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Etre soi : individualité et subjectivité
Remarques à partir de Michel Foucault.
Posted in Autour de Foucault 67 min read
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Première publication : C.Le Bart, P.Corcuff, F. de Singly (dir), « Individualisme contemporain et individualité : regards croisés des sciences sociales et de la philosophie , actes du colloque de Cerisy-la-salle, 14-21/6/2008 ». Presses Universitaires de Rennes, 2010.

Dans la préface qu’il rédige en 1886 pour la deuxième édition du Gai savoir, et après avoir évoqué de manière bouleversante « l’ivresse de convalescent » qui avait porté quatre ans plus tôt la rédaction de cet ouvrage (la joie, la légèreté retrouvée, l’exubérance soudain éprouvée après une phase morbide « d’incroyance, de gel en pleine jeunesse, de sénilité intercalée au mauvais endroit »), F.Nietzsche a cette exclamation :

« – Mais laissons là M.Nietzsche : que nous importe que M.Nietzsche ait recouvré la santé ?… »

Cette formule est, on le comprend très vite, à triple entente. En un premier sens, elle revient de la part de Nietzsche à rappeler ce topos philosophique, selon lequel on ne doit pas confondre l’individu écrivant et le sujet pensant, le premier pris dans la diversité de ses affections empiriques (santé, maladie, etc), le second assumant et portant le système de thèses et d’arguments constitutifs de la réflexion philosophique qu’il présente ; à rappeler, donc, cette distinction, mais tout autant (par une injonction qui est d’abord adressée à soi-même) à se la rappeler, c’est-à-dire à réeffectuer en soi, au seuil de l’écriture et de la théorie, cette démarcation ou ce partage, à laisser l’individu attendre son maître, le sujet, à l‘extérieur du texte. En un second sens toutefois, cette exclamation est bien entendu ironique : dans une préface qui va être essentiellement consacrée à souligner ce que la pensée doit à la santé du penseur, et plus généralement à la nécessité d’interpréter la culture en termes physiologiques, ce « laissons-là M.Nietzsche » apparaît comme une concession feinte aux convenances philosophiques (à ce que Par-delà Bien et Mal appelle « les préjugés des philosophes »), concession dont le véritable sens est d’introduire le soupçon vis-à-vis de ces convenances elles-mêmes, et de la singulière pudeur qui porte les philosophes à abandonner leurs humeurs et leur corps lorsqu’ils se mettent à écrire, à se vouloir purs sujets : serait-ce, d’une part, que transporter leur individualité avec eux impliquerait d’admettre qu’en écrivant ou en pensant, ils travestissent leurs idiosyncrasies en vérités universelles ? Serait-ce, d’autre part, que du corps et de la vie en ce qu’elle a de palpitant et de singulier, ils ne supportent littéralement pas d’entendre parler ? Il y aurait alors, dans la volonté de distinguer l’individu du sujet, non le souci de satisfaire une exigence conceptuelle élémentaire, mais un inquiétant symptôme, appelant une interprétation. A moins (troisième sens possible de la formule), qu’il ne faille effectivement oublier « M.Nietzsche » comme individu – mais non toutefois pour lui substituer une subjectivité abstraite : pour atteindre, par-delà l’identité sociale d’un nom et d’une personne, à la vie comme force impersonnelle, comme puissance de métamorphose vis-à-vis de laquelle « M.Nietzsche » apparaît, non comme une individualité close, mais comme une expression singulière, provisoire et ouverte sur d’autres singularités. Il faudrait alors opposer le « moi » de l’individu, non au « je » du sujet pur, mais au « nous » qui perce dans les dernières pages de cette préface (« nous connaissons une félicité nouvelle… »), comme l’indice d’une communauté à venir.

Une confusion moderne ?

Faut-il, peut-on maintenir la distinction entre individualité et subjectivité – ou convient-il, au contraire, de la compliquer, voire de l’effacer ? A quelles conditions et à quel prix ? Dans une communication ambitieuse, prononcée ici même à Cerisy en 1986 lors du colloque Penser le sujet aujourd’hui, et intitulée « les subjectivités : pour une histoire du concept de sujet » (in E.Guibert-Sledziewski, J.-L.Vieillard-Baron (dir.), Penser le sujet aujourd’hui – colloque de Cerisy, Méridiens Klincksieck, 1988. pp.55-79), Alain Renaut soutenait à cet égard une position dont on ne s’étonnera pas qu’elle soit radicalement opposée à celle de Nietzsche : pour Renaut, la philosophie moderne souffre, non de la distinction, mais de la confusion entre ces deux figures, et entre les deux séries de questions qu’elles soulèvent. Plus exactement, la pensée contemporaine souffre d’avoir confondu critique de la subjectivité et critique de l’individualité ; d’avoir condamné indistinctement les deux instances, elle a perdu de vue le fait que seule une conception rigoureuse du sujet est susceptible de fonder la critique des menaces enveloppées dans l’hégémonie croissante de l’individu, et de donner un contenu normatif clair à cette critique. Résumons brièvement la démonstration d’A.Renaut. Relisant la manière dont Martin Heidegger retrace l’histoire de la modernité comme une histoire de la subjectivité (pour Heidegger, « moderne est ce rapport de l’homme au monde où l’étant humain se pose comme pouvoir de fondation (fondation de ses actes et de ses représentations, fondation de l’histoire, fondation de la vérité, fondation de la loi », p.57), notre auteur note que le pivot de cette histoire est moins le cogito cartésien (comme figure du sujet réflexif, trouvant la première certitude et le modèle de toute certitude dans la saisie de soi-même), que sa réinterprétation par Leibniz. Chez Leibniz en effet, la conscience du « je pense » ouvre sur la connaissance de la véritable nature de l’être conscient, lequel est monade, c’est-à-dire une réalité à la fois insécable, radicalement différente de toute autre et portant, sans qu’aucun rapport ne la lie aux autres monades, un point de vue sur la totalité des événements de l’univers. En ce sens, faire de Leibniz la clef d’une réinterprétation globale de la philosophie moderne, comme d’une époque de la pensée où le sujet se poserait avec arrogance comme fondement de toutes choses, c’est pour Renaut manquer le fait qu’il est moins question chez Leibniz de sujet que d’individu (« le sujet leibnizien, c’est la monade comme individu (…) au double sens de l’indivisibilité ou de la simplicité et de la spécificité ou de l’irréductibilité », p.66). Les torts et les effets pervers que Heidegger, et les « anti-humanistes » français après lui, reprochent au sujet (lorsqu’ils l’accusent de tous les maux, « du règne de la techno-science à la négation des marges », p.67), ces torts seraient bien plutôt imputables à la réinterprétation individualiste de la subjectivité, c’est-à-dire à l’insistance, non sur les normes rationnelles que le sujet peut retrouver en lui et qui valent pour tous, mais sur la multiplicité et l’incommensurabilité des points de vue individuels sur le monde (à supposer, bien entendu, que le Dieu de Leibniz ne soit plus là pour assurer l’harmonie des monades – Leibniz se voyant accusé au passage d’avoir en quelque sorte initié l’anti-humanisme).

Plus grave encore : faute d’avoir distingué entre le sujet et sa « dérive individualiste », les successeurs de Heidegger se seraient trouvés fort dépourvus au moment d’opposer, au règne de la subjectivité qu’ils dénonçaient, une figure éthique positive : ils n’auraient alors eu d’autre choix que de se précipiter dans une exaltation de l’individualité sans repères et sans normes, dans une défense à tout crin de l’individu et de son indépendance, sans bien voir qu’ils se jetaient ainsi dans les bras de leur véritable adversaire, dans une sorte de philosophie de Gribouille. Pour Renaut, la critique sans nuance du sujet capable d’auto-nomie, c’est-à-dire d’instaurer un contrôle rationnel de lui-même sur lui-même, ne peut ouvrir que sur l’éloge d’une liberté individuelle réduite à la « liberté des modernes », selon l’expression de Tocqueville, c’est-à-dire un mélange d’hubris et de pusillanimité, « d’affirmation pure et simple du Moi » et de « scission du public et du privé, avec la valorisation des bonheurs privés et la désertion parallèle de l’espace public » (p.68).

