vis, une sorte de profil de la subjectivité des gouvernés, c’est à dire des migrants. Il est à cet égard intéressant (c’est un travail que j’ai personnellement mené au sein de CFL) d’analyser la place qu’occupe la référence aux destinataires de la politique d’immigration choisie, dans ce qui en constitue en quelque sorte le discours inaugural, i.e. dans les discours prononcés par Brice Hortefeux devant l’Assemblée Nationale (18 septembre 2007), puis lors de la création de la commission Mazeaud chargée d’examiner le cadre constitutionnel de la nouvelle politique d’immigration (7 février 2008). Comment cette politique s’adresse-t-elle à ceux qu’elle concerne ? De qui s’occupe-t-elle ? A y regarder de près, on s’aperçoit que le texte opère un renversement remarquable, puisque les gouvernés deviennent en quelque sorte les foyers, voire les bénéficiaires, d’une politique se redéfinissant en quelque sorte comme prestation globale de services.
Ainsi, devant l’Assemblée Nationale, le Ministre vante un Ministère « novateur, car son champ de compétences couvre l’ensemble du parcours d’un étranger candidat à l’immigration en France – depuis l’accueil au consulat jusqu’à l’intégration dans notre pays et l’accès à la nationalité française, ou le retour dans le pays d’origine. » Cette formule n’est pas circonstancielle, puisqu’elle se trouve reconduite, à quelques détails près, devant la commission Mazeaud : « : « Je suis responsable, en réalité, de l’ensemble du parcours d’un étranger migrant en France, depuis la décision d’émigration jusqu’à l’intégration à la communauté nationale, ou le retour vers le pays d’origine ». Une telle insistance vise bien entendu à souligner les avantages d’une administration intégrée, rassemblant des prérogatives et des missions auparavant émiettées entre diverses instances. Mais frappe surtout le fait que cette mise en convergence des acteurs administratifs prend pour ici point de référence non l’action gouvernementale, mais le « parcours de l’étranger », qu’il s’agirait d’accompagner dans ses démarches jusqu’à l’aboutissement, plus ou moins heureux, de celles-ci. Ainsi la volonté d’accroître l’efficacité de la lutte contre les clandestins se voit-elle convertie dans le souci de renverser la relation ordinairement établie entre l’individu et les différentes institutions auxquelles il a affaire, la communication entre consulats, préfectures, services de police, etc, s’imposant du fait de leur imbrication dans le parcours concret des migrants. Le modèle implicitement mobilisé est donc celui d’une coordination établie d’en haut parce que, d’abord, elle est requise d’en bas, selon une sorte d’inversion où le sujet du processus, le centre de perspective autour de qui tout gravite, n’est pas le Souverain mais le gouverné lui-même – ou pour mieux dire l’usager, tant cette conception de l’action publique semble s’inspirer de la notion de « prise en charge globale », telle qu’elle tend à s’imposer depuis deux décennies dans le champ de l’action sociale, celui de la santé ou le système scolaire.
Cette redéfinition a, dans le discours de B.Hortefeux, plusieurs effets notables. On soulignera d’abord la manière dont elle autorise à mêler, dans une même référence à la responsabilité, l’invocation de l’autorité dont l’Etat se trouve investi, et celle de la sollicitude dont il se doit de faire preuve face à ceux qu’il accueille. Lorsque B.Hortefeux déclare vouloir « rompre avec l’irresponsabilité, celle qui consiste à accueillir sans limite des migrants, sans se soucier de leur intégration à la communauté nationale », l’attitude qu’il stigmatise apparaît à la fois comme une démission et une faute, responsabilité politique de l’ordre public et responsabilité morale envers ceux qui sont accueillis se superposant exactement. Ressortit à la même logique, la formule selon laquelle « un étranger en situation irrégulière n’a pas, par principe, vocation à séjourner en France, dans l’espoir d’une hypothétique régularisation. Il a vocation à retourner dans son pays d’origine, de manière volontaire ou de manière contrainte ». La mention d’une telle vocation est doublement remarquable : premièrement, elle vient justifier les mesures d’éloignement prises à l’encontre des étrangers en situation irrégulière, au regard non de la fermeté dont l’Etat doit faire preuve, mais d’une dynamique en quelque sorte inscrite dans leur situation propre, et d’un avenir comme lisible en filigrane dans leur présent ; deuxièmement, elle qualifie cette situation moins en termes de droit que de trajectoire. Plutôt que d’invoquer la légitime sanction envers des infracteurs, B.Hortefeux préfère insister sur la façon dont, ce faisant, il remédie à l’incertitude et la stagnation dans lesquels les « espoirs hypothétiques » plongent les migrants.
En bref, ce renversement fait de l’immigrant le foyer de l’action publique, et de celle-ci une « manière » (« de manière volontaire ou de manière contrainte… ») de réaliser sa vocation première.