C’est ici que nous rencontrons Michel Foucault, à la fois héritier du soupçon nietzschéen que j‘évoquais en commençant, et principale cible de l’argumentation d’A.Renaut. Dans le texte de Renaut, la référence à Foucault joue en effet le rôle d’une sorte de pierre de touche, la trajectoire de l’auteur de Surveiller et punir et du Souci de soi illustrant de manière exemplaire le double aveuglement qui aurait saisi l’anti-humanisme français. Dans le texte, la référence à Foucault intervient à deux reprises, de manière chaque fois passablement violente :

– Une première fois pour dénoncer le caractère abusif de la critique du sujet, devenue lieu commun de la pensée contemporaine :

« si une formule comme celle de Foucault proclamant dans un entretien, que « la raison est une torture et que le sujet est son agent », a pu pour un temps, ne pas apparaître pour ce qu’elle était, c’est-à-dire profondément ridicule et abjecte, c’est bien dans l’exacte mesure où, au fil des lectures heideggeriennes et post-heideggeriennes de la modernité philosophique, il a été tenu pour allant de soi que l’émergence moderne du sujet n’était qu’un ingrédient de cette afformation totale de la raison dont le déploiement de la technique planétaire, jusque dans ses effets les plus pervers (cf la technocratie totalitaire) serait simplement le devenir-monde ».

(art.cit., p.56)

– La référence à Foucault intervient une deuxième fois, pour dénoncer cette fois l’inconsistance du programme alternatif, opposé par ces mêmes critiques à la référence au sujet : « A la normativité auto-fondée de l’autonomie, tend à se substituer le pur et simple souci de soi si cher à Foucault » (p.68). Référence reprise un peu plus loin, au moment de « sauver, contre l’individualisme, l’idée que sans normes communes il n’y a pas de République, pas d’intersubjectivité qui soient concevables, mais seulement l’abject programme du « souci de soi » (p.70).

Le retour de cet adjectif, « abject » témoigne de la solidarité de ces deux critiques : la première reproche à Foucault d’avoir accusé le sujet, et la raison dont celui-ci est porteur, des torts imputables à l’individu, à sa clôture et à sa récusation de toute loi ; la seconde, lui reproche de ne pouvoir produire qu’une éthique de l’individu, justement parce qu’il s’est privé des ressources normatives propres à la référence au sujet, faisant disparaître « une sphère de normativité supra-individuelle autour de laquelle l’humanité puisse se constituer comme telle » (p.69). Critiques l’une et l’autre fortes, et dont la discussion trouve à mon sens des enjeux qui dépassent la seule évaluation des travaux de Michel Foucault : après tout, mettre en question (comme c’est l’objet de ces journées) le caractère réducteur d’une telle définition de l’individualisme, faire lever ou apparaître les dynamiques contradictoires qui parcourent les manifestations contemporaines du « souci de soi », suppose d’interroger la façon dont le couple individu-sujet peut fonctionner, en philosophie, comme un principe de retour à l’ordre, rappelant aux égarés que seul le premier est justiciable au fond, d’une critique radicale, cependant que seul le second pourrait servir de fondement possible à une éthique acceptable.

Comment ébranler ou déplacer un peu cette borne ?  Ici, une autre lecture de Foucault peut devenir intéressante et féconde. Le double diagnostic « d’abjection » formulé par A.Renaut suppose de laisser de côté ou de tenir pour négligeables, dans l’œuvre de Foucault, deux éléments importants.

  • D’abord, accuser Foucault de n’avoir pas vu que ce qu’il appelait le sujet était en réalité un individu, suppose de passer sous silence le fait qu’une large part des travaux de la période « généalogique » est explicitement centrée sur l’étude des divers processus d’individualisation à l’œuvre dans la modernité sociale, politique et épistémologique. L’accusation de « torture », qui scandalise Renaut, ne s’adresse au sujet que pour autant que celui-ci est lié aux formes individuelles qu’il prend, par exemple, entre les murs de la prison, Surveiller et punir se donnant, je vais y revenir, comme une vaste histoire de l’individu. Cela veut-il dire pour autant que Foucault n’appelle « sujet » l’individu discipliné que par abus de langage ? Au contraire, nous allons le voir, ce qui intéresse alors Foucault est l’intrication entre le mouvement de la réflexivité, propre au sujet, et la distribution des spécificités dans un espace discret où celles-ci semblent se définir hors de toute relation constitutive avec les autres, autrement dit le procès d’individualisation.
  • D’autre part, accuser Foucault de se jeter, à travers le « souci de soi », dans les bras de l’individu souverain en négligeant ce que la problématique de la subjectivité peut avoir de non-égoïste, suppose d’oublier que ce « souci de soi » s’inscrit dans un ensemble d’enquêtes que balisent les notions « d’herméneutique du sujet » (titre du cours de 1981-82) et de « subjectivation » (notion introduite dans l’introduction de L’Usage des plaisirs, qui fixe les orientations du projet général d’une histoire de la sexualité). Autrement dit, et sauf à plaider le manque de vocabulaire (ce qui me paraît contrevenir à la plus élémentaire charité herméneutique), il faut comprendre que c’est bien au sujet que Foucault s’intéresse au seuil des années 1980 : sujet dont le « souci de soi » constitue, non la vérité ou la limite, mais l’une des formes historiquement attestées et circonscrites (chaque tome de l’Histoire de la sexualité distinguant, et relativisant d’autant, un type de subjectivation propre à une certaine période de l’antiquité). En bref, il faut compliquer le diagnostic : là où Renaut lit la trajectoire linéaire d’un penseur typique de notre époque qui, prenant d’abord l’individu pour le sujet, abandonne finalement le sujet pour l’individu, il faudrait arriver à décrire chez Foucault le mouvement plus complexe qui lie une critique de l’individualisation (où le sujet a sa part) et une éthique de la subjectivation (dont l’individu peut constituer un mode d’articulation). Tâchons de préciser.

Une critique de l’individualisation.

Que Foucault ait été loin de méconnaître la problématique de l’individu comme irréductible et indivisible, dans sa différence d’avec le sujet tel que la philosophie l’appréhende ordinairement à partir de l’expérience de la réflexivité, nous en trouvons trace dès les textes des années 1960, où se formule un problème que Surveiller et punir reconduit presque à l’identique. On peut ainsi lire, dans la préface de Naissance de la clinique :

« C’est cette réorganisation formelle et en profondeur, plus que l’abandon des théories et des vieux systèmes, qui a ouvert la possibilité d’une expérience clinique ; elle a levé le vieil interdit aristotélicien : on pourra enfin tenir sur l’individu un discours à portée scientifique ».

(NC, p.X)

Et dans Surveiller et punir :

« On a sans doute raison de poser le probème aristotélicien : une science de l’individu est-elle possible, et légitime. A grand problème, grandes solutions peut-être. Mais il ya le petit problème historique de l’émergence, vers la fin du XVIIIe siècle, de ce qu’on pourrait placer sous le sigle des « sciences cliniques »… ».

(SP, p.192-193)

Le retour de la référence à Aristote signale, d’une part, que l’enquête menée par Foucault à propos de la modernité se donne d’abord pour objectif de comprendre comment celle-ci a pu dépasser la limite fixée par le Stagirite à l’extension du savoir, et développer une connaissance rationnelle du singulier ; elle indique ensuite que, dans cette enquête, c’est le champ des manifestations du vivant qui va se trouver placé au premier plan – l’individualité vivante étant précisément celle qui, parce qu’elle ne se laisse pas ramener à un effet de lois mécaniques et générales, est censée échapper de droit aux concepts abstraits de la science. En ce sens, l’histoire de l’individu disciplinaire, telle qu’elle est développée à partir de l’enquête sur la prison, est certes solidaire de l’objet précis que se donne alors Foucault, et de ses préoccupations politiques du moment ; mais elle hérite aussi d’une démarche, ou disons d’un jeu visant à réinscrire dans l’histoire une figure (l’individu) qui paraît s’y soustraire de droit, jeu dont le livre sur la clinique posait déjà les principales règles .

Première règle : ramener l’indivisibilité de l’individu à sa multiplicité constitutive, en montrant que ce que nous nommons « individualité » superpose des dimensions au départ incompatibles, dimensions qui trouvent pourtant leur matrice commune et leur principe de coexistence dans la réorganisation du champ culturel et social. Ainsi Naissance de la clinique montrait que « l’individu malade », tel que la médecine du XIXe siècle le saisit, est une figure où trouvent à se superposer deux espaces initialement disjoints et fonctionnant selon des règles très différentes, l’espace de classification qui situe la maladie vis-à-vis des autres affections, la définit par voisinage et arborescence, et l’espace de localisation qui la fait intervenir en tel ou tel point du corps du malade. Surveiller et punir, de son côté, s’applique à montrer que le corps individuel moderne se définit comme la synthèse de quatre caractéristiques, solidaires de quatre techniques disciplinaires dont la logique est différente et complémentaire :

« En résumé, on peut dire que la discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle quatre types d’individualité, ou plutôt une individualité qui est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire (par la composition des forces) ».

(SP, p.169)

On voit ici comment Foucault ramène certaines alternatives épistémologiques sur le statut même de l’individualité (telle la rivalité entre les modèles de la machine et de l’organisme, dont Foucault n‘ignore pas l‘attention que lui a consacrée Georges Canguilhem) peuvent trouver un terreau commun dans l’histoire des diverses techniques de mise en ordre des corps. L’individu humain n’est pas redevable d’une compréhension mécanique, ou organique, ou dynamique, sans être d’abord façonné par sa répartition en tableaux et classement, et par son enrôlement dans des manœuvres, et par les vertus de l’exercice. 

Deuxième règle : ramener l’absoluité de l’individu, i.e. la manière dont il semble n’être redevable que de lui-même et constituer pour cette raison un point d’arrêt de l’analyse, au système des relations dans et par lesquelles il se trouve constitué comme individu. Dans Naissance de la clinique, ce qui va rendre possible la superposition de l’espace de la maladie et du corps du malade, c’est leur appartenance commune à une troisième forme de spatialisation, que Foucault appelle « spatialisation tertiaire » :

« L’ensemble des gestes par lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investie, isolée, répartie dans des régions privilégiées et closes, ou distribuée à travers des milieux de guérison, aménagés pour leur être favorables », de sorte que « tout un corps de pratiques et d’institutions médicales font jouer les spatialisations primaire et secondaire avec les formes d’une espace social dont les règles, les structures et les lois sont de nature différente ».

NC, p.15.

Soulignons que cette manière de définir l’individu à partir de la synthèses de dimensions hétérogènes, opérée depuis l’extériorité de son inscription sociale, n’implique nullement de le réduire à une instance illusoire, n’ayant d’existence que dans les discours : la mise sur le même plan des trois formes de « spatialisation » souligne, dès Naissance de la clinique, que Foucault situe les déterminations physiques, discursives et institutionnelles qui définissent l’individu sur un même plan d’immanence, court-circuitant ainsi toute tentation d’opposer l’idéal et le réel. De même, Surveiller et punir prendra soin de souligner que le caractère constitué de l’individualité n’implique pas son inconsistance – que l’individu soit « factice », au sens classique du terme, c’est-à-dire fabriqué, n’implique pas qu’il soit illusoire ou idéologique :

« L’individu, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation « idéologique » de la société ; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle la « discipline » (…) En fait le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objet et des rituels de vérité. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relèvent de cette production ».

SP, p.195-196.

 Troisième règle : dans l’affirmation de cette productivité du pouvoir, se trouve comme renversée l’opposition qui inciterait à faire de l’individu vivant une exception, dans un univers régi par des lois mécaniques. Quand bien même Foucault ne verse jamais, dans sa conception des dynamiques sociales, du côté d’un vitalisme métaphysique (pas qu’ont franchi ensuite certains de ses commentateurs), il est certain que le champ social est chez lui davantage traversé de stratégies inventives que de déterminations constantes  – il y a une « vie sociale », par rapport à laquelle l’individu apparaît à la fois comme un élément clos et stabilisé ; autrement dit, le vivant n’est pas d’abord individuel, et l’individu ne se trouve paradoxalement constitué et défini comme individu vivant qu’à partir de la manière dont, en lui, la vie vient se heurter à une limite, à une menace et une interruption. C’est la grande thèse de Naissance de la clinique, selon laquelle le moment-clef de la réorganisation de l’expérience médicale autour de l’accès à l’individu se trouve dans l’injonction de Bichat : « ouvrez quelques cadavres », et dans la façon dont l’observation des phénomènes liés à la mort permet d’articuler l’une à l’autre la description anatomique et le tableau clinique – l’anatomo-pathologie, science de l’individu, naît sur la table de dissection. Ce que Foucault résume ainsi : « il restera sans doute décisif pour notre culture que le premier discours scientifique tenu par elle sur l’individu ait dû passer par ce moment de la mort », leçon que Surveiller et punir reconduira discrètement en choisissant, pour fixer la date d’achèvement du système pénitentiaire, « ce jour d’une gloire sans calendrier où un enfant de Mettray agonisait en disant : « Quel dommage d’avoir à quitter si tôt la colonie » » (SP, p.300).

Ici, l’enquête épistémologique des années 1960 rejoint directement la préoccupation critique des années 1970, l’une et l’autre montrent que la réorganisation complète du champ du savoir et du pouvoir autour de l’individu suppose, requiert, la mort, la misère et le malheur de cette individualité qui se trouve en même temps, paradoxalement, définie comme essentiellement vivante. « Vitalisme sur fond de mortalisme » (NC, p.148). Pour le dire autrement, la détermination d’un « propre » de l’individu, qui fonde une fois pour toutes son irréductibilité à tout autre, est une expérience et une opération de dépossession radicale où la mort, conséquence apparemment extérieure, est enveloppée de manière nécessaire : enveloppement que Foucault thématisera, par exemple, dans l’analyse du cas Herculine Barbin (hermaphrodite que la détermination de son « vrai sexe », l’arrachant à la multiplicité des relations dans le couvent où elle vivait, pousse au suicide)  ; ou encore, dans la Volonté de savoir, lorsqu’il reliera la naissance de la biopolitique (ce souci de « faire vivre » les populations, dont l’individualisation des corps est un aspect) d’une part à l’intérêt sociologique porté au suicide (« ce droit individuel et privé de mourir », VS, p.182), d’autre part à l’amplification du pouvoir de mort (« les massacres sont devenus vitaux », VS, p.180). En bref, la modernité voit non seulement l’individualisation de la mort, comme phénomène anthropologique ou symbolique, mais l’individualisation par la mort.