Il faudrait évidemment, pour être complet, examiner comment cette redéfinition du gouvernement comme service, et du gouverné comme usager, coexiste évidemment dans le même discours avec d’autres, qui la neutralisent : dans le même mouvement, les immigrés sont simultanément désignés comme objets d’inquiétude, appelant l’intervention et la vigilance de l’Etat (« Pour beaucoup de nos compatriotes, l’immigration est une source d’inquiétude. Ils y voient une menace pour leur sécurité, leur emploi, leur mode de vie. Les Français qui pensent de la sorte sont aussi respectables que les autres. Il faut comprendre les attentes de cette majorité silencieuse, pour qui l’immigration est d’abord une réalité quotidienne. Aussi, notre devoir est aussi simple qu’exigeant : nous devons répondre à l’attente des Français, qui nous demandent de maîtriser les flux migratoires pour préserver l’équilibre de notre communauté nationale »). De sorte que le profil des gouvernés s’organise selon une sorte de dégradé, de la subjectivité de plein droit (la « vocation » à laquelle l’Etat viendrait répondre) jusqu’à l’objectivité pure et simple (la source d’inquiétude, vis-à-vis de laquelle l’Etat se doit d’être vigilant). Entre-deux qui permet tout à la fois de neutraliser les revendications que pourraient avoir ceux qui prendraient au mot le souci de l’Etat d’aménager leur parcours, et de situer la position d’objectivité de ceux qui sont désignés comme une source d’inquiétude, dans l’horizon d’une subjectivité reconquise au sein du consensus national – ce à quoi répond bien entendu le motif de l’intégration, qui comme on sait est toujours à venir (comme disait le ministre Guéant au sortir du commissariat de la Goutte d’Or : « ici, il y a du travail »).
Tâchons de résumer. Si, en matière de politique d’immigration, la question de la désignation se pose et doit être posée en des termes nouveaux, ce n’est pas en ce qu’il y aurait à choisir entre une désignation de noms propres à vilipender (Sarkozy, Hortefeux, Besson…) et la caractérisation de structures collectives et anonymes ; ou, réciproquement, a parte subjecti, à trancher entre l’indignation morale de nos subjectivités privés et l’inquiétude publique liée à nos engagements citoyens. Cela tient, très précisément, à ce que le nouveau régime de pouvoir entend dans le même mouvement, promouvoir l’initiative des agents de l’Etat (selon une modalité « subjectivante », encourageant à la multiplication d’inventions singulières) et encadrer précisément leurs initiatives par la mise en place d’indicateurs chiffrés (selon une modalité « objectivante », et permettant de hiérarchiser les uns et les autres, de convoquer les « mauvais élèves », etc). Cependant que, de l’autre côté, il ne cesse de se référer comme à son foyer normatif aux parcours individuels de ceux qu’il contrôle, sans cesser de les désigner à l’opinion publique comme autant d’objets inquiétants, sous des catégories collectives et anonymes (clandestins, roms, etc).
Il me semble du coup que le choix opéré par Cette France-là, dans la manière de « nommer » la situation, est à la fois inédit et significatif. Car on ne trouvera dans l’ouvrage ni noms propres, ni noms communs, mais des séries de portraits : série, d’une part, de quatre-vingt parcours de migrants, dans leur confrontation avec la politique à laquelle ils sont directement exposés – autrement dit, quatre-vingt récits des entraves dont leur biographie est ponctuée, et des ruses ou des mécanismes qu’ils ont tenté d’activer pour y parer. Série, d’autre part, de vingt portraits de préfets, dont l’intérêt est triple : premièrement, évidemment, mettre en regard les subjectivités, confronter les personnes et ceux qui décident directement de leur destin et de leur parcours ; deuxièmement, prendre au sérieux ou prendre au mot le souci du nouveau dispositif de conférer aux acteurs de terrain une véritable marge d’initiative, s’emparer du motif de l’accountability, mais en déplaçant celle-ci des indicateurs chiffrés où leur politique se mesure, au récit des choix qui l’organisent et la soutiennent concrètement ; troisièmement et peut-être surtout, faire apparaître la variété des styles où s’incarne actuellement la politique d’immigration : par styles, j’entends la série des médiations singulières, inventives, par lesquelles les objectifs généraux fixés par le Ministre se trouvent rapportés à la variété des situations locales – série laissant apparaître qu’il est différentes manières d’exercer le pouvoir ; manières qui peuvent se trouver reprises dans le mécanisme gouvernemental (il existe aussi un benchmarking préfectoral) ; manières qui laissent aussi transparaître la possibilité d’une autre application des lois et mesures actuelles. On citera, pour mémoire, le cas du préfet Nacer Meddah qui, avant de quitter la Franche-Comté, a décidé de régulariser la situation de nombreux demandeurs d’asile répondant “à tous les critères légaux” ».
Il me semble en bref qu’à la question que je posais au départ (comment articuler la série des désobéissances singulières à une indignation dont la généralité ne conduise pas à se perdre, ou à régresser en-deçà du politique), toute description adéquate de l’ordre politique suppose aujourd’hui, non de choisir pour des noms propres ou des noms communs, non de faire passer les noms propres pour des noms communs, mais de faire apparaître l’articulation paradoxale entre l’objectivation des individus sous des catégories générales, et l’exaltation bien tempérée de leur « discrétion » administrative – ce, de manière à laisser voir les objets précis de notre indignation, et les lieux possibles de la désobéissance. A ce compte, il n’y a pas à déplorer la perte des signifiants-maîtres sous lesquels la totalité d’une position politique pourrait trouver à s’articuler – mais à reconnaître que, des noms ou des portraits, il en faut peut-être plusieurs.
Mathieu Potte-Bonneville