L’idividualisation, ou la subjectivité confisquée

A rebours, donc, du diagnostic posé par A.Renaut, c’est bien à l’individu et non au sujet que Foucault semble adresser, dans ces textes, l’essentiel de ses critiques. Davantage : il semble avoir l’ambition de démontrer que la constitution de l’homme comme individu a pour condition sa dé-subjectivation radicale, au simple sens où, avant d’être dépossédé de sa vie, l’individu se trouve d’abord dessaisi de la capacité à articuler en première personne le sens de son expérience, pour être constitué en objet d’observation dont les paroles ne prennent de signification que pour le savoir du médecin : « Cette nouvelle structure est signalée, mais n’est pas épuisée bien sûr, par le changement infime et décisif qui a substitué à la question « Qu’avez-vous ? », par quoi s’inaugurait au XVIIIe siècle le dialogue du médecin et de son malade avec sa grammaire et son style propre, cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : « où avez-vous mal ? » (NC, p.XIV). Si donc critique du sujet il y a chez le Foucault des années 1960-70, il faut apparemment la chercher sur une tout autre ligne : du côté d’une archéologie et d’une généalogie, non du corps observé, mais du sujet parlant – ligne qui, cette fois, unirait non Naissance de la clinique à Surveiller et punir, mais l’Histoire de la folie et La Volonté de savoir. Ligne où la figure à interroger n’est plus, au moins en première analyse, celle de l’individu comme indivisible et irréductible, mais celle du sujet comme instance réflexive, comme aptitude à se saisir soi-même ; ligne où les métaphores spatiales changent d’orientation (où l’on passe de l’horizontale à la verticale, de l’espace comme domaine de distribution répartissant les individus les uns à côté des autres et établissant leur extériorité réciproque, à l’espace comme intériorité, le sujet trouvant à se dédoubler et sa conscience à parcourir indéfiniment l’écart entre le superficiel et le profond) ; ligne où l’opération essentielle n’est plus celle du regard s’appliquant de l’extérieur au corps, mais celle de l’aveu partant de l’individu vers l’oreille de celui qui le recueille.

Sur cette ligne, ce sont les règles d’un tout autre jeu qui prévalent. Première règle : rapporter la réflexivité du sujet, le rapport de chacun à soi-même, à l’inscription première dans un système de rapports aux autres qui en constitue à la fois la condition, l’horizon et la limite. C’est sur ce point que la pratique de l’aveu  joue comme un modèle, dès l’Histoire de la folie (« l’absence de langage, comme structure fondamentale de la vie asilaire, a pour corrélatif la mise au jour de l’aveu », HF, p.517) et jusqu’à l’affirmation célèbre de La Volonté de savoir selon laquelle « l’homme est devenu une bête d’aveu » . L’aveu en effet ne se contente pas de venir de soi, il est constitutif du soi, au sens où il opère à la fois la distinction et la superposition entre le sujet d’énoncé et le sujet d’énonciation, entre le sujet dont la vie est racontée et le sujet qui la raconte, prenant ses distances avec elle pour en produire le récit mais reconnaissant en même temps que cette vie est bien la sienne. Or cette construction du soi, remarque Foucault, est inséparable de « la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui n’est pas simplement l’interlocuteur, mais l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, réconcilier » (VS, p.83) , et ce d’autant plus qu’il s’abstrait ou s’absente : l’effacement de la présence physique immédiate de l’autre ne signe pas la délivrance du soi vis-à-vis de cette figure à la fois consolante et sévère, mais son inscription au contraire à titre de structure permanente dans la conscience avouante – la psychanalyse s’en souviendra. C’est pourquoi l’Histoire de la folie pouvait affirmer que dans le silence de l’asile, l’intériorisation du fou est d’autant plus soumise à l’autorité de l’autre qu’elle ne trouve plus à s’accrocher à aucun visage ni à aucun mot précis : « Dès lors, plus réellement enfermé qu’il ne pouvait l’être dans un cachot ou dans des chaînes, prisonnier de rien d’autre que de lui-même, le malade est pris dans un rapport à soi qui est de l’ordre de la faute, et dans un non-rapport aux autres qui est de l’ordre de la honte (…) les visages ennemis s’effacent, il ne sent plus leur présence comme regard, mais comme refus d’attention, comme regard détourné ; les autres ne sont plus pour lui qu’une limite qui se recule sans cesse à mesure qu’il avance » (HF, p.516-517). Si la critique de l’individu reconduisait de l’insécable à l’hétérogène, la critique du sujet décèle l’extériorité d’une relation de pouvoir au cœur de l’intériorité réflexive.

Deuxième règle pour une histoire critique du sujet : perturber la thèse, centrale dans la définition philosophique du sujet, selon laquelle la réflexivité vaut arrachement du soi à ses particularités et rend possible l’accès à l’universel. La thèse de Foucault consiste, à cet égard, à remarquer que l’injonction sociale à la réflexivité, dans le même mouvement où elle semble exhorter chacun à reconnaître en lui la voix uniforme et commune de la raison, appelle tout autant chacun à approfondir la connaissance en lui des orientations, des tentations et des déviances qui font entrave au libre exercice de cette raison : de là que le développement de la subjectivité soit, d’un même pas, un processus d’uniformisation moral et de prolifération des idiosyncrasies individuelles. Dans l’Histoire de la folie, l’analyse que propose Foucault de l’usage de la peur dans les traitements imaginés par Tuke est significative : si la peur, méthodiquement suscitée par les soignants, est propre à faire naître chez le fou une conscience et une subjectivité, c’est à la fois parce qu’elle communique avec la part de nature humaine qui persiste chez lui (« la peur qui est instaurée à la retraite est toute en profondeur : elle va de la raison à la folie comme une médiation, comme l’évocation d’une commune nature… » HF, p.503), et parce qu’elle lui permet de reconnaître en lui-même la cause des punitions qu’il va subir (« le fou, en tant que fou, et à l’intérieur de cette maladie (…) doit se sentir responsable de ce qui en elle peut troubler la morale et la société, et ne s’en prendre qu’à lui-même des châtiments qu’il reçoit », HF, p.504). Sur un registre en apparence très éloigné mais selon une logique en réalité très proche, La Volonté de savoir lie l’analyse de « ’assujettissement » à ce qu’il nomme « l’implantation perverse », c’est-à-dire à la mise en place d’un pouvoir qui « procède par démultiplication des sexualités singulières » et qui « produit et fixe le disparate sexuel », de telle sorte que la conscience, si elle apparaît superficiellement comme instance de censure, est en même temps profondément génératrice de « bizarreries »  sur lesquelles pourra s’engrener une « médicalisation de l’insolite sexuel » (VS, p.61).

Une intersection problématique.

Deux enquêtes, donc : l’une, attachée à décrire les processus d’individualisation s‘exerçant au ras des corps, en tant que ceux-ci mettent le sujet hors de lui-même et le rendent disponibles à l’observation et à la rectification sociales ; l’autre, attachée à décrire les processus d’assujettissement dont le langage est le vecteur, et qui ne suscitent la réflexivité que pour mieux l’attacher au pouvoir exercé par l’autre et à la fixation de chacun sur ses propres particularités. Faut-il dire, alors, que Foucault aurait critiqué tantôt l’individu et tantôt le sujet, sans indiquer ce qui pouvait articuler l’un à l’autre deux diagnostics aussi contradictoires ? C’est une lecture de ce genre que proposaient, par exemple, P.Dreyfus et H.Rabinow, en voyant dans Surveiller et punir une généalogies des « sciences sociales objectivantes », dans La Volonté de savoir une généalogie des « sciences sociales subjectivantes ». Une telle distribution, pourtant, perd de vue l’essentiel de ce que Foucault essaie d’indiquer : l’idée que, malgré et à travers la contradiction qui les oppose, on ne saurait entièrement dissocier les techniques qui instituent, du dehors, le corps comme individualité à connaître et celles qui, au contraire, exigent du sujet qu’il s’y reconnaisse lui-même et s’en explique dans un discours. Pour le dire autrement : il n’est pas d’individu discipliné sans un « assujettissement » qui excède ses strictes déterminations physiques ; réciproquement, il n’est pas de sujet sexualisé sans la constitution d’un savoir objectif qui, le ressaisissant de l’extérieur, déborde le cadre du strict rapport à soi. 

Cet entrelacement est thématisé, dans Surveiller et punir, d’abord et avant tout à travers le fameux panoptique, dont on ne remarque pas assez qu’il repose, à la fois, sur le principe de l’individualisation cellulaire des corps offerts au regard de la tour centrale, et sur le principe du contrôle réflexif, de soi par soi : c’est l’incapacité de savoir si l’on est ou non surveillé qui donne son efficace véritable au merveilleux dispositif de Bentham, en quoi Surveiller et punir pourrait aussi bien s’intituler se surveiller et se punir. Mais cette référence à l’intériorité est également soulignée par la fameuse métaphore de l’âme, donnant lieu au renversement du soma sema platonicien : « L’homme dont on nous parle et qu’on invite à libérer est déjà en lui-même l’effet d’un assujettissement bien plus profond que lui. Une « âme » l’habite et le porte à l’existence, qui est elle-même une pièce dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps. L’âme, prison du corps » (SP, p.34). Est ici directement visée la transformation moderne de la pratique pénale sur laquelle s’ouvre d’ailleurs le livre, et qui a vu le jugement moderne glisser de la question du caractère délictueux des faits vers la personnalité de l’inculpé et les origines biographiques de son geste, à travers « tout un ensemble de jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs, concernant l’individu criminel » (SP, p.24). Or, Foucault est loin de juger ce déplacement simplement illusoire, comme si cette double quête d’un sens du crime et d’un sens de la peine se contentaient de masquer l’efficacité strictement corporelle des disciplines, qu’il reviendrait à  la « microphysique » de dévoiler : l’âme dont il s’agit n’est pas seulement mirage, mais « pièce », ce qui veut dire concrètement que la référence à la personnalité du criminel est un élément indispensable au fonctionnement coordonné des diverses instances intervenant désormais « dans l’armature du jugement pénal ». En bref, l’extériorité du savoir et de l’intervention que les disciplines s’assurent sur les corps des individus appelle la référence à l’intériorité d’un « qui ? » susceptible, à l’occasion, de confirmer en première personne le bien-fondé des traitements qui lui sont infligés, à l’image des petits pensionnaires de la colonie pénitentiaire de Mettray : « …les colons disaient couramment, pour chanter les louanges de la nouvelle politique punitive des corps : « Nous préférerions les coups, mais la cellule nous vaut mieux » (ibid.).

Réciproquement, La Volonté de savoir, de son côté, effectue le chemin inverse, puisque le livre se donne pour tâche de déceler le « moment objectivant » enveloppé dans le dispositif de sexualité, quand bien même ce dernier est d’abord défini comme une incitation permanente à la réflexivité, comme la production sociale d’un rapport herméneutique de chacun à soi-même. Comme le précise Foucault, la manière dont les individus partent à la recherche de leur vérité au travers de leur sexe s’accompagne, historiquement, d’un discours d’allure plus théorique et extérieur, là où la pastorale médiévale maintenait fortement liées l’interrogation sur la chair et la pratique de la pénitence : le lien solide qui attachait l’une à l’autre la théorie morale de la concupiscence et l’obligation de l’aveu (le discours théorique sur le sexe et sa formulation en première personne), ce lien a été sinon rompu, du moins détendu et diversifié : entre l’objectivation du sexe dans des discours rationnels et le mouvement par lequel chacun est mis à la tâche de raconter son propre sexe, il s’est produit depuis le XVIIIe siècle toute une série de tensions… » (VS, p.46-47). On reconnaîtra là l’un des motifs principaux du livre, celui selon lequel l’Occident aurait essentiellement donné aux relations entre discours et sexualité la forme de la connaissance, dans le cadre d’une scientia sexualis contrastant avec l’ars erotica ancienne ou orientale. On remarque trop peu combien cette thèse introduit, dans l’économie conceptuelle de cet ouvrage, tout autant une confirmation qu’une tension : confirmation, parce qu’elle permet de faire du plaisir pris à savoir l’un des principaux vecteurs d’extension du « dispositif de sexualité » (Foucault expliquant que, dans le domaine des choses sexuelles, le pouvoir se manifeste moins en réprimant les conduites qu’en allumant la curiosité à leur propos, de sorte que rien n’en reste caché ou imperceptible) ; mais tension, parce que le motif général d’une « volonté de savoir » se dédouble, prenant d’un côté la forme (réflexive, introspective, interprétative) d’un savoir de soi du sujet, et de ,l’autre côté la forme (positive, objectivante, classificatrice) d’une science rigoureuse de l’individu. En bref, la relation réflexive de chacun vis-à-vis de son propre corps, telle que La Volonté de savoir la décrit autour de la référence nodale à la sexualité, est foncièrement compromise avec les formes d’un savoir objectif, où Foucault ne voit pas un vecteur d’émancipation ou de prise de conscience mais un point d’accrochage des relations de pouvoir au cœur même du soi. 

Une critique de l’identité.

Résumons-nous. Chez le Foucault des années 1960-70, on ne rencontre donc pas du tout (contrairement à la lecture proposée par A.Renaut) une philosophie qui confondrait hâtivement le sujet pur, réflexif et rationnel, avec l’individu égoïste et replié sur lui-même. On trouve plutôt un certain nombre de descriptions qui établissent dans la modernité la solidarité de deux processus différents, l’un individualisant, l’autre « assujettissant », processus qui dans leur contradiction même ne cessent pour autant de se relancer et de se soutenir l’un l’autre. D’un mot : on ne discipline pas mon corps, à la manière d’un objet, sans que j’aie tôt ou tard à me raconter ; et je ne peux m’avouer qui je suis sans faire jouer, vis-à-vis de mon corps vécu, la distance d’un savoir et celle d’un regard. On pourrait même aller jusqu‘à dire, à cet égard, que c’est la collusion de chaque tendance avec l’autre qui les rend, pour Foucault, également critiquables. Si l’on examine les passages où Foucault ne se contente plus de décrire, mais se hasarde à dénoncer (passages relativement rares, compte-tenu de sa réticence à s’engager sur le terrain normatif), on s’aperçoit que pour lui, les différentes figures de l’homme constituées par la modernité souffrent avant tout, parce qu’elle sont des figures de l’individu-sujet, de n’atteindre ni tout à fait la transparence à soi du sujet, ni tout à fait la singularité radicale de l’individu.

  – Si l’idéal « subjectif » de de prise de conscience est foncièrement suspect, c’est parce que cet idéal (tel qu’il articule effectivement, par exemple, les pratiques à l’œuvre dans l’institution asilaire du XIXe siècle) est traversé de part en part par la dynamique d’un savoir objectivant ou réifiant : la folie y est, non libérée, mais « enchaînée finalement à l’humiliation d’être objet pour soi » (HF, p.544) ; parce que « la folie est la  forme la plus pure, la forme principale et première du mouvement par lequel la vérité de l’homme passe du côté de l’objet et devient accessible à une perception scientifique », on n’a pas, dit Foucault, affaire à une « libération des fous », mais à une « objectivation du concept de leur liberté » (HF, p.533).

– De l’autre côté, si être un individu c’est être (pour reprendre les termes d’A.Renaut) du côté de la « spécificité ou de l’irréductibilité », force est de constater que le mouvement de l’individuation est, non accompli, mais arrêté et comme contenu par l’exigence de réflexivité. Après tout, si « l’implantation perverse » dont parle Foucault dans La Volonté de savoir, si cette multiplication du « bizarre sexuel » n’est en rien menaçante pour la mise en ordre de la société, c’est qu’elle est pour lui rabattue du côté d’une démarche introspective où l’insolite des plaisirs devient le point d’accroche d’une énigme du désir, que le sujet est convié à déchiffrer. La critique ne se situe pas ici sur le registre de la réification ; elle consisterait plutôt à affirmer que l’aspiration à la singularité enveloppée dans la notion d’individu se perd, ou se retourne, dès lors qu’elle cesse de se jouer dans l’extériorité des pratiques pour se fixer dans une identité subjective. De là, l’idée que « contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs » (VS, p.208).

Je viens de convoquer la notion d’identité – et c‘est évidemment une banalité de dire que la critique politique chez Foucault s‘articule d‘abord et avant tout comme critique de l’identité. Les analyses qui précèdent permettent peut-être de déterminer un peu mieux le contenu de cette notion : celle-ci constitue en effet, à mon sens, le point d’équilibre et de recoupement des diverses critiques que je viens d’évoquer. « Identité » est le nom que Foucault donne à la manière dont la modernité fait se recouper la détermination objective de la spécificité de l’individu, et la détermination réflexive du sens que le sujet est convié à donner à sa propre conduite. On le voit bien dans la manière, par exemple, dont Foucault analyse la malheureuse aventure d’Herculine Barbin. Le procès organisé pour déterminer le « vrai sexe » de l’hermaphrodite, lui paraît témoigner d’une double inquiétude : d’une part le souci de déterminer en vérité le sexe de cet être étrange (« à chacun son identité sexuelle, profonde, déterminée et déterminante »), d’autre part, le souci de déchiffrer ce que ce sexe dit, à propos de celui, ou de celle, dont il est le sexe (« la structure de ses fantasmes, les racines de son moi, les formes de son rapport au réel »). Et Foucault de conclure : « au point de croisement de ces deux idées – qu’il ne faut pas nous tromper en ce qui concerne notre sexe, et que notre sexe recèle ce qu’il y a de plus vrai en nous – la psychanalyse a enraciné sa vigueur culturelle. Elle nous promet à la fois notre sexe, le vrai, et toute cette vérité de nous-même qui veille secrètement en lui » (DE, IV, p.118). Pour reprendre les termes de notre analyse antérieure, on pourrait dire que la psychanalyse est, pour Foucault, le discours même de l’identité (raison de sa défiance constante à son égard), parce qu’elle articule et adosse l’une à l’autre la détermination d’une particularité individuelle et le déchiffrement d’une signification subjective. De ce fait, la question n’est pas pour Foucault de savoir s’il faut préférer l’individu au sujet, ou l’inverse – mais comment déjouer ce piège de l’identité, sous sa double dimension objective et réflexive.

Une éthique de la subjectivation

Que la mise en question de l’identité, à la fois individualisante et assujettissante, constitue le pivot de l’intervention politique, telle que Foucault l’entend, c’est ce qu’indique l’affirmation célèbre formulée dans l’article de 1982, « le sujet et le pouvoir » : « On pourrait dire, pour conclure, que le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’Etat et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’Etat et du type d’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles » (DE, IV, p.232). De cette thèse, on peut retenir deux choses : d’abord, elle confirme bien que la critique de l’individualité ne s’opère pas au nom du sujet, sans exiger simultanément une transformation du type de subjectivité qui concourt à notre production comme individus. Ensuite, l’affirmation de Foucault soulève finalement trois questions : celle des enjeux d’une telle libération (pourquoi faire de l’individualisation un champ de bataille aussi central) ; celle de la possibilité d’une telle libération, ce qui suppose de statuer sur le mode « d’imposition » (« on nous a imposé ») dont l’individualisation fait l’objet ; celle enfin de la consistance du « nous » ainsi libéré ou se libérant, par-delà l’opposition entre le « moi » individuel et le « je » subjectif – on retrouve, en un sens, le motif nietzschéen d’une communauté à venir que j’évoquais en commençant.

Premier point. Que la contestation de l’individualisation soit un enjeu politique majeur, renvoie à l’analyse que Foucault mène, entre 1978 et 1980, autour du pouvoir pastoral comme matrice et support de la rationalisation politique moderne – analyse dont l’article « Omnes et singulatim – pour une critique de la raison politique » a longtemps constitué le seul témoignage écrit, et que la publication des cours de 1977 à 79 permet de mieux comprendre. En particulier, on mesure mieux à la lumière de ces textes combien l’inflexion éthique de la dernière partie de l’œuvre ne constitue en rien un repli, vis-à-vis des préoccupations politiques de la période antérieure, mais en prolonge directement les enseignements. Que montre en effet Foucault ?

  • Qu’une étude attentive de la rationalité gouvernementale, telle qu’elle s’élabore dans le courant du XVIIIe siècle, oblige à compliquer l’opposition jusqu’alors établie entre un pouvoir « souverain », s’exerçant de manière transcendante et autoritaire, et un pouvoir « disciplinaire », fonctionnant de manière capillaire et tendant à introduire, dans le moindre comportement social, un quadrillage serré : l’examen de la naissance du libéralisme amène Foucault à opposer cette « normation » disciplinaire et une autre technique de contrôle, qu’il nomme « normalisation », stratégie dans lequelle le pouvoir se préoccupe d’équilibrer ex post les diverses régularités émergeant spontanément des phénomènes dont il a la charge. Ainsi tâche-t-on, par exemple, dans le cas des épidémies de variole, non de circonscrire la contagion par la mise en place d’un quadrillage rigoureux, mais de ramener la mortalité infantile à un taux dont l’écart vis-à-vis de la mortalité générale ne soit pas excessif (STP, p.58 sq.).
  • Dans cet espace nouveau, la liberté des individus acquiert une importance cruciale : il ne s’agit plus en effet d’interdire, ni d’imposer une grille disciplinaire préalable, mais de laisser jouer la liberté de chacun de telle sorte qu’elle conduise d’elle-même aux effets attendus : la « main invisible » n’est pas d’abord une théorie économique, elle est d’abord une certaine technologie politique, dont témoignent par exemple les divers projets élaborés au XVIIIe siècle de gestion du problème de la disette.
  • Bien entendu, sauf à relever du simple coup de dés, une telle stratégie suppose que le pouvoir se préoccupe d’investir la manière dont les individus vont donner forme à leur propre conduite : dans le nouveau régime politique que Foucault identifie finalement au libéralisme, la normalité de la population se trouve produite, non d’en haut par une autorité législatrice et souveraine, ou d’avance par une prescription et un quadrillage discipinaire, mais de l’intérieur par l’invitation faite aux individus à exercer leur liberté plutôt dans tel sens que dans tel autre – à se montrer, par exemple, davantage soucieux de leurs intérêts individuels que des solidarités collectives ou des inscriptions traditionnelles, en bref à se comporter véritablement en individus. C’est ici que les analyses antérieures, relatives aux processus d’individualisation-assujettissement, viennent s’engrener, et se trouvent relayées dans les textes de la fin des années 70 par l’étude du pouvoir pastoral, comme d’un pouvoir s’exerçant sur et à travers les « conduites » de chacun : la « fabrique de l’identité », ce processus à deux pôles que j’ai tenté de décrire, apparaît comme le principe d’ajustement des comportements singuliers aux objectifs généraux que poursuit un pouvoir dont la spécificité est de renoncer à s’imposer directement à ceux qu’il gouverne.
  • On n’en conclura pas, pour autant, que la liberté concédée aux individus par la politique du « laisser-faire » est une liberté en trompe-l’œil, entièrement captée ou manipulée par en-dessous par des processus individualisants irrésistibles et sans recours. Le propre, en effet, d’un pouvoir qui prétend « gouverner les conduites » est de ne pouvoir s’exercer au travers des comportements des individus qu’en comptant sur ceux-ci pour prolonger son mouvement propre, c’est-à-dire – si loin qu’il scrute l’activité des gouvernés – en s’en remettant à leur liberté pour achever l’ouvrage, au risque de les voir emprunter une direction différente. A cet égard, la fameuse thèse de 1982 selon laquelle « il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel » (DE, IV, p.342) ne relève pas d’une sorte d’acte de foi métaphysique, mais procède dans sa généralité même du type de pouvoir que Foucault étudie alors. Ce qui a une conséquence importante : non seulement l’espace des conduites individuelles n’est pas l’autre de la politique, puisqu’il constitue le point d’investissement de techniques de pouvoir précises ; mais il constitue, du fait de l’exposition structurelle de ces techniques de pouvoir au comportement de ceux qu’elles gouvernent, un espace de contestation de l’ordre social en ce qu’il a de plus général. Das la mesure où la normalisation bio-politique en appelle réellement à ceux qu’elle tâche d’amener à se comporter en individus, elle s’expose réellement à la dimension de liberté enveloppée dans ce mouvement, et peut voir contester ses stratégies et ses prescriptions.

Deuxième point. En détaillant ainsi l’enjeu des luttes autour de l’individualité, nous avons commencé à répondre à la deuxième question que je posais tout à l’heure – celle de la possibilité même de telles luttes, et du sens que peut revêtir l’expression « nous libérer de l’individualisation ». La formule est risquée : depuis La Volonté de savoir, Foucault a en effet établi que cette individualisation trouve l’un de ses principaux ressorts dans l’exhortation à se libérer, c’est-à-dire à assumer et faire reconnaître son identité contre un pouvoir censé l’occulter ou la réprimer. Il ne suffit pas, du même coup, de montrer que le pouvoir pastoral comporte une part d’incertitude liée au comportement qu’adoptera effectivement celui qu’il prétend conduire ; il faut encore redéfinir positivement cet espace de liberté, sans pour autant reconduire dans cette définition une référence au type d’identité dont il s’agit de se libérer. Or, nous l’avons vu : pour Foucault, « l’identité » moderne se détermine au point d’intersection entre un processus d’individualisation au sens strict (nous avons une identité pour autant que nous sommes attachés à certaines spécificités objectives, de corps, de sexe, d’âge, etc), et un processus d’assujettissement (nous avons une identité pour autant que nous sommes portés à nous réfléchir et à rechercher la signification essentielle de nos affections, etc). Il faut donc que « nous libérer » veuille dire tout autre chose que « satisfaire nos aspirations d’individus particuliers », ou que « réaliser notre vocation rationnelle de sujets réflexifs ». 

Ce sont précisément ces deux exigences qui vont gouverner la définition que Foucault propose, dans L’Usage des plaisirs en 1984, de la « subjectivation ». Je ne m’attarde pas sur le sens obvie de cette notion : la subjectivation vient s’intercaler entre les prescriptions générales du code moral et la particularité des comportements effectivement adoptés par les individus. La « manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code » (UP, p.33) apparaît comme un espace d’élaboration et d’historicité original, qui n’est jamais entièrement épuisé par les règles morales elles-mêmes, ni non plus par le relevé objectif des comportements, dont l’écart éventuel à la moyenne ne nous dit rien de la façon dont ils s’inscrivent ensemble dans l’unité d’une conduite. Loin de se réduire, en effet, à une addition d’actes isolés, cette conduite est élaborée en rapport avec une série de modèles historiques précis, dont les transformations ne suivent pas le même rythme que l’histoire du code moral. Pour ce qui nous intéresse, ce qui frappe dans la manière dont Foucault met en place la notion de subjectivation, c’est la façon dont il la situe en tiers, vis-à-vis du couple « individu / sujet » tel que nous l’avons défini.

D’abord, à travers la notion de subjectivation, le sujet se trouve essentiellement défini comme écart à l’universel. Ecart structurel d’une part, puisque le sujet se trouve redéfini comme une médiation entre les prescriptions universelles de la moralité et le détail des comportements : être un soi, c’est d’abord introduire la nécessaire particularisation d’une manière ou d’un style, vis-à-vis d’impératifs ou d’interdictions qui demeureraient sans cela abstraites, mais qui (précisément à cause de leur généralité) sous-déterminent toujours la façon dont elles se trouveront mises en œuvre. Ecart historique d’autre part, puisque la construction du concept de subjectivation s’adosse en premier lieu à une forme d’éthique, celle de la Grèce classique, où l’essentiel de l’inquiétude porte sur la nécessité d’opérer « un ajustement varié » (UP, p.64) entre les choses du plaisir (aphrodisia) et toute une série de considérations singulières – le besoin, le moment opportun, le statut social. L’analyse que Foucault mène du concept grec de chresis (usage) est particulièrement attachée à montrer que ce n’est pas « en universalisant la règle de son action que, dans cette forme de morale, l’individu se constitue comme sujet éthique ; c’est au contraire par une attitude et une recherche qui individualisent son action, la module, et peuvent même lui donner un éclat singulier par la structure rationnelle et réfléchie qu’elle lui prête » (UP, p.73). Frappe évidemment, dans ce passage, la conjonction du « rationnel » et du « singulier » : la constitution grecque de soi, à l’opposé de la réflexivité moderne, est essentiellement et délibérément singularisante.

Du coup, une question se pose : ne vaudrait-il pas mieux parler, dans ce cas, d’individualisation de la règle morale ? Foucault fait-il autre chose (là où il voulait « nous libérer » de l’individu) que de décrire la façon dont les règles se trouvent pliées à une série de variations individuelles ? Sans doute le mot même d’individu peut-il être employé (ce que Foucault fait régulièrement) tant que l’on se souvient que celui-ci est foncièrement plurivoque tant qu’on n’en fixe pas le concept : Le Souci de soi notera qu’on peut nommer « individualisme » soit l’attitude consistant à accorder une valeur absolue à l’individu dans sa singularité, soit la valorisation à la vie privée, soit « l’intensité des rapports à soi », éléments qui ne vont pas nécessairement de pair (SdS, p.56). Ainsi, Foucault montre que les aristocraties militaires sont « individualistes » par l’importance qu’elles donnent à la gloire personnelle, tout en dévalorisant la sphère privée ; ou encore, l’ascétisme chrétien intensifie les relations de soi à soi, tout en récusant toute valeur à l’individu et en disqualifiant les valeurs de la vie privée.

Le soi du souci.

En fait, trois éléments de l’analyse menée dans L’usage des plaisirs distinguent décisivement le soi, tel qu’il résulte du procès de subjectivation, d’un individu au sens moderne.

  • Structurellement d’abord : la subjectivation ne constitue le soi que dans et par les relations que celui-ci noue et entretient avec les divers vis-à-vis de son activité morale. L’insistance de Foucault est ici très nette : « j’étudierai la façon dont la pensée médicale et philosophique a élaboré cet « usage des plaisirs » et a formulé quelques thèmes d’austérité qui allaient devenir récurrents sur quatre grands axes de l’expérience : le rapport au corps, le rapport à l’épouse, le rapport aux garçons et le rapport à la vérité » (SdS, p.39). Le système de ces rapports ne vient pas se surimposer à la figure d’un « soi » pré-constitué ; c’est au contraire le soi qui s’élabore à l’intérieur de ces rapports, lesquels font évidemment intervenir des déterminations sociales, culturelles et historiques extérieures au sujet. Autrement dit, si le procès de subjectivation, quoique singularisant, n’est pas individualisant, c’est d’abord au sens où l’instance qui en procède est, par définition, positionnelle et relationnelle.
  • Historiquement ensuite : là encore, le choix de partir de l’éthique sexuelle de la Grèce classique n’est pas indifférent. Celle-ci se distingue en effet par le primat qu’elle accorde aux pratiques vis-à-vis de ce qui préoccupe et définit l’individualité moderne – la singularité d’une nature, ou la signification d’un désir. Dans son examen de l’érotique masculine, Foucault ne cesse d’y insister : d’une part, le sujet ne se définit pas par un « choix d’objet » (par la préférence portée au même sexe ou à l’autre sexe) qui viendrait fixer une fois pour toutes son identité de genre, mais par son rôle, actif ou passif, dans la relation amoureuse ; d’autre part, le livre rappelle à plusieurs reprises que l’on n’y a pas affaire, pas encore, à une « herméneutique du désir ». L’examen de l’éthique grecque fait apparaître, par contraste, qu’il faudra attendre la morale chrétienne pour voir se développer « ces deux pratiques, à la fois opposées et complémentaires : une codification des actes sexuels qui deviendra de plus en plus précise, et le développement d’une herméneutique du désir et des procédures de déchiffrement de soi » (SDS, p.106). Dans ces formes « opposées et complémentaires » on reconnaîtrait sans peine les deux types d’approche, objectivante et réfléchissante, classificatrice et interprétative, dont la combinaison produit ce que nous avons appelé l’identité.
  • Pour être complet, il faudrait ajouter que la « subjectivation » se distingue d’une « individualisation » par ce qu’on pourrait nommer son instabilité ou sa précarité constitutives. Si Foucault, en effet, peut parler de l’éthique comme d’une « stylisation » où « la raréfaction de l’activité sexuelle se présente comme une sorte d’exigence ouverte » (ibid.), cela ne tient ni seulement aux particularités de la culture grecque, ni seulement au caractère relationnel du sujet tel qu’il l’entend ; est en jeu aussi le fait que la subjectivation, l’exigence de « trouver une manière d’être soi », n’est jamais aussi intense que lorsqu’elle se produit sur le fond de dilemmes, de difficultés ou d’inquiétudes dont le propre est d’être foncièrement insolubles, et de n’admettre aucune solution définitivement apaisante ou satisfaisante – ce que Foucault appelle des « points de problématisation ». Ainsi, si l’expérience érotique est décisive pour le « soi » grec, c’est que cette expérience est traversée par une contradiction telle qu’elle ne se laisse ni oublier ni résoudre : que le jeune homme, promis à devenir un citoyen libre et actif, puisse être infiniment désirable pour cette raison ; mais que ce désir l’expose, dans le même temps, au risque d’occuper la position infâmante d’objet passif de plaisir, voilà un « point de problématisation » autour duquel se constituent toute une série de pratiques de cour, et jusqu’à la philosophie platonicienne de l’amour ; mais ces pratiques, et les diverses formes qu’elles préconiseront de donner à la conduite, ne pourront jamais que déplacer, compliquer, élaborer, « styliser » l’antinomie initiale sans y mettre fin, de telle sorte que le sujet auquel elles donneront lieu prendra, non la figure close d’un individu, mais la forme ouverte d’une singularité précaire.

Qui ça, nous ?

Concluons, en insistant peut-être sur la dernière énigme de l’éthique foucaldienne – celle de savoir qui est et d’où vient ce « nous » que Foucault nous enjoint à libérer.

Contrairement à ce que soutient A.Renaut, la démarche de Foucault ne saurait être décrite comme une critique sans nuance du sujet, débouchant sur un repli frileux ou narcissique sur l’individu, tous gestes également « abjects ». Des deux côtés, il faut compliquer l’alternative. Du point de vue critique, la généalogie foucaldienne vise à déceler derrière la figure de l’homme moderne le jeu de deux processus à la fois contradictoires (l’un, d’individualisation en extériorité, l’autre d’assujettissement par la réflexivité), processus se soutenant pourtant l’un l’autre dans la production des identités où se font indéfiniment écho le « que suis-je ? » de l’individu et le « qui suis-je ? » du sujet. Du point de vue positif ou constructif, l’éthique foucaldienne vise à déborder, à la fois, la définition traditionnelle du sujet et celle de l’individu, par ce qu’on pourrait caractériser comme une sorte d’interversion délibérée des rôles : d’un côté, Foucault s’intéresse à la manière dont la réflexion morale peut porter un mouvement, non d’universalisation, mais de singularisation – prenant en quelque sorte au mot l’injonction de René Char que Foucault faisait déjà figurer dans la première préface de l’Histoire de la folie : « Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime » (DE, I, p.167). Il faudrait ici examiner comment ce thème du« développement de l’étrangeté » dans la constitution d’un soi à la fois singulier et relationnel traverse les textes que Foucault consacre dans les années 1980 à la culture gay, textes insistant à la fois sur l’idée qu’il faut « s’acharner à devenir gay », et « développer de nouvelles possibilités relationnelles ». De l’autre côté, pourtant, Foucault montre que ce qui pourrait apparaître comme une individualisation replie moins chacun sur soi qu’elle ne l’ouvre, à la fois, sur le système des relations dans lesquelles il est pris, et sur l’inappropriable de contradictions historiques qui l’obligent, perpétuellement, à se réinventer et à se redéfinir. 

De ce point de vue, on peut répondre à la question de savoir quelle peut être la consistance d’un « nous », et ce qui peut porter les hommes à se mobiliser au-delà d’eux mêmes, si une telle mobilisation ne repose ni sur l’addition des intérêts individuels, ni sur la commune reconnaissance de normes rationnelles par les sujets. En fait, le « soi » tel que Foucault le définit est toujours au bord de s’ouvrir sur un « nous », dès lors que les points de problématisation, en procédant d’abord du dehors historique et social, nous interpellent ensemble, nous sollicitent et nous menacent, nous font et nous défont d’un même trait. Autrement dit, là où A.Renaut ne voit d’issue à l‘individualisme que dans une transcendance, dans « une sphère de normativité supra-individuelle autour de laquelle l’humanité puisse se constituer comme telle », Foucault rechercherait le principe d’une telle constitution dans la manière dont les fractures de l’histoire travaillent au cœur de l’exigence d’être un soi. Dans une intervention prononcée en 1981, lors de la création d’un Comité International contre la piraterie destiné à venir en aide aux boat-people, il pouvait ainsi écrire : « Nous ne sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler, et à parler ensemble, qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe » (DE, IV, p.69) : dans cette affirmation où la « difficulté commune » vient faire éprouver aux « hommes privés » la nécessité de « parler ensemble », se lirait à mon sens la belle singularité, indissolublement éthique et politique, de la pensée de Michel Foucault.

Mathieu Potte-Bonneville

Textes cités en abrégé :

HF : Histoire de la folie à l’âge classique, rééd. Paris : Gallimard (coll. « Tel »), 1972.
NC : Naissance de la clinique, rééd. Paris : PUF (coll. « Quadrige »), 1993.
SP : Surveiller et punir, Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1975.
VS : Histoire de la sexualité I – La Volonté de savoir, Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1976.
UP : Histoire de la sexualité II – L’Usage des plaisirs, Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1984.
SdS : Histoire de la sexualité III – Le Souci de soi, Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1984.
STP : Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris, Gallimard / Le Seuil, « Hautes études », 2004.
DE : Dits et Ecrits (tomes I à IV), Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1994.



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